Les obstacles à l’engagement évangélique en faveur des pauvres

LES OBSTACLES À L’ENGAGEMENT ÉVANGÉLIQUE
EN FAVEUR DES PAUVRES

Daniel HILLION*

L’engagement des chrétiens évangéliques en faveur des pauvres pose-t-il un ou des problèmes? Rencontrons-nous des obstacles sur notre route lorsque nous réfléchissons au sujet de l’action sociopolitique auprès des plus démunis d’un point de vue chrétien? Sans chercher à poser les fondements théologiques de l’engagement évangélique en faveur des pauvres, ni même à justifier tel ou tel type d’engagement particulier (comme le Défi Michée, par exemple), je voudrais plutôt me fixer l’objectif suivant: formuler aussi clairement que possible un problème. Celui-ci se résumerait dans la question: pourquoi rencontrons-nous des difficultés persistantes à l’idée d’un engagement évangélique en faveur des pauvres? Et ayant énoncé ce problème, je voudrais que nous essayions d’en trouver la ou les sources, pour faire, enfin, quelques propositions sur ce que serait un engagement évangélique bien orienté en faveur des pauvres.

Essayons, tout d’abord, de décrire ce problème ou cette question plus en détail. Voici comment les choses m’apparaissent: d’une part, le lecteur de la Bible a l’impression que l’Ecriture regorge de passages encourageant un engagement fort en faveur des pauvres, des faibles, des malheureux, des handicapés, des victimes de l’injustice. Un exemple éloquent pourrait se trouver dans un texte comme Job 29.12-17. Job médite sur son malheur présent et sur sa prospérité passée. Pour se justifier, il rappelle la façon dont il faisait le bien quand il en avait le pouvoir et souligne ses actes de bienfaisance envers les plus pauvres (répondant ainsi à l’attaque d’Eliphaz en 22.6-11). La lutte contre l’injustice a une part très grande dans l’engagement que Job revendique. Soulignons la force d’une expression comme celle qui se trouve au verset 17: «Je brisais la mâchoire de l’injuste et j’arrachais la proie de ses dents.» Je me demande si beaucoup de chrétiens pourraient, ou même voudraient, se vanter d’une telle énergie dans la lutte contre l’injustice… La «règle d’or» du Sermon sur la montagne («Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes.» Mt 7.12) va très nettement dans le sens d’un engagement fort en faveur des pauvres: car qu’est-ce que je voudrais que l’on fasse pour moi si j’étais pauvre? Jésus nous appelle à le faire pour «les hommes» et pas seulement pour «nos frères», et il ajoute que c’est «la loi et les prophètes», autrement dit qu’il nous livre comme un concentré d’enseignement biblique et pas un aspect périphérique de la révélation.

D’une part donc l’Ecriture semble encourager un engagement fort en faveur des pauvres soit directement, soit par «bonne et nécessaire conséquence». Cela a conduit certains à parler d’une «option préférentielle» de Dieu ou de l’Eglise pour les pauvres1.

Mais, d’autre part, de nombreux chrétiens évangéliques ressentent un malaise persistant devant l’idée d’une action sociale chrétienne, surtout quand cette action prend un aspect «politique» (ce qui est bien le cas dans le Défi Michée) et qu’elle n’est plus seulement affaire de compassion, mais se veut aussi une question de justice. Graham Gordon formule la chose en ces termes: «De nombreux chrétiens sont toujours extrêmement sur leurs gardes devant tout discours concernant l’implication dans les questions de justice sociale et demandent à être convaincus de ses bases bibliques ou de son utilité pratique.»2

On peut distinguer entre le malaise «ressenti» et la formulation d’un certain nombre d’objections, de problèmes, d’obstacles à un engagement évangélique en faveur des pauvres – en tout cas, dans la société au sens large3. Et ce qui est troublant, c’est que ces réticences paraissent se fonder, elles aussi, sur la Bible. Ces dernières années, c’est surtout l’articulation avec la mission d’évangéliser qui a été soulignée. Le mandat missionnaire de Matthieu 28 – faire des disciples de toutes les nations, les baptiser et les enseigner – a été le point de mire de la majorité des évangéliques et le reste aujourd’hui. Or, il s’agit d’abord, semble-t-il, du ministère de la Parole: «Allez dans le monde entier et prêchez la bonne nouvelle à toute la création», pour le dire dans les termes de la finale de l’évangile selon Marc (16.15). Est-ce que l’action sociopolitique ne nous détourne pas de notre mandat missionnaire?

On peut également évoquer le problème de la sécularisation de la notion de Royaume de Dieu: l’action sociopolitique ne cherche-t-elle pas à instaurer par des moyens humains le Royaume de Dieu sur la terre? Or, Jésus nous a avertis que nous aurons toujours les pauvres avec nous (Mc 14.7). Certes, nous pouvons leur faire du bien quand nous le voulons, mais la parole de Jésus ne nous invite-t-elle pas à ne pas trop investir dans l’action sociale? Le résultat ne sera jamais à la hauteur des attentes. D’ailleurs, ne faut-il pas relativiser la gravité du problème de la pauvreté et souligner à nouveau l’importance du sort éternel des individus? 

Plus profondément encore se pose la question de la place de l’engagement du chrétien dans la cité (c’est-à-dire la «politique»): les premiers chrétiens se préoccupaient certes des pauvres, mais n’était-ce pas surtout des pauvres au sein de leur propre communauté? Le monde ne gît-il pas tout entier dans le Malin? (1Jn 5.19) Ne devons-nous pas plutôt – par l’évangélisation – arracher au feu ceux qui doutent encore (cf. Jude 23), plutôt que de chercher à transformer la société et à soulager des maux inévitables et appelés à empirer?

On ne peut pas balayer d’un revers de la main l’un des deux aspects du problème. Il y a des données bibliques à prendre en compte des deux côtés.

Le problème étant ainsi posé, il nous faut chercher sa ou ses sources. Ce sera tout l’intérêt de notre étude. Nous sommes ici pour parler d’un engagement évangélique en faveur des pauvres. Le présupposé de cet article sera que l’Ecriture Sainte est la Parole de Dieu, entièrement digne de foi, et que, par conséquent, si plusieurs passages semblent aller dans des sens différents, il doit y avoir un moyen de découvrir une harmonie de l’ensemble.

Avant de me lancer dans l’analyse des sources de notre problème, je voudrais souligner aussi fortement que possible l’importance des enjeux de cette étude: ils concernent d’une part la situation des pauvres auprès desquels nous allons nous engager, ou auprès desquels nous n’allons pas nous engager; ils concernent, d’autre part, notre style de vie ou, pour le dire plus brutalement, le genre d’êtres humains que nous allons être. Comment pourra-t-on décrire notre vie? Regardons comment Job décrivait la sienne et de quelle façon les pauvres et son action à leur égard trouvaient leur place dans cette description. Qu’en est-il pour chacun d’entre nous?

Quelques distinctions

Celui qui aborde le sujet de l’action sociopolitique en faveur des pauvres va rencontrer un certain nombre de distinctions et/ou de hiérarchies traditionnellement admises dans l’Eglise chrétienne. Par exemple, la distinction de l’âme et du corps et des besoins de ces deux éléments qui composent l’être humain. Parmi les autres exemples, on peut penser à la distinction de la parole et des actes, de l’Eglise et de la société, et ainsi de suite. Il me semble que l’Ecriture nous enseigne nettement ces distinctions et, structurant ces distinctions, des hiérarchies et/ou des priorités entre les éléments distingués. Les promoteurs d’une action sociopolitique chrétienne ne les reconnaissent pas toujours assez et ont, parfois, tendance à les estomper, voire à les effacer4. Quant aux chrétiens qui sont réticents à l’égard d’un engagement évangélique en faveur des pauvres, ils estiment que ces distinctions justifient leurs réticences et ont tendance à les durcir: il faut s’occuper, d’abord et avant tout, de l’âme et de ses besoins, du ministère de la Parole et de l’Eglise, plutôt que du corps et de ses besoins, des œuvres de bienfaisance et de la société.

L’hypothèse que je voudrais avancer, dans cet article, sera que les distinctions en question, qu’il faut maintenir, ne représentent pas en tant que telles un obstacle valable à un engagement évangélique en faveur des pauvres, ni même le problème central dont nous avons à nous occuper – bien qu’elles jouent un rôle non négligeable dans la discussion du problème qui nous occupe – et que l’obstacle principal à un tel engagement est la peur, une peur qu’il va nous falloir apprendre à combattre.

Démontrer l’hypothèse que je viens de définir est un objectif un peu ambitieux. Je pourrai m’estimer heureux si je trace des grandes lignes orientant correctement la réflexion. Procédons par étapes en posant un certain nombre de jalons. Le récit du début de la Genèse nous donnera quelques points de repères utiles pour notre conception de l’homme et du monde.

Le premier chapitre de la Genèse nous présente la création d’un monde d’une diversité, d’une multiplicité prodigieuses. Quand Dieu finira par répondre à la plainte de Job, il soulignera à quel point sa création dépasse la compréhension des humains, leur prise et leur maîtrise. «Que tes œuvres sont en grand nombre, ô YHWH! Tu les as toutes faites avec sagesse. La terre est remplie de ce que tu possèdes.» (Ps 104.24) Cette multiplicité est une multiplicité ordonnée et unifiée: Dieu sépare la lumière des ténèbres, les eaux qui sont au-dessus de l’étendue des eaux qui sont en dessous, la terre sèche et la masse des eaux, et ainsi de suite. Les astres dans le ciel permettent de repérer les temps, les jours et les années… Dieu contrôle tout: sa Parole – qui s’accomplit infailliblement – pose des distinctions nettes; son Esprit donne cohésion et unité à l’ensemble. Malgré toute cette multiplicité, la terre ne reste pas «informe et vide», elle n’est pas un chaos sans chemin.

L’homme, créé en image de Dieu, est lui-même un être complexe: tiré de la poussière du sol, il se voit insuffler dans les narines un souffle vital et devient un être vivant, âme et corps. Dieu pourvoit pour lui à des besoins très divers; la première chose que fait Dieu après avoir créé l’homme et la femme est de leur parler: parole de bénédiction d’abord (car la grâce est toujours première, même dans l’état d’intégrité); parole de direction, ensuite, et d’alliance (mandat culturel; alliance des œuvres). Puis, il se soucie de leurs besoins physiques en leur fournissant la nourriture nécessaire. Le deuxième chapitre, avec son «il n’est pas bon que l’homme soit seul», fait porter l’accent sur les besoins relationnels et sur le prochain comme «présence concrètement qualifiée»5.

Tant que l’homme vivait dans la communion avec Dieu (représentée par l’arbre de vie), cette diversité ne posait aucun problème. Nous sommes dans une vision «holistique» de l’être humain et de la création, dans laquelle tous les éléments sont liés, mais chaque élément a sa place dans la hiérarchie de l’ensemble6. Il faut souligner que la «combinaison» unité/multiplicité dans la création, avec son ordre, reflète – de façon analogique et imparfaite – l’Unité et la Trinité divines avec les processions intradivines. La méditation du mystère trinitaire peut nous orienter dans notre réflexion sur les distinctions dont j’ai parlé plus haut, notamment celle entre parole et actes, ou plus exactement entre parole et amour7.

Le péché viendra perturber l’équilibre dont nous avons parlé. Lorsque l’homme a péché et a déclaré son indépendance par rapport à Dieu, il a mis sur ses épaules un poids qu’il n’est pas capable de porter. Il a refusé de recevoir de Dieu tout ce qu’il est et tout ce qu’il a. Il va donc falloir qu’il se fasse un nom tout seul… mais l’homme n’a pas été créé pour cela et dans ce monde, il n’est pas capable de s’en sortir tout seul. La multiplicité du monde devient une menace et l’homme qui avait reçu l’ordre de remplir la terre déclare: «Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas disséminés à la surface de toute la terre.» (11.4) Plus question de remplir la terre. C’est trop dangereux. Regroupons-nous, faisons-nous un nom et concentrons-nous sur notre objectif!

Le besoin de se faire soi-même un nom est mortel pour l’amour du prochain. Il est mortel pour l’engagement en faveur des pauvres. C’est un obstacle des plus grands. Si mon objectif dans la vie est de me faire un nom, je n’aurai plus le temps d’aimer – plus encore, mon prochain deviendra dans bien des cas une menace – et sa souffrance ou son appauvrissement un sujet de soulagement. La chute entraîne ruptures de relations: l’homme et la femme sentent le besoin de se cacher du regard de l’autre; le frère tue son frère; la terre se remplit de violence par surenchère dans la vengeance…

La pauvreté est un des fruits amers des ruptures de relations engendrées par la chute8 et elle est perpétrée par le péché d’autoprotection dont se rendent coupables par définition tous les pécheurs9.

Le Seigneur Jésus décrit comme une caractéristique distinctive des païens du monde le fait de chercher ce qu’ils mangeront, ce qu’ils boiront et de se tourmenter (Lc 12.29-30). Et qu’oppose-t-il à ce comportement? Une parole de réconfort libératrice et un commandement d’action radicale à l’égard des pauvres! «Sois sans crainte, petit troupeau; car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume. Vendez ce que vous possédez, et donnez-le en aumône…» (Versets 32-33)

Et si l’obstacle principal à un engagement évangélique en faveur des pauvres était la peur? La peur devant un monde dont la multiplicité nous dépasse, que nous ne contrôlons pas; dans lequel nous n’avons même pas la possibilité d’ajouter une seule coudée à la durée de notre vie… Et si notre tendance à durcir les distinctions ou à les effacer disait quelque chose de notre nervosité devant le commandement de laisser Dieu nous guider pas après pas?

En durcissant les distinctions, nous nous construisons un chemin bien balisé. Nous avons une petite liste de domaines dans lesquels nous intervenons en tant que chrétiens. Nous pouvons dire à l’avance qui est notre prochain et ce que nous lui devons, en classifiant bien ce que nous faisons pour les chrétiens, ce que nous faisons pour les non-chrétiens, notamment. Et de tout ce monde – qui, il est vrai, est devenu un monde terrifiant après la chute – nous nous en tenons autant à l’écart que possible. Parce que, au fond, nous ne sommes pas très sûrs que Dieu lui-même contrôle ce qui s’y passe. Il est difficile de faire le bien dans la confiance en Dieu dans un monde de ténèbres, de pauvreté et d’injustice. Cela demande non seulement de la confiance, mais d’être prêt à souffrir10.

Je ne veux pas caricaturer la position des chrétiens qui sont réticents à un engagement en faveur des pauvres. Certains de leurs soucis sont légitimes. Oui, il existe une différence entre l’âme et le corps; oui, le salut éternel de l’âme est d’une importance capitale; oui, la prédication de la Parole de Dieu doit avoir une place centrale; oui, le salut du corps et de la société sont des réalités futures. Ces frères et sœurs nous rappellent le poids de certains sujets que nous tendons à négliger aujourd’hui. La question de Chrétien dans le Voyage du pèlerin − «Comment cela va-t-il entre ton âme et Dieu, maintenant?»11 − nous fait parfois un peu sourire; en fait, elle n’est pas ridicule du tout. Nous ne devrions pas nous moquer de l’expression «le salut de l’âme», comme certains évangéliques le font aujourd’hui sous prétexte qu’il n’existe pas d’âme désincarnée dans ce monde. L’expression en cause est biblique12. D’ailleurs, il y a aussi des chrétiens dont le discours est axé uniquement sur l’aspect spirituel, sur l’évangélisation et le salut de l’âme… et qui, dans la pratique, se montrent extrêmement généreux et engagés auprès des pauvres. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas intégré le souci des pauvres dans sa théologie qu’on ne l’a pas inclus dans sa pratique.

Pourtant, aucun de ces aspects de l’enseignement biblique qu’il souligne n’est incompatible avec un engagement en faveur des pauvres, y compris dans le domaine politique. L’Ecriture nous appelle à faire le bien dans un monde déchu. Et même si cela peut sembler absurde ou inutile – cela ne l’est pas d’ailleurs – nous honorons notre Dieu lorsque nous lui obéissons. Nous reviendrons un peu plus loin sur la façon dont ce «faire le bien» s’articule avec le souci légitime que la Parole de Dieu soit au centre. Je souhaite seulement souligner ce que je considère comme le plus grand danger de la position qui durcit les distinctions entre l’âme et le corps, la parole et les actes… Pour cela, je m’aiderai d’une anecdote rapportée par Tim Chester:

«Ray Bakke parlait dans une Eglise du besoin de s’occuper des pauvres dans les cités. Quelqu’un demanda: ‹N’est-ce pas précisément cela qu’on appelle l’Evangile social?› L’Evangile social était un mouvement qui croyait que le Royaume de Dieu pouvait venir dans l’histoire à travers l’action sociale chrétienne. En réponse à cela, Ray Bakke demanda: ‹Où vivez-vous?› ‹Dans un quartier agréable.› ‹A quoi ressemble votre maison?› ‹Une grande maison.› ‹Quelle voiture conduisez-vous?› ‹Un modèle haut de gamme.› ‹Quelles perspectives d’avenir ont vos enfants?› Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Ray Bakke dise: ‹Il me semble que c’est vous qui réalisez le modèle de l’Evangile social.»13

La tendance à mettre de côté ou à dévaloriser ce qui n’est pas «spirituel» n’est pas innocente. Elle minimise la souveraineté de Dieu sur l’ensemble de la réalité (et le danger d’un dualisme au sens propre guette) – ce qui a comme conséquence pratique que sur cette partie de la réalité la différence n’est pas très évidente entre notre style de vie et celui de nos contemporains non chrétiens qui gagnent le même salaire que nous. Ne nous conduisons-nous pas parfois comme si nous croyions qu’il était possible d’accepter Jésus comme Sauveur tout en conservant l’argent comme maître? Il est certain qu’une telle manière de faire peut représenter un obstacle à l’engagement évangélique en faveur des pauvres. Je n’insisterai pas trop…

Mais en effaçant les distinctions, nous ne nous mettons pas dans une meilleure posture. Nous atténuons le caractère central de la Parole de Dieu et nous nous fabriquons une cause qui nous redonne le sentiment que nous pouvons contrôler notre destinée et celle de l’humanité. Ici, ce n’est pas l’engagement en faveur des pauvres qui est menacé: c’est l’engagement évangélique qui l’est. On pourrait appliquer à notre sujet les paroles de Wormwood, le démon expérimenté s’adressant au démon novice, dans Tactique du diable:

«Qu’il commence par considérer le Patriotisme ou le Pacifisme comme partie intégrante de sa religion. Puis, sous l’effet de la passion partisane, qu’il en vienne à penser que c’est là l’essentiel ; petit à petit, amène-le à cet état où la religion se réduit à un aspect de la ‹Cause…»14

Il serait mortel pour le caractère évangélique de notre engagement que la prédication de l’Evangile se réduise à un aspect de la cause globale de la lutte contre la pauvreté et les injustices… Le démon imaginé par C.S. Lewis continue en affirmant:

«Il faut le préserver de l’attitude qui consiste à traiter les problèmes quotidiens comme des occasions d’obéissance. Quand tu auras fait du monde la fin dernière de sa vie et de sa foi un instrument, tu auras presque gagné ton homme, et le but qu’il poursuit chaque jour n’importera guère.»15

«… Le but qu’il poursuit chaque jour n’importera guère.» Même s’il s’agit de la lutte contre la pauvreté et les injustices… Là non plus, je ne souhaite pas caricaturer la position des chrétiens les plus actifs et les plus militants dans l’engagement sociopolitique en faveur des pauvres. Ils veulent porter un Evangile intégral et non pas un programme dont l’Evangile n’est qu’un aspect. Mais la tentation de ne plus reconnaître le caractère central de la Parole de Dieu, de sa proclamation et de son écoute – pire de se servir de la Parole de Dieu pour promouvoir une cause – n’est pas une tentation imaginaire…

La peur et le courage de faire le bien dans un monde déchu

Si l’obstacle principal à l’engagement évangélique en faveur des pauvres est la peur, nous n’arriverons à rien de bon tant que nous n’aurons pas traité cette peur à sa racine. Il faut revenir à la parole rassurante de Jésus: «Sois sans crainte, petit troupeau; car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume.»

Si nous voulons ôter les obstacles à un engagement qui soit évangélique en faveur des pauvres, être capables de «vendre ce que nous possédons et de le donner en aumône», il nous faudra faire face à la peur de vivre dans un monde déchu et apprendre à écouter avec courage l’appel biblique à faire le bien.

Faire le bien… Ne serait-il pas temps de revenir à une constatation d’une simplicité enfantine: s’engager envers les pauvres, dans l’Eglise comme dans la société en général, c’est simplement faire le bien. C’est un des nombreux exemples de ce que veut dire «faire le bien». Plus: ce n’est pas un exemple parmi d’autres. C’est un exemple paradigmatique. Je crois que l’on peut plaider que dans de nombreux textes, lorsque la Bible parle des pauvres, elle parle des pauvres sur le plan économique ou social comme représentant l’ensemble du peuple de Dieu. La pauvreté, si elle est une conséquence de la chute, est aussi une figure de la condition de l’humanité perdue à laquelle Dieu vient en aide. C’est parce que nous sommes tous, riches ou pauvres, les «pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux» de la parabole des invités que Jésus nous ordonne: «… lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles.» (Lc 14.21 et 13)

Faire le bien? Mais dans quel engagement?

Permettez-moi d’évoquer rapidement quelques pistes à partir du texte de Galates 6:

«Frères, si un homme vient à être surpris en quelque faute, vous qui êtes spirituels, redressez-le avec un esprit de douceur. Prends garde à toi-même, de peur que toi aussi, tu ne sois tenté. Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. Si quelqu’un pense être quelque chose, alors qu’il n’est rien, il s’illusionne lui-même. Que chacun examine son œuvre propre, et alors il trouvera en lui seul, et non dans les autres, le sujet de se glorifier, car chacun portera sa propre charge. Que celui à qui l’on enseigne la parole fasse participer à tous ses biens celui qui l’enseigne. Ne vous y trompez pas: on ne se moque pas de Dieu. Ce qu’un homme aura semé, il le moissonnera aussi. Celui qui sème pour sa chair moissonnera de la chair la corruption; mais celui qui sème pour l’Esprit moissonnera de l’Esprit la vie éternelle. Ne nous lassons pas de faire le bien; car nous moissonnerons au temps convenable, si nous ne nous relâchons pas. Ainsi donc, pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi.»

Ce qui frappe dans ce texte, c’est d’abord l’accent sur la communauté chrétienne et sur les relations à l’intérieur de cette communauté: redresser avec douceur ceux qui tombent dans le péché, porter les fardeaux les uns les autres, faire le bien envers les frères en la foi. Et le caractère central de la Parole est souligné de manière extrêmement concrète par une recommandation sur la rémunération des enseignants. S’il faut pratiquer le bien envers tous, il faut faire participer à tous ses biens celui qui enseigne la Parole… Mais il faut, en même temps, remarquer que le ministère de la Parole est un ministère spécialisé et j’aimerais citer les paroles, peut-être un peu provocantes, du professeur Paul Wells, en référence à ce texte:

«… l’apôtre Paul établit ses Eglises par la prédication de l’Evangile, par une «annonce» verbale. Ceci fait, il ne demande pas aux chrétiens de faire comme lui. Dans ses épîtres, il n’écrit pas ‹allez évangéliser› ou «témoignez›, mais ‹vivez l’Evangile› afin que les hommes soient conscients de la réalité du salut en Christ. ‹Faites du bien à tous, particulièrement à ceux qui sont de la maison de Dieu› est une exhortation qui montre bien que, pour l’apôtre, l’Evangile, s’il allait atteindre la société païenne, ne serait pas une parole désincarnée.»16

Cette citation ne veut sûrement pas dévaloriser le ministère de la Parole. Peut-être faudrait-il simplement rappeler que la vocation principale de l’Eglise – et en même temps ce à quoi elle a été prédestinée –, c’est de se préparer au mariage spirituel avec le Christ. De là procèdent les divers ministères – au premier rang desquels le ministère de la Parole – et l’appel à faire le bien. A force de nous concentrer sur la vocation d’évangéliser (adressée d’abord aux apôtres et aux ministres de la Parole), nous en avons parfois oublié l’appel à faire le bien avec tout ce que cela implique pour les pauvres. Je ne suis pas sûr que la façon dont les évangéliques ont souvent envisagé le mandat missionnaire de Matthieu 28 ait toujours été bien orientée. Je poserai juste deux questions: dans ce mandat, n’est-il pas aussi question d’enseigner tout ce que Jésus a prescrit? Donc aussi de faire aux hommes – et donc aux pauvres – ce que nous voudrions qu’on nous fasse. Qu’est-ce qui aurait changé dans la manière d’envisager la mission si l’attention des évangéliques s’était concentrée non pas sur le mandat missionnaire de Matthieu 28, mais sur le texte «parallèle» de Jean 20: «Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie» ou, dit plus précisément dans Jean 17: «Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde»? C’est toute l’Ecriture qu’il nous faut prendre en compte et pas seulement nos passages favoris – ou nos aspects favoris de nos passages favoris !

Si l’accent porte très fortement sur la communauté chrétienne, cette communauté est une communauté ouverte. Elle est appelée à pratiquer le bien envers tous. On peut compléter ce texte de Paul par deux autres, extraits de la première lettre aux Thessaloniciens: «Prenez garde que personne ne rende le mal pour le mal; mais recherchez toujours le bien, soit entre vous, soit envers tous.» (5.15) «Que le Seigneur fasse abonder votre amour les uns pour les autres et envers tous les hommes…» (3.12) Le Sermon sur la montagne est adressé à la communauté des disciples et c’est à cette communauté qu’il est dit: «Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes.» (Mt 7.12)

Quel genre de «bien» faut-il faire? Réponse: celui que nous avons l’occasion de faire. «Pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous…» On entend parfois dire que les premiers chrétiens ne faisaient pas de plaidoyer auprès des autorités politiques de leur temps pour combattre l’injustice. Mais comparons un peu les contextes. L’année dernière, un représentant du gouvernement français a affirmé, concernant l’atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement, que «nous ne pourrons rien faire si nous n’avons pas le soutien de l’opinion publique. Les objectifs sont ambitieux, c’est pourquoi il faut un soutien fort.»17 En d’autres termes, les citoyens, dont nous sommes, sont appelés par les autorités à les exhorter à tenir leurs promesses. Nos occasions de faire le bien ne sont pas les mêmes que celles des chrétiens du Ier siècle. Néron n’invitait pas les chrétiens de son temps à lui rappeler de s’occuper des pauvres… Mais quand Paul a eu l’occasion de parler à Félix, il a parlé de justice, de maîtrise de soi et de jugement à venir (Ac 24.25). Daniel, quand il en a eu l’occasion, a osé dire à Neboukadnetsar: «Mets un terme à tes péchés par la justice et à tes fautes par la compassion envers les malheureux, et ta tranquillité se prolongera.» (Dn 4.24) Peut-être le Défi Michée devrait-il parler un peu plus de jugement à venir, mais on ne peut sûrement rien avoir à redire au fait qu’il parle de justice ou de compassion!

Quelles sont les occasions de faire le bien aujourd’hui dans l’Eglise et dans le monde? Et quelle place pour les pauvres dans notre «faire le bien»? Il me semble que des textes comme la «règle d’or» nous laissent une très grande marge de manœuvre. Ils nous demandent un effort d’imagination: qu’est-ce que je voudrais qu’on fasse pour moi si j’étais à leur place? Et plus encore que d’imagination, un effort d’identification avec les hommes, et notamment, et en particulier, avec les pauvres. Ce qui compte, c’est l’obéissance concrète au quotidien – c’est-à-dire l’amour – et pas l’espoir insensé de régénérer nous-mêmes la société. Ce n’est pas parce que le bien que nous faisons n’instaure pas le Royaume de Dieu sur la terre qu’il ne sert à rien, ni même qu’il ne portera pas un certain fruit dans l’éternité. Nous ne sommes pas appelés à changer le monde, mais à saisir des occasions. Les chrétiens ont toute légitimité pour s’engager dans la cité quand les occasions se présentent. Et ces occasions, nous ne pouvons pas les prévoir à l’avance. Ce seront celles que Dieu mettra sur notre chemin. Le Défi Michée se présente comme l’une de ces occasions d’avoir une parole chrétienne dans la société en faveur de ceux qui vivent dans l’extrême pauvreté. Saurons-nous la saisir?

Ce qui fait la véritable difficulté d’un engagement évangélique en faveur des pauvres, c’est que nous avons besoin d’être suffisamment libérés de nos craintes et de notre volonté de maîtrise pour oser prendre le risque de faire le bien dans le monde dans lequel nous vivrons en nous enracinant dans une communauté chrétienne, centrée sur la Parole de Dieu et dont Jésus, le Christ, est la seule fondation. C’est pourquoi nous avons besoin de revenir sans cesse à la parole rassurante du Christ: «Sois sans crainte, petit troupeau» et à la bénédiction divine: «Que le Seigneur fasse abonder et déborder votre amour les uns pour les autres et envers tous les hommes…»

* D. Hillion est responsable des relations publiques du SEL (Service d’entraide et de liaison).

1 Voir par exemple, pour l’Eglise catholique, le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, établi par le Conseil pontifical justice et paix (Paris: Cerf-Bayard-Fleurus-Mame, 2005), 101, 253. T. Chester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté, trad. A. Tchangang (Marne-la-Vallée: Editions Farel, 2006), 16-17, sans rejeter l’expression, met en garde contre les malentendus qu’elle peut provoquer: il ne faudrait pas comprendre que Dieu «soit partial de quelque façon que ce soit, ni que les pauvres aient plus de mérite à cause de leur condition».

2 G. Gordon, What if you got involved? Taking a stand against social injustice (Carlisle: Paternoster Press, 2003), xx.

3 Il y aurait sans doute moins de réticences à encourager une action en faveur des pauvres à l’intérieur de l’Eglise – mais même là, la préoccupation des chrétiens du Nord pour ceux du Sud (par exemple) n’est pas toujours très évidente.

4 Un article, paru dans le journal du SEL, propose la thèse suivante: «Entre ceux qui voient l’action sociale comme un bon moyen pour annoncer l’Evangile (la fin justifie les moyens) et ceux qui n’annonceront l’Evangile que s’ils n’ont pas le choix, nous avons choisi la mission intégrale: il n’y a pas de différence entre la parole et les actes, entre la compassion et la proclamation, tout n’est qu’un.» «La mission intégrale – une vision partagée du travail humanitaire», in SEL-Informations, 63 (juin 2003), 4.

5 L’expression est de H. Blocher, Révélation des originesLe début de la Genèse (Lausanne: Presses Bibliques Universitaires, 1979, 1988), 91: «Que la première compagnie donnée par Dieu à l’homme pour briser sa solitude ait été de l’autre sexe rappelle que Dieu n’institue pas d’altérité abstraite: il donne un prochain et non pas simplement un «autre»; il donne une présence concrètement qualifiée, dans l’ordre qu’il a disposé, et non pas dans le vide.»

6 Pour plus de détails, on pourra se référer au chapitre «L’être, l’ordre et la vie» de H. Blocher dans Révélation des origines, 52-71. Sur la notion de hiérarchie, si peu appréciée en un temps d’égalitarisme et de confusionnisme, voir en particulier 66-67.

7 Commentant la parole de Thomas d’Aquin «Verbum spirans amorem», dans laquelle l’Amour est le Saint-Esprit, J. et R. Maritain écrivent à juste titre: «En nous aussi, il faut que l’amour procède du Verbe, c’est-à-dire de la possession spirituelle de la vérité, dans la foi.» De la vie d’oraison (Saint Maur: Parole et Silence, 1998), 17 (première édition: 1922).

8 Il est intéressant de remarquer que l’expression toute faite pour désigner les pauvres dans la Bible, «la veuve, l’orphelin et l’immigrant», désigne à chaque fois des personnes pour lesquelles des relations clés ont été abîmées ou brisées: perte du mari ou du père; isolement par rapport à la communauté d’origine.

9 Sur le péché d’autoprotection, il est utile de se référer à l’ouvrage de L. Crabb, Bouleversement intérieur, trad. A. Doriath (Marne-la-Vallée: Editions Farel, 1993), 224 pp.

10 On trouverait certainement du profit à méditer aujourd’hui l’œuvre de L. Bloy, qui présente une forme d’interpellation «prophétique» sur la question de la pauvreté, de la richesse, de l’injustice, de la souffrance, et ainsi de suite. Cette œuvre nous remet en cause, quand bien même nous ne pouvons pas la reprendre telle quelle. Sur la pauvreté et la souffrance par exemple: «Vous savez que j’ai renoncé, je ne dis pas seulement à la richesse qui est une ordure, mais à l’ambition de ne plus souffrir…» (Dédicace à Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, in Léon Bloy, Journal, I, 1892-1907, édition établie, présentée et annotée par Pierre Glaudes (Paris: Robert Laffont, coll. Bouquins), 335.

11 J. Bunyan, Le voyage du pèlerin, chap. 19, trad. S. Maerky-Richard (La Bégude de Mazenc: CLC, 1970), 174.

12 «… remportant pour prix de votre foi le salut de vos âmes.» (1 P 1.9)

13 Texte disponible sur le site internet du Défi Michée: http://www.defimichee.fr/spip.php?article44.

14 C.S. Lewis, Tactique du diable, trad. B.V. Barbey (Delachaux et Niestlé, coll. «Foi Vivante», 1967), 31-32.

15 Ibid., 32.

16 Paul Wells, «Comment témoigner? Par la parole ou par les actes?», in La Revue réformée, 183 (1994), 84-85.

17 Cette citation m’a été communiquée par Thierry Seewald, coordinateur national de la campagne du Défi Michée en France.

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