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Direction et développement durable… à la manière de Dieu

DIRECTION ET DÉVELOPPEMENT DURABLE…
À LA MANIÈRE DE DIEU

Harold KALLEMEYN*

Introduction

Pourquoi certains pays en voie de développement, particulièrement ceux qui possèdent de très importantes ressources naturelles, continuent-ils à connaître la pauvreté et l’instabilité politique?

Pendant cette présentation, je me propose d’apporter quelques éléments de réponse à cette question à partir de l’affirmation suivante: une bonne gouvernance est un élément indispensable du bon développement et de la prospérité des peuples, des communautés et des nations.

J’aborderai deux questions: la première conceptuelle, la seconde d’ordre plus pratique.

Premièrement: «Quels sont les traits caractéristiques d’une bonne gouvernance?» Ou, pour le dire autrement: «Qu’est-ce qu’un bon chef?» Deuxièmement: «Comment susciter et former de bons dirigeants?»

J’introduirai la première question «Qu’est-ce qu’un bon chef?» par cinq prémisses:

­ La crise de gouvernance dans certains pays en voie de développement – particulièrement dans ceux où la majorité de la population se considère comme chrétienne – est liée à une compréhension insuffisante de l’enseignement des Ecritures saintes.

–  L’un des concepts bibliques négligés est celui de la création. La présentation que la Bible fait des actes et des intentions de Dieu, au commencement du monde, est particulièrement ignorée.

–  La manière que Dieu a de se présenter, dans les premiers chapitres de la Genèse, exerce une influence importante sur l’idée que le croyant se fait de ses propres responsabilités.

–  Dans les premiers chapitres de la Genèse, Dieu se présente comme un dirigeant providentiel, c’est-à-dire comme quelqu’un qui pourvoit en abondance aux besoins de ceux qu’il dirige.

–  Dieu donne à Adam et à Eve – de manière limitée – la responsabilité d’être, comme lui, des dirigeants providentiels.

Considérons maintenant, en trois temps, les traits caractéristiques de la direction (de la gouvernance) providentielle de Dieu:

Premièrement, dans les deux premiers chapitres de la Genèse.

Ensuite, en Genèse 3, qui décrit l’irruption du péché dans le monde.

Enfin, dans les rapports entre Dieu et Caïn décrits en Genèse 4.

1. La direction providentielle du Dieu créateur (Genèse 1-2)

Les deux premiers chapitres de la Genèse présentent au moins six traits caractéristiques – six qualités – de la gouvernance providentielle de Dieu.

–  Dieu est bienveillant et généreux.

–  Il est travailleur.

–  Il reste accessible et il est disponible pour ceux qu’il dirige.

–  Il cultive, chez ceux qu’il dirige, un esprit de réflexion et du discernement.

–  Il leur confie un mandat de développement créatif: créativité.

–  Il privilégie le travail «en équipe», la collaboration.

Dieu est bienveillant et généreux

Des commentateurs bibliques, Juifs comme chrétiens, remarquent à quel point les premiers chapitres de Genèse soulignent la générosité de Dieu. La création, la terre, est dépeinte comme étant un lieu riche et où l’abondance est grande, ayant reçu de Dieu la capacité de se multiplier et de se développer. Calvin remarque que le récit de la création suscite chez le lecteur une admiration devant la grandeur et la générosité de l’œuvre de Dieu, ainsi que de la reconnaissance pour la manière dont l’humanité en bénéficie. Calvin compare le Créateur à des parents enthousiastes qui attendent leur premier enfant. Ils s’assurent que tout est prêt pour l’enfant qui va naître: un berceau est installé, des vêtements de bébé sont préparés, tout est fait pour assurer que l’enfant attendu recevra le meilleur accueil possible.

Cette générosité montre, en particulier, à quel point Adam et Eve ont de la valeur pour Dieu.

Dieu travaille

Pendant les six jours de la création, Dieu travaille avec méthode, avec assiduité. Il ne s’arrête pas au milieu de son projet. Il le poursuit jusqu’au bout. Remarquons aussi que Dieu évalue son œuvre. Vers la fin du sixième jour, Dieu fait le bilan du travail qu’il a accompli. Il remarque la solitude d’Adam et se remet au travail pour corriger cette lacune.

Le travail de Dieu ne se limite pas à ce qui lui est propre – l’acte de créer. Avant de placer Adam dans le jardin, Dieu s’engage dans un travail d’agriculture: «Le Seigneur Dieu planta un jardin à Eden (…) des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger.»

Dieu a travaillé la terre. Il a planté des arbres non pas pour son propre agrément, mais afin de pourvoir Adam et Eve d’une nourriture saine et d’un cadre de vie agréable. Par son travail d’aménagement du territoire qu’il a créé, Dieu montre l’importance et la valeur de la vocation d’agriculteur.

Dieu reste accessible et il est disponible pour ceux qu’il dirige

Après avoir créé Adam, Dieu ne se retire pas de la scène, laissant Adam seul. Dieu reste proche de lui. Il vient à la rencontre d’Adam. Cette rencontre a lieu non pas au ciel, la demeure de Dieu, mais chez Adam. Le Dieu de la création est aussi un Dieu de déplacement et de proximité.

Proche d’Adam, il comprend les besoins de celui-ci, particulièrement son besoin de compagnie, un besoin qui ne peut être comblé ni par la présence bienveillante de Dieu, ni par celle des animaux. Dieu comble ce besoin, qu’il comprend, par la création d’Eve.

Dieu cultive, chez ceux qu’il dirige, un esprit de discernement

Dieu communique verbalement avec Adam et Eve, afin de leur expliquer le sens de la création et les avertir du danger. Dieu leur explique le sens de la création, afin qu’ils comprennent la place qu’ils doivent y occuper. «Soyez féconds, dit Dieu, je vous donne toute herbe portant de la semence (…) et tout arbre ayant en lui du fruit.» Dieu les met aussi en garde contre un danger redoutable. «Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.»

Dieu leur confie un mandat de développement créatif et durable

Les paroles prononcées par Dieu apportent à Adam et Eve bien plus que de l’information, des conseils et des avertissements.

Après avoir donné l’exemple par son propre travail créatif, Dieu engage Adam et Eve dans un projet créatif. Ils ne sont pas appelés, comme Dieu, à créer, mais à procréer et à faire fructifier la terre. «Remplissez la terre (…)» Par ces paroles, Dieu invite Adam et Eve à imaginer un avenir différent de leur situation immédiate. Il les incite à considérer le monde, qu’il leur confie, comme un lieu en voie de mutation constante, un monde en voie de développement. Un monde où tout ce qui est déjà très bon peut évoluer, se multiplier – se développer – grâce à la bénédiction de Dieu.

Dans le jardin, Dieu conduit les animaux à Adam pour voir comment il allait les appeler. Ainsi, Dieu l’engage dans l’exploration et la découverte progressive du monde. Remarquons qu’Adam n’avait pas besoin de nommer les animaux pour survivre. Les arbres et les plantes lui apportaient sa nourriture. Cependant, la vocation qu’il a reçue de Dieu allait au- delà de ses besoins immédiats. En donnant aux animaux leur nom, Adam répond à une vocation d’exploration et de classification proprement scientifiques.

Dieu agit «en équipe» et encourage le travail en équipe

L’Ecriture décrit la création comme le résultat du travail des trois personnes de la Trinité. Chacune a joué un rôle vital. Dans l’Ecriture, le titre de Dieu est généralement attribué au Père. Mais le Père n’agit pas seul. L’Esprit se tient au-dessus de tout avant même que Dieu ne prononce ses premières paroles créatrices. L’apôtre Jean affirme que c’est par le Fils que tout a été créé (Jn 1.3).

Dieu invite les porteurs de son image à s’associer à son équipe trinitaire. Et il appelle Adam et Eve – ensemble, en équipe – à développer son œuvre. Pour Adam, découvrant Eve pour la première fois, l’idée de pouvoir s’engager dans un travail de long développement avec celle qui est «os de ses os, et chair de sa chair» a été manifestement une bonne nouvelle.

2. La direction providentielle de Dieu après la chute (Genèse 3)

Malgré la rébellion d’Adam et Eve, Dieu continue à les conduire de manière providentielle.

Dieu reste bienveillant et généreux

Après leur désobéissance, Dieu a puni Adam et Eve. Mais il ne leur a pas infligé une «punition maximale». Il n’a détruit ni leur personne ni leur habitat. Tout en respectant sa propre loi, Dieu n’a pas fait payer à Adam et Eve le prix complet de leur faute. Il a été miséricordieux, sa miséricorde étant une forme de générosité qui se manifeste non pas en fonction des qualités de ceux qui en bénéficient, mais plutôt malgré leurs défauts.

La miséricorde généreuse de Dieu montre à quel point Adam et Eve ont gardé de la valeur pour lui, malgré leurs actions condamnables. Dieu montre sa miséricorde aussi par l’encadrement continu de ses créatures. Il les protège – avec le reste de la création – de leurs attitudes et de leurs comportements destructeurs.

Dieu reste accessible et disponible pour son peuple

Adam et Eve ont fait des dégâts importants dans leur relation avec Dieu, dans leur propre vie et dans la création. Coupables, ils fuient Dieu. Ils font tout pour se cacher de lui.

Pourtant, Dieu ne les a pas abandonnés là où ils étaient. Il ne s’est pas retiré. Il les a cherchés afin de les rencontrer et de se retrouver avec eux. Dieu, à la manière d’un magistrat humain, aurait pu dépêcher les anges pour qu’ils transportent Adam et Eve, manu militari, devant un tribunal céleste. Mais il ne l’a pas fait. Comme un bon berger, il s’est déplacé, il a fait tout le chemin nécessaire pour les retrouver, même si eux ne souhaitaient pas le rencontrer.

Dieu s’engage pour répondre à un besoin de son peuple

Dieu s’engage, à long terme, à réparer l’œuvre de sa création. Il promet une victoire définitive sur le destructeur, ce destructeur qui continue à tout faire pour empêcher le développement durable de la création.

Dieu s’engage aussi à court terme. Malgré la corruption du monde produite par le péché, Dieu ne s’en éloigne pas. Il saisit un animal, une de ses créatures «innocentes». Il le tue et, de la peau de la bête, il confectionne des vêtements pour Adam et Eve.

Dieu continue à cultiver un esprit de discernement chez son peuple

Lorsque Dieu retrouve Adam et Eve, il les informe des conséquences désastreuses de leur désobéissance. Cependant, Dieu ne se contente pas de donner simplement de l’information à Adam et Eve. Il engage une conversation avec eux en posant des questions. Pourquoi Dieu leur pose-t-il des questions? Ce n’est pas parce que Dieu ne connaissait pas la réponse, mais parce qu’il voulait, premièrement, rétablir avec eux la communication rompue et, deuxièmement, les amener à réfléchir et à prendre conscience de leur condition et de leur vocation permanente.

Dieu confirme leur vocation et leur communique de l’espérance

Dieu n’a pas annulé les responsabilités d’Adam et Eve dans le monde, malgré leur comportement irresponsable. Malgré la malédiction qui pesait sur eux à cause de leur péché, Dieu ne leur a pas retiré le mandat de développer la terre et de se développer. Cette responsabilité est clairement confirmée après le déluge. Après le déluge, Dieu a communiqué de l’espérance à la race humaine. Dieu promet de ne jamais abandonner son monde qui est fait pour être développé et, comme nous l’avons déjà dit, il promet à Adam et Eve de vaincre, un jour, le prince de la destruction, le diable.

Dieu ne renonce pas à collaborer avec ceux qui se rebellent contre lui

Par sa présence et par ses promesses, Dieu indique son intention de poursuivre une collaboration avec son peuple. Dieu ne rejette pas définitivement ses mauvais collaborateurs. Il ne les élimine pas. En revanche, il les invite à reprendre leurs fonctions, tout en subissant les conséquences de leurs actes.

Remarquons que même si Adam et Eve, à la suite de leur péché, sont plutôt enclins à s’accuser qu’à s’épauler et à s’admirer, Dieu n’a pas pour autant annulé leur mariage. Il confirme leur responsabilité d’agir en équipe en les envoyant ensemble dans le monde.

3. Dieu, un conducteur providentiel pour Caïn

En quoi Dieu se présente-t-il comme un conducteur providentiel pour Caïn?

Dieu est bienveillant avec Caïn

Dieu a manifesté sa bienveillance/miséricorde à Caïn de trois façons.

D’abord, Dieu a clairement dit que son refus de l’offrande de Caïn n’était pas un rejet de la personne de Caïn. Dieu a invité Caïn à surmonter son échec en présentant une offrande qui soit excellente et acceptable comme celle de son frère. Et Dieu a pris la peine de le mettre en garde contre le danger destructeur de la jalousie.

Deuxième acte de miséricorde: Dieu n’a pas anéanti Caïn après le meurtre de son frère cadet.

Troisièmement, Dieu a manifesté sa miséricorde en protégeant Caïn contre ceux qui voulaient le tuer pour venger la mort d’Abel.

Dieu exerce à l’égard de Caïn ce que l’on pourrait qualifier de «miséricorde sévère». Dieu punit le crime, mais il n’anéantit pas le criminel, et il le protège de la vengeance des autres.

Dieu reste accessible et disponible pour Caïn

Dieu n’a pas abandonné Caïn, ni avant, ni après son crime. Dieu est allé à sa rencontre pour parler avec lui. Lors de leurs conversations avant le crime, Dieu avertit et il encourage Caïn. Après le meurtre, Dieu informe Caïn de sa punition, l’exclut de sa famille d’origine, mais il ne lui ôte pas sa vocation de développement, comme nous le verrons dans un instant.

Dieu cultive un esprit de compréhension et discernement chez Caïn

Avant et après son crime, Dieu vient auprès de Caïn, comme il est venu auprès de ses parents désobéissants dans le jardin, en lui posant des questions, des questions qui donnent à Caïn l’occasion de réfléchir sur lui-même et sur sa situation.

Dieu redonne à Caïn de l’espérance pour l’avenir et ne lui enlève pas sa vocation de participer au développement du monde

Caïn est exclu de son clan à cause de son péché. Pourtant, malgré cette punition, Dieu offre à Caïn une protection et de l’espérance. Sous la protection de Dieu, sur une terre éloignée – étrangère, pourrait-on dire – Caïn et ses descendants ont conservé leur vocation, qui est de développer le monde. Caïn a pu fonder une famille nombreuse et productive. Il a fondé la première ville mentionnée dans l’histoire du monde. Ses enfants n’ont pas manqué de créativité. L’un a inventé des instruments de musique, un autre des outils de travail.

Dieu ne renonce pas à collaborer avec celui qui lui désobéit

Bien que Caïn se soit éloigné de Dieu après son crime, Dieu ne le prive pas de sa vocation humaine. Dieu le protège et il lui accorde la possibilité de procréer et d’édifier une communauté humaine qui apporte une contribution importante au développement du monde.

En résumé

Les premiers chapitres de la Genèse présentent un Dieu qui, dans l’exercice de son autorité, 

–  est généreux et miséricordieux;

–  est travailleur et ne dédaigne pas le travail manuel;

–  fait le premier pas pour aller vers son peuple, là où il se trouve, même dans des circonstances adverses; il prend l’initiative d’aller à sa rencontre afin de l’informer, l’encourager, l’avertir, lui faire des promesses, le diriger et lui apporter la réconciliation;

–  pose des questions pour susciter, chez ceux qu’il dirige, une réflexion par rapport à eux-mêmes dans leur situation présente;

–  punit mais n’anéantit ni les fautifs ni leur vocation à se développer et à développer le monde par une imagination et un engagement créatifs;

­–  privilégie la collaboration humaine et l’édification des communautés pour le développement du monde.

Il ne serait pas difficile de montrer que Jésus-Christ et l’apôtre Paul ont fait preuve de ces mêmes qualités de dirigeant.

Tous les pays du monde (les pays dits «en voie de développement», les pays dits «développés») ont besoin de dirigeants qui cherchent à développer ces mêmes qualités, fondatrices d’une bonne gouvernance. C’est la conclusion de la première partie de cette présentation: un bon chef est comme Dieu, non pas à la manière illusoire promise par le diable dans le jardin d’Eden − «Vous serez comme des dieux…» − mais dans le respect de la direction suprême de Dieu; un bon chef assume ses responsabilités en tant que représentant de la providence de Dieu auprès de ceux qu’il dirige.

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La deuxième question à étudier dans cette présentation est la suivante: «Comment susciter et former de futurs responsables afin qu’ils dirigent… à la manière de Dieu? Cette question comportera deux parties.

1)  Quels sont les défis qui se dressent devant tout effort de formation et d’éducation dans les pays en voie de développement? Mes remarques tiendront compte, en particulier, de cette partie du monde que je découvre depuis dix ans et que j’aime, l’Afrique francophone.

2)  Quelles sont les démarches éducatives susceptibles de contribuer à la formation de bons dirigeants ?

1. Les défis éducatifs

En considérant la situation des pays de l’Afrique francophone, trois défis me paraissent particulièrement grands et difficiles:

a) L’illettrisme fonctionnel

Dans de nombreux pays africains, un grand pourcentage des dirigeants de base – qu’ils soient religieux ou politiques – peuvent être considérés comme des illettrés fonctionnels. Il s’agit, souvent, de personnes de grande qualité qui ont appris à lire à l’école, mais qui, pour plusieurs raisons, n’ont pas l’habitude de lire régulièrement. Par conséquent, ils ont perdu leur aptitude à lire aisément.

b) Les traditions d’éducation

Trois remarques:

i)  Dans de nombreuses ethnies de l’Afrique francophone, on attache une grande valeur au respect et à la soumission aux traditions ancestrales. Cette valorisation du passé se concrétise par des démarches éducatives qui privilégient la réception non critique de la matière transmise.

La matière enseignée est généralement dispensée sous forme de cours magistraux. Pour bien des enseignants – en commençant par les pasteurs – enseigner veut dire se tenir devant les apprenants pour leur transmettre des informations à retenir.

ii)  Selon mes observations, les pratiques scolaires en Afrique francophone restent encore très influencées aussi par la tradition scolaire française. On n’y développe pas, ou peu, les compétences nécessaires pour constituer et pour diriger des groupes de travail qui soient capables de:

–  reconnaître ensemble l’existence d’un problème qui se présente;

­–  élaborer des stratégies pour résoudre ce problème;

–  attribuer à chacun un rôle et des responsabilités précises dans la mise en œuvre de cette stratégie;

­–  évaluer ensemble le progrès réalisé et les obstacles à surmonter dans l’avenir.

iii)  Remarquons aussi que la tradition scolaire et académique française tend à accorder plus de valeur à l’acquisition des connaissances théoriques qu’à la maîtrise des comportements moraux et des compétences pratiques. Or, plusieurs dirigeants des pays de l’Afrique francophone que j’ai consultés m’ont dit que ce sont ces deux qualités critiques qui font défaut chez un bon nombre de leurs dirigeants religieux et politiques: 1) les comportements moraux et 2) les compétences nécessaires pour diriger des groupes capables d’assurer un développement durable.

Notons que des lacunes dans la formation à une vie morale et dans l’acquisition des compétences nécessaires pour diriger des groupes peuvent donner aux programmes scolaires et académiques un aspect irréel. Quel est le rapport entre ce que l’on apprend et les préoccupations et les responsabilités de la vie quotidienne? Si ce rapport n’est pas clairement établi, on cédera d’autant plus facilement à la tendance, trop répandue, qui considère les diplômes, avant tout, comme un moyen d’accéder à un surplus de privilèges, de prestige et de pouvoir.

c) La dépendance

Partout, dans les pays en voie de développement, de nombreux programmes éducatifs ont été fondés et continuent d’être financés par des organismes étrangers, qu’il s’agisse d’organisations non gouvernementales (ONG) laïques ou de sociétés missionnaires. Trop souvent, quand l’ONG fondatrice ou la mission fondatrice de ces programmes décide de ne plus les subventionner, les programmes sont abandonnés. Ce phénomène, trop fréquent, renforce l’impression générale que le pays ne peut pas se développer sans des transfusions financières permanentes venues de l’étranger.

2. Critères éducatifs

Comment relever ces trois défis qui apparaissent, trop souvent, comme des obstacles insurmontables à la formation efficace des dirigeants responsables et compétents?

a) Pour faire face à l’illettrisme fonctionnel

Face au défi de l’analphabétisme fonctionnel, il paraît indispensable, dans la plupart des pays francophones d’Afrique, de promouvoir l’usage du français fondamental, un style littéraire employé dans la traduction de la Bible «Parole de Vie». Cette traduction utilise, selon des règles établies, un vocabulaire limité et des structures de phrases simples. Le français fondamental littéraire présente au moins quatre avantages.

Premièrement, il facilite la compréhension et l’acquisition des idées exprimées.

Deuxièmement, on peut remarquer que les textes rédigés en français fondamental donnent de la confiance à ceux qui n’ont pas l’habitude de lire. Devant un texte en français fondamental, on arrive, avec une relative aisance, à saisir les idées exprimées et à engager une réflexion responsable à partir de la double interrogation: «Que veut dire cette idée? Quelles en sont les implications dans mon contexte actuel?»

Troisièmement, le français fondamental facilite la traduction des idées communiquées en langues locales, ces centaines de langues africaines qui sont le moyen d’exprimer son identité, ses convictions de cœur et qui tissent des liens communautaires forts. La traduction relativement facile des idées du français fondamental dans les langues africaines permet aux idées communiquées de pénétrer le cœur, la conscience et le tissu social des communautés, sans quoi elles resteront irréelles et inconséquentes.

Enfin, l’utilisation généralisée du français fondamental permet aux futurs responsables – même s’ils maîtrisent la communication en français littéraire classique – de savoir bien communiquer avec les populations qui n’ont pas un accès facile au français littéraire.

b) Pour dépasser des pratiques éducatives limitées

Comme il a déjà été dit, dans de nombreux pays de la francophonie africaine, enseigner est synonyme de faire une conférence. Ce mode d’enseignement a de la valeur, mais il a aussi ses limites, notamment pour former de futurs dirigeants. Quelles sont les méthodes d’enseignement susceptibles de promouvoir l’acquisition des comportements moraux et des compétences nécessaires pour diriger des groupes qui contribuent au développement durable? Je voudrais en suggérer deux:

–  Premièrement, ce que l’on peut qualifier de démarches inductives. Des questions sont posées aux apprenants, qui sont invités, par la suite, à chercher la signification des mots employés et la réponse aux questions posées à partir, premièrement, de textes disponibles et, deuxièmement, de leur expérience personnelle.

En quoi les démarches inductives contribuent-elles à la formation des dirigeants capables d’engager un développement durable?

Des démarches inductives appropriées cultivent, chez l’apprenant, la capacité et l’habitude de chercher, par sa propre démarche d’investigation, la solution au problème posé, au lieu d’attendre passivement que la réponse soit donnée (ou imposée) par l’enseignant ou par une autre figure d’autorité. Des approches inductives cultivent, chez le futur dirigeant, la capacité d’envisager des solutions aux difficultés avec les ressources qui sont à sa disposition et de le faire avec confiance.

Par des démarches inductives collectives, l’apprenant développe la capacité de fonctionner en groupe. Il apprend à:

–  écouter, avec attention et respect, les idées et les opinions des autres membres du groupe;

–  évaluer les idées et les opinions exprimées par les autres;

–  exprimer ses propres idées et opinions de manière claire et convaincante;

–  écouter attentivement l’évaluation de ses idées par d’autres.

Ecouter, s’exprimer, évaluer et se faire évaluer: ce sont autant de capacités nécessaires pour bien fonctionner en communauté d’Eglise ou en société démocratique.

–  Une deuxième démarche éducative est appelée parfois l’approche éducative par compétences ou un système éducatif basé sur les résultats, ou, encore, l’éducation par objectifs, appelée en anglais outcomes based education et que j’appellerais, dans le cadre de cette présentation, Education orientée vers le changement.

Je ne suis pas un inconditionnel de ce mouvement éducatif qui, depuis plus de vingt ans, a suscité beaucoup de débats chez les éducateurs. Son intérêt pour notre sujet tient, à mon sens, à sa capacité d’établir un rapport entre, d’une part, les connaissances et les compétences enseignées et, d’autre part, la potentialité de ces nouvelles connaissances et compétences pour effectuer des changements observables dans le milieu de l’apprenant.

La question centrale posée par l’éducation orientée vers le changement est: «Quels changements mes nouvelles connaissances et mes nouvelles compétences acquises peuvent-elles produire dans mon milieu, dans ma famille, dans mon Eglise ou dans mon quartier?»

Cette démarche invite l’apprenant à identifier des changements possibles qui sont suggérés par ses nouvelles connaissances. Par la suite, l’apprenant indique les activités précises qu’il doit accomplir pour réaliser les changements souhaités. Régulièrement, chaque apprenant fait un rapport d’activités devant le groupe et indique en quoi son action a contribué à réaliser les changements souhaités.

Avant tout, cette démarche forme l’image que l’apprenant, le futur dirigeant, se fait de lui-même. Il apprend à se considérer comme agent du changement (un agent du développement) responsable, dans l’histoire humaine (l’histoire humaine qui, pour le chrétien, est l’histoire du Christ Rédempteur).

Dans les dix ans de mon activité en Afrique, j’ai été souvent étonné par les changements importants produits dans les familles, les Eglises, les villages et les quartiers de ceux qui se sont engagés dans des démarches d’éducation orientée vers le changement.

c) Pour surmonter les habitudes de dépendance

Des projets éducatifs destinés à former des dirigeants dans des pays où le pouvoir d’achat est très réduit – c’est le cas dans la majorité des pays d’Afrique francophone – doivent, à notre avis, répondre à au moins trois critères:

–  sur le plan géographique, ces projets doivent être accessibles, même dans les régions éloignées des centres urbains;

–  sur le plan linguistique, ils doivent être intelligibles par les populations de tradition orale;

–  sur le plan financier, ils doivent être abordables.

Aujourd’hui, les nouvelles technologies, que nous ne pouvions même pas imaginer il y a quelques années, présentent des occasions extraordinaires pour développer des programmes éducatifs qui répondent à ces critères.

Conclusion 

Les populations du monde entier – et celles d’Afrique francophone en particulier – partagent une attente commune, celle d’être dirigées par de bons chefs. Croyants – théologiens – que nous sommes, nous ne pouvons pas rester insensibles à cette attente. Elle s’adresse à nous comme un double appel:

–  un appel à pratiquer et à faire connaître le modèle du Dieu dirigeant;

–  un appel à l’enseigner, sans doute en quittant (ou devrais-je dire en dépassant) les sentiers battus de l’éducation scolaire et académique occidentale.

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* H. Kallemeyn est professeur associé de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et anime des projets missionnaires en Afrique francophone.