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L’éducation protestante, chemin vers la liberté ?

L’éducation protestante, chemin vers la liberté ?

Luc BUSSIÈRE*

L’éducation protestante, chemin vers la liberté? Vouloir répondre à la question demande au préalable un travail d’éclaircissement et de définition des termes. En effet, qu’entendons-nous par «éducation protestante»? Parlons-nous d’éducation familiale ou d’éducation scolaire, voire universitaire? Quand nous qualifions l’éducation de «protestante», qu’entendons-nous par là? Quel protestantisme? Quelle époque du protestantisme? Il semble y avoir, en effet, un monde entre, par exemple, la création des écoles et académies du temps de la Réforme et la participation des protestants à la mise en place de l’école laïque au prix de l’abandon de leurs propres écoles à la fin du XIXe siècle… L’éclaircissement de ce premier point nous permettra de faire ressortir certaines valeurs communes qui ont perduré au cours des siècles et que l’on pourra caractériser de «valeurs éducatives protestantes», et ce, malgré les différences notoires que l’on constatera et qui pourront aussi nous interpeller aujourd’hui, dans notre contexte actuel. L’autre terme qu’il nous faut définir est celui de «liberté»: quelle liberté? Parmi toutes les définitions proposées par les philosophes, les éducateurs et les politiques, y a-t-il une définition «protestante» de la liberté? En quoi cette définition éclairerait une pratique éducative? Ce n’est qu’une fois ce deuxième point traité que nous pourrons tenter de répondre à la question qui nous intéresse ici, en nous appuyant sur l’histoire, mais aussi sur les réflexions de plusieurs penseurs protestants et sur quelques expériences actuelles dont la pertinence ne peut, à mon avis, nous laisser indifférents ni inactifs.

Education «protestante»?

Tout d’abord, qu’entendons-nous par éducation? Eduquer, ou élever un enfant, c’est l’aider à tirer de lui-même (educere) ce qui y est en germe, en sommeil. C’est l’aider à grandir, à se hausser (elevare) dans son corps et son âme, dans tout son être spirituel. Par éducation, nous entendons aussi la somme totale des processus par lesquels une société transmet d’une génération à l’autre son expérience et son héritage accumulés dans les domaines social, intellectuel et religieux1 [1]. L’éducation a toujours été l’objet d’une préoccupation majeure des protestants, dans le contexte familial aussi bien que dans le contexte scolaire. Y a-t-il une spécificité de l’éducation protestante? Nous pouvons en effet dégager quelques «valeurs protestantes» communes, partagées au cours des siècles, avec plus ou moins de conviction selon les époques; ces valeurs2 [2], nous le verrons, sont les conditions d’une liberté authentique.

1. La première de ces valeurs est cette conviction que l’enfant appartient, d’abord, à Dieu qui confie à la famille son éducation (alors que d’autres pencheraient pour une appartenance à l’Etat ou à l’Église): c’est à la famille de former l’enfant, de diriger son âme, de meubler son esprit. La famille est l’éducateur le plus important. «Chaque famille particulière doit être une petite Église particulière», écrivait Calvin à un synode français3 [3]. Le père et la mère sont les apôtres, les évêques et les prêtres de leurs enfants, il n’y a pas d’autorité plus grande et plus noble sur la terre que celle des parents sur leurs enfants, disait Luther. C’est avant tout aux parents que s’adressent les réformateurs, Luther en premier, mais, après lui, Melanchthon, Zwingli, Calvin et Farel, en vue de les convaincre de l’importance capitale que revêt l’éducation domestique pour l’avenir de l’Église et de la société tout entière4 [4]. Le rôle du père qui enseigne la Parole et éduque dans la foi est central: beaucoup de réformés connaissent ou, faut-il dire aujourd’hui, «connaissaient» non pas le «sacerdoce de tous les croyants»5 [5], mais plutôt le «sacerdoce du pater familias». Culte et lecture de la Bible en famille caractérisent pendant longtemps la famille protestante. Le rôle de la maman est capital, puisque la mère de famille huguenote n’a pas seulement une tâche d’éducatrice mais aussi d’institutrice6 [6]. C’est pourquoi un vieil auteur huguenot disait: «On ne saurait rendre un plus grand service à la société que de former une bonne mère.»7 [7]

2. L’éducation protestante se caractérise également par une approche holistique de l’éducation qui intègre donc aussi la dimension spirituelle. Le livre de référence reste la Bible, dont la lecture et la compréhension restent prioritaires et conditionnelles de l’exercice de la responsabilité individuelle. L’éducation protestante reconnaît cependant à l’individu la liberté d’interpréter selon sa conscience les questions d’ordre spirituel et moral. C’est d’ailleurs cette dimension spirituelle, ce principe religieux qui, étant à la base du protestantisme, entraînent nécessairement le droit de chacun à recevoir une éducation et une instruction suffisantes.

«Répondre à l’Évangile concerne notre être tout entier. La foi reçue et manifestée vient du cœur, et implique un renouvellement de l’intelligence (Rm 12.2), condition d’une bonne compréhension de l’appel de Dieu. Le chrétien reprend conscience de la signification des êtres et des choses. Le monde s’éclaire pour lui d’un jour particulier et il apprend à cette lumière, la lumière de Jésus-Christ, à reconnaître la vérité sur le monde. Il apprend aussi, par cette reconnaissance, à rendre gloire à Dieu dans la situation où il se trouve: ceci doit s’entendre également de la situation professionnelle (…) La Bible, par laquelle son intelligence est peu à peu renouvelée, lui enseigne que l’homme ne prend son sens plein que considéré non dans son individualité, mais dans sa relation avec la création tout entière.»8 [8]

Soit ce renouvellement de l’intelligence est laissé au hasard des circonstances et des personnes, soit il est considéré comme suffisamment précieux pour faire partie d’objectifs éducatifs consciemment mis en place, pris en charge par des maîtres qui ont déjà expérimenté pour eux-mêmes ce renouvellement de l’intelligence. C’est l’option choisie par les premiers réformateurs.

3. L’éducation protestante a toujours mis l’accent sur la connaissance de la lecture et de l’écriture par tous, pour que chacun puisse accéder au texte de l’Écriture et connaître Dieu. Réforme et alphabétisation empruntent les mêmes chemins. C’est ainsi que l’école est «le premier mot de la réforme, le plus grand», écrivait Michelet9 [9], et la Bible le premier abécédaire. Les sermons de Luther soulignent ce souci de l’instruction pour tous: A la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520), Aux magistrats de toutes les villes allemandes pour les inviter à ouvrir et à entretenir des écoles chrétiennes (1524), Prédication sur le devoir d’envoyer les enfants à l’école (1530). Voici quelques citations significatives:

«Instruisez le peuple! Et surtout prenez à cœur son développement spirituel! Créez un peuple chrétien! Pénétrez-le de l’esprit de l’Évangile! C’est là seulement qu’est pour la nation l’ancre de salut.»10 [10]

«Je ne conseille à personne de placer son enfant là où les Saintes Écritures ne sont pas souveraines. Je crains bien que ces écoles ne démontrent qu’elles sont les larges portes de l’enfer, à moins qu’elles ne s’efforcent diligemment d’expliquer les Saintes Écritures et de les graver dans le cœur des jeunes. Toute institution dans laquelle les hommes ne sont pas continuellement préoccupés de la Parole de Dieu est vouée à la corruption.»11 [11]

«Ceci est don certain: lorsqu’on fait en sorte que les enfants puissent fréquenter l’école, et que l’on donne aussi à cet effet des conseils et de l’argent, cela signifie à coup sûr que l’on amène les enfants à Christ. Je ne parle pas ici des écoles propres à former des mauvais sujets, ni des maisons sans règle et sans discipline, mais des écoles dans lesquelles on élève les enfants dans les arts, la bonne conduite et le véritable service de Dieu, où ils apprennent à connaître Dieu et sa Parole et deviennent, par la suite, des gens aptes à gouverner des Églises, des pays et des gens, des maisons, des enfants et des domestiques. Car on n’envoie pas les enfants à l’école afin qu’ils apprennent des choses immorales, légères, inutiles et sans consistance, mais afin qu’ils s’initient aux choses honorables, sérieuses, utiles, morales, chrétiennes; et, à ce propos, on peut aussi remarquer entre autres choses (si l’on ne savait pas que cela appartient à la nature) que le diable et le monde méprisent une telle œuvre, la combattent, s’y opposent et y font obstacle avec une telle ardeur, qu’on doit nécessairement comprendre que c’est une œuvre divine, cette œuvre à laquelle le diable et le monde sont si violemment hostiles.»12 [12]

«Et moi, si je pouvais abandonner l’office de la prédication et d’autres occupations, il n’est aucune fonction que j’exercerais aussi volontiers que celle de maître d’école. Car je sais que cette œuvre est, à côté de l’office de la prédication, la plus utile, la plus belle et la meilleure de toutes, et je ne sais pas même laquelle des deux est la meilleure. Car il est difficile de rendre dociles de vieux chiens et de rendre pieux des vieux fripons, ce à quoi travaille la prédication; et elle doit souvent travailler en vain. Mais on peut plus facilement plier et élever de jeunes arbustes, quoique certains se brisent en cours d’opération…»13 [13]

Plus tard, sous l’impulsion de Calvin, la ville de Genève décrétera l’instruction obligatoire pour tous, bien avant les lois de la fin du XIXe siècle donc. La discipline des Églises réformées de France stipule, en 1559, que «les Églises feront tout devoir de dresser écoles et donneront ordre que la jeunesse soit instruite». Ce même souci d’une instruction pour tous, obligatoire, se retrouvera chez les grands pédagogues protestants tels que Coménius, frère morave, surnommé par Piaget le Galilée de l’éducation en raison de ses découvertes immenses, Oberlin, ce pasteur alsacien, initiateur des «poêles à tricoter», qui devinrent en France «les écoles maternelles», sans oublier les protestants instigateurs des grandes lois scolaires du XIXe siècle. On peut noter ici un parallèle intéressant: l’apparition des écoles protestantes aux XVIe et XVIIe siècles (plus de 2000 écoles et une vingtaine d’académies et collèges) a été principalement due à l’intolérance de la religion catholique; le protestant veut être un homme libre, sa philosophie de l’éducation ne peut que s’appuyer sur une démarche individuelle… C’est cette même motivation de liberté, colorée cependant par un peu de philosophie des Lumières, qui a poussé ces mêmes protestants à abandonner à l’Etat toutes leurs écoles au XIXe siècle, lors de la création de l’école laïque, pour mettre fin à la mainmise des catholiques sur l’éducation…

4. Une autre de ses caractéristiques est son souci de la vérité. Nous pouvons lire ces phrases écrites de la plume de Valdo Durrleman: «Partout et toujours, à chaque moment de l’histoire du protestantisme français, c’est l’ardente volonté de forger des caractères par la triple proclamation de la vérité: celle qui illumine l’esprit, celle qui dirige la conscience, celle qui sauve l’âme. Recherche de la vérité: voilà pour la science; exigence de la vérité: voilà pour la conscience; adoration de la vérité: voilà pour l’âme.»14 [14] Là encore, la vérité est liée à la liberté: «Les fortes croyances sont un fort rempart. Les esclaves de la vérité sont des hommes libres, et la véritable indépendance commence dans le cœur… Avoir des convictions pour avoir des caractères, avoir des croyants pour avoir des citoyens, avoir des âmes énergiques pour avoir des nations puissantes!»15 [15]

5. Ces remarques nous conduisent à une autre valeur prisée par l’éducation protestante: transmettre une vision positive de la vie et du travail. «Instruire un homme, ce n’est pas garnir un cerveau, c’est enseigner à vivre.»16 [16] C’est le grand principe de l’éducation protestante qui consiste en l’union indissoluble de l’éducation et de l’instruction. Il ne s’agit pas d’abord de faire des savants, mais de former des hommes, de forger des caractères. Guillaume Farel, le doyen de la Réforme française, demandait que le corps enseignant soit pourvu «de gens de bien et de bon savoir qui aient la grâce d’enseigner avec la crainte de Dieu». C’est ce qu’on appelait la pietas litterata, ce trésor de science et de foi, principe adopté et pratiqué dans les écoles, collèges et académies protestantes à l’instigation de personnalités comme Jean Sturm, Théodore de Bèze, Mathurin Cordier, Sébastien Castellion, Claude Baduel… «Le meilleur moyen d’unir l’éducation à l’instruction, la piété à la culture, était de mettre l’une et l’autre sous l’autorité et la dépendance de la Parole de Dieu.»17 [17] Transmettre une vision positive de la vie et du travail consiste aussi à former des caractères: l’un des piliers de la pédagogie protestante est là. «Il y a pour le moins cinquante ans, qu’ayant pris la charge d’enseigner les enfants, j’ai toujours eu ce désir de faire par tous moyens à moi possibles qu’ils conjoignissent la piété et les bonnes mœurs avec l’étude des lettres.» «Veux-tu atteindre sans peine le but que tu t’es fixé? Veux-tu enseigner aisément? Commence par les bonnes mœurs. Commence par Dieu et les biens célestes, en t’appuyant sur l’aide de Dieu et non sur tes propres forces.» «Si vous voulez de tout votre cœur faire quelque progrès dans votre caractère, et même dans les belles lettres, aimez Dieu uniquement, adorez-le pieusement, mettez votre espérance en lui; dirigez toutes vos études vers Dieu, comme vers un but.»18 [18] Calvin écrivait aux pasteurs français d’envoyer leurs enfants à l’Académie de Genève en ces termes: «Envoyez-nous du bois, nous vous renverrons des flèches!» Nous sommes proches ici de la valeur biblique de la sagesse, dont la transmission est le but primordial de l’éducation pour un juif, avec son aspect à la fois pratique et didactique, mais qui n’a cependant rien d’autonome par rapport à Dieu. Il est à noter ici que l’éducation protestante a souvent fait contrepoids aux idées humanistes et rationalistes qui parfois conduisaient à l’instruction pour l’instruction, seule capable, selon certains, d’accomplir la libération de l’homme: les protestants ont toujours soutenu que, même si l’instruction a son importance, le succès de la vie ne peut dépendre, ultimement, de l’effort de l’homme, mais seulement de la grâce de Dieu.

6. Enfin, l’éducation protestante a toujours favorisé les attitudes de responsabilité et de respect, cherchant à former des citoyens indépendants mais ayant le sens des responsabilités. Citant les valeurs du protestantisme, le projet actuel d’établissement du gymnase Jean-Sturm, à Strasbourg, annonce «l’engagement de tous dans la vie quotidienne, au service du bien commun, et pour la paix et le bien-vivre dans la Cité (…) le développement de la solidarité, de la vie en communauté et de l’attention à porter aux plus faibles (…) l’importance de l’effort et du travail, de la rigueur et de l’honnêteté dans la vie quotidienne et dans la communauté scolaire.»19 [19]

Chemin vers la «liberté»?

Nous voici arrivés à notre deuxième point. De quelle liberté parlons-nous? Les définitions de l’«homme libre» ne manquent pas! Les définitions d’un Jean-Jacques Rousseau ont, par exemple, la vie dure! «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers!»20 [20] L’éducation consiste alors à retrouver cet état de liberté initial, faisant confiance en la bonté naturelle de chacun, se méfiant de toute règle, contrainte extérieure, d’ordre moral ou religieux. Quand on parle de l’éducation comme d’un chemin qui nous rend libres, la question à se poser est: libres de quoi? La pensée contemporaine dominante propose une réponse, aux antipodes de l’interprétation protestante classique de la liberté.

L’éducation, selon la pensée contemporaine dominante, se veut libératrice: elle consiste en une réalisation de soi, plutôt que celle d’un individu membre d’une communauté, voire de l’humanité.

«La liberté consiste en l’usage de la méthode scientifique. Elle implique de se débarrasser de toutes choses qu’on ne peut prouver par la méthode scientifique; celle-ci, bien sûr, présuppose que Dieu n’existe pas et que la raison autonome de l’homme est l’arbitre final de la réalité. En ces termes, la liberté signifie l’indépendance de l’homme par rapport à Dieu et à toute loi ou standards divins, de telle sorte que la loi et la moralité ne sont pas données par Dieu, mais créées par l’homme selon des critères utilitaristes et pragmatiques. Ce but éducatif qu’est cette conception de la liberté est en tout point similaire à celui que proposait le tentateur: ‹Vous serez comme des dieux (tout homme est son propre dieu), connaissant (c’est-à-dire déterminant par vous-mêmes, en termes de ce qui est le meilleur pour vous, ce qui constitue) le bien ou le mal (idées qui ne sont pas des absolus, mais qui sont le fruit d’une construction humaine, de façon à ce que l’homme puisse mieux réaliser ses propres valeurs et buts).› (Genèse 3.5) La liberté telle qu’elle a été définie par l’éducation moderne est en fait, selon les Écritures, un péché.»21 [21]

Le but de l’éducation n’est donc pas atteint avec l’apparition d’un homme épanoui, cultivé, discipliné, efficace ou même hautement moral. «Il faut aussi que s’affirme simultanément et sans doute avant toutes choses un être conscient d’avoir reçu une vie toute nouvelle par grâce, un être qui manifeste ne serait-ce que partiellement cette liberté à l’égard de son moi et des contraintes qui le lieraient jusqu’à la mort dernière. «Si le Christ vous affranchit, vous serez véritablement libres.»22 [22] «Vous avez été appelés à la liberté, ne vous laissez pas remettre sous le joug de la servitude.»23 [23] «Là où est l’esprit de Christ, là est la liberté.»24 [24] Cet hymne à la liberté monte de toutes les pages du Saint Livre et, en particulier, du Nouveau Testament. L’éducation protestante soutient qu’avec ce second Adam, ce Verbe de Dieu incarné, la liberté est réellement entrée dans ce monde et en chaque croyant. Une nouvelle création est déjà en gestation puisqu’il en est le premier-né et que la mort n’a pu l’anéantir. La vertu de son obéissance et sa puissance libératrice se transposent chez les hommes ses frères. L’essentiel est de lui dire «oui», un «oui» volontaire et résolu qui est le premier balbutiement de l’homme nouveau, né de l’Esprit.»25 [25] Il n’y a donc pas de véritable liberté sans conversion à Dieu. L’éducation protestante a été ce chemin qui conduit à la liberté dans la mesure où elle a mis Dieu et sa Parole au centre du processus. Je dis «dans la mesure où», car toutes les voix protestantes ne sont pas aujourd’hui d’accord là-dessus: certaines avancent que la pédagogie est devenue une discipline libérée de la théologie, s’étant émancipée de sa tutelle, comme un enfant devenu adulte, et que c’est une très bonne chose!26 [26]

L’éducation protestante, et plus largement l’éducation chrétienne, va souligner le fait que la liberté se trouve dans le salut qu’offre Jésus-Christ. Au lieu d’enseigner la liberté comme étant l’indépendance radicale vis-à-vis de Dieu, l’éducation chrétienne enseigne la liberté comme dépendance radicale vis-à-vis de lui. Toute indépendance vis-à-vis de lui conduit à une dépendance et un asservissement vis-à-vis de personnes, d’idéologies, de philosophies… Ne pas adorer Dieu dans un domaine revient à adorer d’autres dieux, automatiquement. «Tu n’adoreras que Dieu seul», tel est le premier commandement, condition de la liberté, garantie contre tout asservissement.

Il est une liberté que tous les protestants ont toujours défendue, quelle que soit l’époque: la liberté de conscience. L’éducation protestante en particulier l’a toujours chérie. La haute valeur que l’éducation protestante attribue à la liberté et au respect des personnes trouve sa confirmation dans la manière dont elle condamne toute tentative d’imposer de force des croyances religieuses à l’élève. L’enseignement des idées religieuses doit toujours laisser à l’élève la permission de ne pas être d’accord avec ce qui lui est enseigné, et même de le rejeter… Le protestant ne doit obéir, ultimement, à aucune autorité extérieure mais seulement à sa conscience, informée par Dieu parlant dans la Bible. En plein milieu d’une époque où les tensions entre catholiques et protestants étaient sévères, un article du règlement de l’Académie de Nîmes stipulait: «Les écoliers de la religion contraire ne sont pas tenus d’assister au catéchisme et aux autres exercices de la religion réformée.»27 [27] Déclaration caractéristique de la haute estime accordée à la liberté de conscience. Il est intéressant de souligner que face à la laïcisation antireligieuse du XIXe siècle, l’école protestante était apparue à la plupart des protestants jusque dans les débuts de la IIIe République comme un moyen de défendre la liberté de conscience!28 [28]

L’éducation protestante, chemin vers la liberté?

Nous voici arrivés au cœur de notre sujet. Nous avons vu que les valeurs soulignées par l’éducation protestante jalonnent et rendent donc possible ce chemin vers la liberté: l’enfant est propriété de Dieu, qui en confie l’éducation aux parents, au lieu d’être considéré comme la propriété d’un Etat, d’une Église ou d’une idéologie. La dimension holistique de son éducation, incluant donc la dimension spirituelle, est également libératrice, puisque répondant à la soif spirituelle, à la quête de sens, caractéristiques de tout homme. En rendant accessible au plus grand nombre la connaissance de Dieu par la connaissance de sa Parole au moyen de l’apprentissage systématique de la lecture et de l’écriture, l’éducation protestante a contribué à élever le niveau culturel tout en approfondissant la dimension cultuelle de l’homme, terrain favorable à l’exercice d’une liberté responsable. Sa recherche constante de la vérité l’a souvent préservée des enfermements idéologiques. Les valeurs accordées au savoir-vivre, au travail, à la formation du caractère, à la responsabilité et au respect ont favorisé également l’apprentissage d’une liberté authentique, qui ne porte pas atteinte à celle des autres.

Bien que ces valeurs semblent perdurer – et cela resterait encore à démontrer – on ne peut s’empêcher de constater une perte d’identité, de conviction et d’influence dans ce domaine de l’éducation protestante. Les chemins vers la liberté qu’elle a su frayer ont perdu de leur clarté, de leur lisibilité: les épines et les ronces, autant d’influences philosophiques et théologiques diverses, les ont rendus peu praticables. En fait, nous pouvons relever que chacune des valeurs fondamentales de l’éducation protestante est actuellement minée. C’est ce que je propose d’évoquer maintenant.

1.L’enfant appartient à Dieu, qui en confie l’éducation à la famille. On ne peut que constater une perte de l’influence de la famille. Une grande partie de l’éducation est confiée aux institutions de l’Etat, sans souci de corriger à la maison les influences scientistes, rationalistes, relativistes, postmodernistes ou autres «istes» qui y sont véhiculées. Une déresponsabilisation croissante s’observe, même dans le cadre de nos Églises, où les parents ont tendance à confier leurs enfants à l’école du dimanche pour être déchargés de leur mission de premiers catéchistes. Redonner à la famille la vision de sa mission de première éducatrice et l’équiper dans ce but en s’inspirant de la solide vision de la famille véhiculée dès le début de la Réforme: telle serait, à mon sens, l’une des priorités de la grande communauté protestante, pas vers la restauration de ces chemins vers la liberté. Nous pouvons relever également la perte du sens de l’alliance, de la notion de peuple de l’alliance: en effet, l’alliance de Dieu s’étend à tous les domaines; elle constitue, en particulier, le cadre de la transmission de sagesse et de connaissance. Il n’y a pas de véritable connaissance possible en dehors de ce cadre de l’alliance. L’éducation, au sens large du terme, qui englobe toute la personne et prend donc également en compte la dimension de formation intellectuelle et spirituelle, est une affaire «de famille»: elle est confiée à la famille, au sens de famille de Dieu, de communauté des croyants, de peuple de l’alliance. Dans cette perspective biblique, c’est la responsabilité de la communauté des croyants d’éduquer. Et le but de l’éducation n’a rien d’individualiste puisqu’il est pour le bénéfice de la communauté. Cette perspective biblique, partagée par les premiers réformateurs, a été minée aujourd’hui, par des façons de penser qui sont bien loin de la conception biblique et protestante d’origine et qui vont nous conduire là où nous en sommes: on peut citer ici un Jean-Jacques Rousseau, qui, dans son Discours sur l’économie politique, écrit: «Comme on ne laisse pas la raison de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d’autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l’éducation de leurs enfants, parce qu’elle importe plus à l’Etat qu’aux pères.»

2.L’approche holistique de l’éducation a été également mise à mal. En effet, le processus de sécularisation de nos sociétés a relégué tout ce qui est du domaine spirituel à la sphère privée, favorisant la création de compartiments étanches entre le domaine «sacré» d’un côté, et le domaine «profane» de l’autre, entre ce que Francis Schaeffer nommait le «niveau supérieur» et le «niveau inférieur»29 [29]. C’est avec cette séparation étanche entre la science et la foi, la raison et la révélation, la culture et le culte, que l’école française s’est développée. Herman Dooyeweerd, philosophe réformé, a écrit: «On oublie que la sécularisation de la vie n’a été possible que par le processus de la sécularisation de la science, et que la sécularisation scientifique s’est effectuée sous l’influence dominatrice de la sécularisation religieuse accomplie par l’humanisme moderne depuis la Renaissance.»30 [30] Ce dualisme de la pensée séculière s’oppose donc à la pietas litterata de l’éducation protestante du temps de la Réforme. Le salut ne concerne pas seulement l’individu, mais toute la culture, écrivait Francis Schaeffer. La science et sa transmission, part significative de l’éducation, commence par la foi: «Faites tous vos efforts pour joindre à votre foi la vertu, à la vertu la science, à la science la tempérance, à la tempérance la patience, à la patience la piété, à la piété l’amour fraternel, à l’amour fraternel la charité.»31 [31] Aucun dualisme ici! Pierre Courthial, doyen honoraire de cette Faculté d’Aix-en-Provence, écrivait:

«Le culte que nous avons à rendre à Dieu doit progresser peu à peu, non seulement dans notre vie cultuelle, au sens étroit, par rapport à l’Église instituée, mais aussi, au sens large, et d’une certaine manière surtout, dans notre vie culturelle, par rapport au Règne de Dieu (et à l’Église au sens large), qui embrasse, avec et bien au-delà de l’Église instituée, tous les aspects éthique, professionnel, légal, artistique, économique, civique, social, relationnel, historique, intellectuel, etc., de la vie de l’homme.»32 [32]

Une éducation qui se veut protestante ne peut s’empêtrer dans une vision dualiste du monde, fruit des philosophies des Lumières. Elle comprend qu’«il n’y a aucun domaine de la culture des hommes dont le Christ ne puisse dire: c’est à Moi!» pour reprendre la célèbre citation d’Abraham Kuyper33 [33]. Bref, elle ne peut se désintéresser de l’école, de l’université34 [34], lieux privilégiés de transmission de culture et de valeurs. Elle ne peut se désintéresser du mandat culturel donné par Dieu aux hommes dès les premiers chapitres du livre de la Genèse. Elle comprend qu’éduquer consiste aussi à éduquer la pensée, vu que nous sommes appelés à «aimer Dieu de toute notre pensée». Sinon, la constatation de Martin Luther King perdurera: «La plupart des gens, et des chrétiens en particulier, sont des thermomètres qui enregistrent l’opinion de la majorité, pas des thermostats qui transforment et régulent la température de la société. Les chrétiens sont des ‹suiveurs› de culture plutôt que des initiateurs de culture!»35 [35] L’éducation protestante qui s’inspire de la Réforme met en avant le fait que «tous les trésors de la sagesse et de la connaissance»36 [36] sont en Jésus-Christ, que tout est «de lui, par lui et pour lui»37 [37], que toute connaissance, dans une perspective biblique, conduit à la RE-connaissance38 [38], que la formation d’un disciple touche aussi bien sa dimension spirituelle qu’intellectuelle ou physique. C’est cet aspect-là qui fonde le récent mouvement d’implantations d’écoles protestantes évangéliques, et non une volonté de repli communautariste qu’on veut bien lui prêter39 [39].

3. Une autre valeur de l’éducation protestante est la connaissance de la lecture et de l’écriture, afin de connaître les Écritures et Dieu. La tendance actuelle est de conserver le moyen, excellent, tout en oubliant la finalité de cette connaissance. Permettez-moi de vous citer le texte d’introduction au premier abécédaire en langue française, utilisé dans les écoles protestantes des XVIe et XVIIe siècles: «Grands et petits qui désirez apprendre à servir Dieu par son Fils Jésus-Christ, cet ABC il vous conviendra prendre, en invoquant l’aide du Saint Esprit…»40 [40] La finalité de toute instruction, de toute éducation, reste la connaissance de Dieu et l’acquisition de la sagesse. La pauvreté actuelle de la réflexion quant à la finalité de l’éducation est proportionnelle à la richesse des moyens déployés, jamais égalée. Retrouver le sens des finalités de l’éducation, voici l’un des défis à relever aujourd’hui. Alexandre Vinet disait: «Le chrétien seul conçoit toute la dignité de l’instruction. C’est l’héritier du ciel qu’il forme dans ces écoles, c’est en vue d’un bonheur spirituel, éternel, qu’il apprend à l’enfant à lire et à écrire; ses maîtres sont, en quelque sorte, des apôtres, ses élèves des prosélytes, ses écoles des temples, la science qu’il enseigne la science même de Dieu.»41 [41]

4. Nous avons vu que l’éducation protestante se caractérisait aussi par son souci de vérité. Souci de la vérité,

«recherche de la vérité: le chrétien sait l’équivoque que recèle une semblable expression; car la recherche de la vérité ne peut désigner pour lui que la question, posée par lui, du sens dernier de son existence: et s’il reconnaît que l’homme peut se mettre en quête de vérités éparses, ou plutôt tenter de connaître les réalités du monde qui l’entoure, il sait aussi qu’il n’appartient pas à l’intelligence ou à la technique humaine de découvrir le mystère dernier de la vie: la Vérité, la seule, la clé de chacune de nos destinées, c’est Jésus-Christ appréhendé par la foi, et cela, toutes les connaissances humaines de l’avenir comme du présent ne peuvent nous le révéler. Mais le chrétien, qui apprend ainsi les limites de la recherche humaine et se voit obligé de renoncer à la souveraineté de sa raison, comprend aussi qu’en Jésus-Christ son effort et les connaissances qu’il a acquises prennent leur vrai sens, parce qu’ils retrouvent leur vraie place. La culture, comme la science, lui sont un moyen de rapporter les traces de Dieu à Dieu Lui-même, et non à la création, et d’offrir – de sacrifier – cette création au Seigneur du ciel et de la terre.»42 [42]

Là encore, on peut constater un glissement dans notre compréhension du rapport entre la vérité et l’éducation/instruction aujourd’hui. Très actifs dans l’établissement de l’école laïque à la fin du XIXe siècle, les protestants ont manifesté envers cette nouvelle institution une confiance telle qu’ils ont fermé leurs écoles normales et la plupart de leurs écoles primaires43 [43]. Il y en aurait eu 1500. On peut relever que plusieurs voix protestantes restaient prudentes. Alexandre Vinet, par exemple, l’un des premiers partisans réformés de la séparation des Églises et de l’Etat, se réjouissait de tout ce qui contribuait à l’union des Églises et de l’école44 [44]. «L’Église renferme l’école; il ne peut pas y avoir, d’après la nature même, la forme sous laquelle le christianisme nous a été donné, d’Église sans école; partout où le vrai christianisme s’établira, vous verrez naître des écoles; les écoles sont les premiers établissements de tous les missionnaires.» D’autres auteurs plus récents envisagent la responsabilité de l’Église envers l’école comme moyen d’affermir l’éducation reçue au sein de la famille et de l’Église45 [45]. Cette confiance des protestants du XIXe siècle s’appuyait sur cette idée qu’une neutralité était possible. Or nous savons bien que la neutralité n’existe pas! Education et neutralité sont des termes contradictoires! Car éduquer signifie «conduire hors de», cela conduit toujours quelque part! Arnold De Graaf écrit: «L’éducation est toujours de nature religieuse, dirigée et motivée par une conviction religieuse que ce soit l’idéal humaniste, l’islam, les postulats de neutralité ou la vision chrétienne du monde.» 46 [46] Jacques Maritain, philosophe catholique, écrivait:

«Toute théorie pédagogique est fondée sur une conception de la vie et ressortit par suite nécessairement à la philosophie. Sans remonter jusqu’aux grands maîtres de l’Antiquité, nous constatons que de nos jours la philosophie naturaliste a donné naissance à une pédagogie naturaliste (Spencer), le sociologisme à une pédagogie sociologiste (Durkheim, Dewey, Natorp, Kerschensteiner), le nationalisme et étatisme à une pédagogie nationaliste et étatiste (Fichte et le système scolaire prussien). La pédagogie ‹suit le flux et reflux des courants philosophiques›, c’est qu’elle n’est pas une science autonome, mais dépendante de la philosophie (…) Qu’est ce à dire, sinon que par nature la pédagogie est fonction de la philosophie, de la métaphysique? ‹Il n’y a pas de pédagogie neutre: ou bien elle n’est pas pédagogie. (…) Tout pédagogue adore un dieu: Spencer la nature, Comte l’humanité, Rousseau la liberté, Freud le sexuel, Durkheim et Dewey la société, Wundt la culture, Emerson l’individu (…) Ou bien tout réduit à s’adapter à l’enfant et à laisser faire en tout la nature, c’est à dire au néant de pédagogie.»47 [47]

Rechercher la vérité dans l’éducation consiste à faire découler tout son processus d’une vision du monde biblique au préalable. Cornelius Van Til, ce grand penseur réformé, raconte ainsi son parcours:

«Vous savez comme moi que chaque enfant est conditionné par son environnement. Vous avez été tout autant conditionné à ne pas croire en Dieu que je l’ai été à croire. Il faut appeler les choses par leur nom! Si vous dites que ma foi m’a été inculquée à travers le biberon, je répondrai que votre incroyance aussi vous a été inculquée à travers le biberon! (…)C’est pour répondre à ces vœux (prononcés lors de mon baptême enfant, par mes parents) que mes parents m’ont envoyé dans une école chrétienne. Là-bas, j’ai appris que ma condition de racheté du péché et mon appartenance à Dieu allaient influencer et marquer tout ce que je savais et faisais. J’ai vu la puissance de Dieu dans la nature et sa providence à l’œuvre dans le cours de l’histoire. Cela a donné une certaine assise à mon salut en Christ. Bref, le monde dans sa totalité s’est peu à peu ouvert à ma compréhension. A travers mon instruction, j’ai appris à considérer toutes ces questions sous la direction de la toute-puissance et de l’omniscience du Dieu dont je suis l’enfant par le Christ. Je devais apprendre à penser les pensées de Dieu après lui, en m’y efforçant dans tous les domaines de la connaissance (…) Etre sans parti pris, c’est tout simplement une autre façon d’avoir un parti pris! L’idée de neutralité en matière religieuse est juste une tenue de camouflage qui recouvre une attitude négative envers Dieu. Il faut bien voir que celui qui n’est pas pour le Dieu du christianisme est, de fait, contre lui.»48 [48]

Une éducation protestante, chemin vers la liberté, cherche à transmettre une juste interprétation de la réalité, objet de tout programme d’instruction, une juste «représentation», une juste «image» qui ne soit pas déconnectée de la Révélation, de façon à ce que l’enfant ne se fasse pas ses propres images, ou ne reçoive pas d’interprétation de la réalité sans lien avec la Révélation, ou s’opposant à celle-ci. N’est-ce pas là tout l’objet du deuxième commandement?49 [49]Là encore, la notion de «piété lettrée» des premiers réformateurs garde sa pertinence. Toute vérité est vérité de Dieu: partout où l’on peut trouver la vérité, elle appartient au Maître, disait saint Augustin. Une éducation qui permet la transmission de la vérité libère de toute fausse interprétation asservissante50 [50]et prépare la pensée des hommes à aimer Dieu et à le servir. Que cette passion pour la vérité nous propulse dans des prises de positions radicales dans le domaine de l’éducation, que notre lampe sorte du boisseau!51 [51]

5. Quant à la valeur qui consiste à transmettre une vision positive de la vie et du travail, à forger des caractères, on constate que cet objectif est toujours bien présent, même si les moyens de l’atteindre sont divers. Emile Doumergue, fondateur de l’établissement secondaire protestant de Montauban, l’Institut Jean Calvin, écrivait: «Ce qui nous menace aujourd’hui, c’est la crise des caractères et de la foi. Voilà le mal dont souffre la société politique tout autant que la société religieuse. Partout on demande des caractères, des hommes de convictions et de convictions si fortes, si inébranlables qu’ils n’hésitent pas à leur sacrifier tout. Travailler à créer de pareilles convictions, c’est rendre à notre France, et à l’humanité tout entière, le plus grand des services qui peuvent leur être rendus en ce moment.»52 [52] Une éducation protestante comprend la dimension de transmission de sagesse, qui dépasse infiniment la notion de transmission de savoirs, puisqu’elle inclut les dimensions d’interprétation, d’éthique, de responsabilité et des implications pratiques du savoir. Elle comprend donc tout ce qui touche au caractère. Si l’éducation scolaire par exemple consiste en une transmission de faits, de techniques et d’aptitudes, alors nous n’avons besoin que de spécialistes et de techniciens et tout va donc très bien! Mais si nous voulons une transmission de sagesse, alors il faudra confier l’éducation à des «sages». Soulignons, ici, que, dans la perspective protestante, la formation du caractère ne fait pas appel en premier lieu aux efforts, à la contrainte purement extérieure, mais à la grâce de Dieu, à la foi en lui, à la fréquentation de sa Parole, seules capables de faire naître et développer le caractère de Christ en chacun de ses enfants. Car c’est la vérité qui produit la sainteté tout comme c’est la vérité qui libère!53 [53] C’est en fréquentant les sages qu’on devient sages54 [54]; le disciple «sera» comme son maître, a dit Jésus55 [55]. Il n’y a pas d’éducation protestante possible sans des parents et enseignants qui soient des modèles de foi et de vie quotidiens, sans relation étroite avec la vérité.

6. Enfin, la dernière valeur caractéristique de l’éducation protestante consiste, avons-nous dit, à favoriser les attitudes de respect et de responsabilité. Notons l’importance accordée par les premiers réformateurs au respect de Dieu, conditionnant le respect de l’homme. Ils l’appelaient «crainte de Dieu». Le Strasbourgeois Martin Bucer écrivait:

«Les maîtres ne doivent pas se contenter d’enseigner à leurs élèves l’écriture et la lecture, mais les éduquer en la crainte de Dieu, la discipline et les bonnes manières civiques.»

Le fougueux Farel insistait: «Avec l’Écriture, le père et la mère, et tous ceux qui ont charge et qui conversent avec les enfants, de fait et de parole, doivent donner l’exemple à leurs enfants d’aimer, craindre et honorer Dieu.»56 [56] C’est d’ailleurs cette même crainte de Dieu qui est présentée comme le «début de la sagesse», «le commencement de la science»57 [57]. De la même manière que le respect envers son prochain est conditionné par le respect envers Dieu, l’exercice d’une réelle responsabilité est conditionné par la capacité de répondre (respondere) à celui qui nous appelle. En recevant l’assurance de son pardon, en vivant dans l’attente de la résurrection de la chair et de la venue du Royaume, l’homme prend donc conscience non seulement de la bonne nouvelle qui est dite à sa personne, mais aussi de sa responsabilité qui est la sienne en face de la création tout entière. Il sait que Jésus-Christ fait de lui non seulement une nouvelle créature, mais aussi «un roi et un sacrificateur pour Dieu son Père»: un roi, c’est-à-dire un homme appelé à reconnaître la signification des choses pour les appeler à se les soumettre (en chargeant Adam de donner à toute créature son nom, Dieu donne à Adam pouvoir sur la création entière: le nom, dans l’Ancien Testament, n’est pas seulement une appellation formelle, il contient une signification essentielle); Jésus fait aussi de l’homme un sacrificateur, parce que le règne de l’homme n’a son seul sens possible que dans la mesure où cet homme offre en sacrifice au Créateur ce qui lui est découvert et donné, et en rend grâce à chaque instant. Une éducation qui se veut protestante, biblique, prépare à l’exercice d’une telle responsabilité conditionnée par la Re-connaissance (reconnaissance des choses et reconnaissance envers Dieu). La tentation de garder ces valeurs de respect et de responsabilité tout en essayant de leur retirer leur enracinement théologique est probablement à l’origine de leur appauvrissement, ce qui ouvre la porte à toutes sortes d’asservissements. «Pour le chrétien, l’homme est responsable envers Dieu, et envers l’homme, dans la soumission à Dieu et à sa Parole. La liberté consiste à être libres du péché, et donc de nous-mêmes et des hommes, et de toute forme d’esclavage ou de lien qui peut faire de l’homme ou de nous-mêmes son prisonnier, pour devenir le peuple d’Alliance de Dieu en Christ, notre Rédempteur et Roi.»58 [58]

Conclusion

Ainsi, nous avons exploré ensemble, bien rapidement, le lien qui existe entre la spécificité d’une éducation protestante et la liberté. Ce lien est mis à mal. La montée du sécularisme et du relativisme, l’absence de repères, le refus d’absolus, la laïcité qui a parfois dérapé en laïcisme, ou qui a, au minimum, favorisé un dualisme déresponsabilisant, la démission de nombreux parents dans leur tâche de premiers éducateurs, l’éclatement des familles, le taux de suicides de jeunes qui, en France, est le plus élevé des pays d’Europe avec la Suisse, malgré l’important budget accordé à l’éducation, la tendance à quitter la vie d’Église constatée chez de nombreux jeunes, toutes ces constatations nous poussent à nous poser des questions. Y a-t-il encore une éducation «protestante»? Dans les foyers? A l’école? A-t-elle une influence aujourd’hui? Apporte-t-elle plus de sel et de lumière dans notre société?

L’éducation protestante a perdu en influence, en crédibilité et consistance. Pour qu’elle reste un «chemin vers la liberté», ou qu’elle porte à nouveau tout son fruit, il est bon d’examiner les valeurs fondamentales qui la constituent, de les «revigorer», de les irriguer, de se les réapproprier pour les mettre en œuvre. Il est dans l’histoire des grands pas en avant qui ont été des retours en arrière: la Réforme par exemple, comme retour à la Parole de Dieu. Nous avons souvent fait référence à des textes datant de la Réforme; nous lisons dans le livre de Jérémie: «Ainsi parle l’Eternel: Placez-vous sur les chemins, regardez, et demandez quels sont les anciens sentiers, quelle est la bonne voie; marchez-y, et vous trouverez le repos de vos âmes!»59 [59] Il y a des «antiques sentiers» en matière d’éducation qui ne devraient pas nous laisser indifférents. Le renouveau de l’implication de plusieurs d’entre nous dans le domaine de l’école chrétienne s’inspire de cet héritage qui a offert tant de bons fruits et qui peut en offrir encore.

Face à l’état de perdition de la jeunesse allemande, Luther avait cité le texte des Lamentations de Jérémie:

«Mes yeux se consument dans les larmes,

Mes entrailles bouillonnent,

Ma bile se répand sur la terre

A cause du désastre de la fille de mon peuple,

Parce que des enfants et des nourrissons défaillent

Sur les places de la cité.

Ils disaient à leurs mères:

Où trouver du blé et du vin?

Et ils défaillaient comme des blessés

Sur les places de la ville,

Ils rendaient leur dernier souffle

Sur le sein de leurs mères.»60 [60]

Cette prise de conscience avait été à l’origine d’un immense effort d’éducation et d’instruction systématiques, dont l’instrument principal avait été l’implantation d’écoles, lieux de transmission de savoir, de sagesse, de vérité, accompagné d’une réforme de la famille61 [61]. A la question «qu’est-ce que l’éducation?», un vieux professeur de l’Académie de Saumur avait répondu: «Eduquer? C’est enfanter à Jésus-Christ.»62 [62] Cette conviction était tellement enracinée qu’un prix immense a été payé pour que la Bible garde sa place dans la famille comme à l’école63 [63]. Il y a sûrement un prix à payer aujourd’hui pour une éducation selon Dieu, pour un déracinement de nos enfants et de la jeune génération de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et leur enracinement à l’arbre de la vie; ce prix est proportionnel à la valeur que nous leur accordons. Face au pillage de notre pays et de la jeune génération, opéré par l’ennemi de nos âmes, il faut que ce cri retentisse à nouveau: «Restitue!»64 [64] L’étude du domaine de l’éducation, selon la Bible, doit conduire à une Réforme… Réformer ne signifie pas accepter les formes qui existent, mais les réviser sous l’influence radicale de la Parole de Dieu. Oui, l’éducation protestante a encore des chemins de liberté à frayer… et à retrouver!

Je termine par une citation d’Alexandre Vinet, qui annonce la possibilité et les conditions d’une réforme en éducation:

«L’idée de former l’homme, l’homme tout entier, dans les écoles de la patrie n’est pas encore venue à bien des gens. C’est que le respect de l’homme nous manque; et qui pourrait s’en étonner, lorsque toute idée élevée sur son origine et sa destination s’est peu à peu effacée de la plupart des esprits? Il nous faut pour accueillir ces nobles vues, familières à d’autres pays, il nous faut des mœurs plus sérieuses que les nôtres. C’est le sérieux qui nous manque; on en met l’apparence et le nom partout; on joue le sérieux: on s’applaudit d’avoir abjuré l’ancienne frivolité gauloise; on est frivole d’une autre façon; frivole jusque dans ces passions politiques qui, quelque divergentes qu’elles soient, se rencontrent toutes dans une vaine adoration des formes; frivole jusque dans cet esprit pratique et positif, heureux don sans doute, mais qui perd beaucoup de sa valeur, lorsque pratique signifie égoïste, et que positif signifie terrestre. Non, nous ne sommes pas sérieux; le vrai sérieux n’est que dans les idées infinies et nous n’en avons plus; le vrai sérieux est là où l’âme est considérée comme le but et le corps comme l’instrument; et nous sommes arrivés à la théorie contraire. Aussi suis-je persuadé que si jamais cette importante réforme est opérée, qui doit faire des écoles une fabrique d’hommes, et de l’instruction un hommage à la dignité de notre nature, elle sera due à des hommes éclairés d’une autre lumière que celle que nous voyons briller en France, à des hommes que le respect des choses divines aura conduits au respect de l’humanité, et qui auront appris à reconnaître l’héritier du ciel dans le fils de la poussière.»65 [65]

1 [66]* L. Bussière est pasteur et président de l’Association des établissements scolaires protestants évangéliques en francophonie.

International Standard Bible Encyclopedia.

2 [67] Plusieurs de ces valeurs sont présentées par un ouvrage collectif rédigé sous la direction de G. Smith, Eduquer les enfants (Québec: Editions du Sommet, 1998).

3 [68] W. Monter, «La Réforme au quotidien», dans L’aventure de la Réforme, s. dir. P. Chaunu (Hermé,1992).

4 [69] Zwingli, Comment doivent être formés les adolescents dans le milieu où ils sont nés. Farel, De l’instruction des enfants. Voir aussi les déclarations des synodes de l’Église réformée de France, dont celui de Sainte-Foy (1578), qui engage les parents «à prendre soigneusement garde à l’instruction de leurs enfants, qui sont la semence et la pépinière de l’Église».

5 [70]Ibid.

6 [71] V. Durrleman, L’éducation protestante (Carrières-sous-Poissy: La Cause, 1942).

7 [72] Cité par Durrleman, op. cit., 9. Notons que F. Guizot (1878-1874), Ministre de l’Intérieur, puis de l’Instruction publique, s’est longtemps opposé à l’instruction obligatoire de peur qu’elle ne se traduise par l’interdiction pour les parents d’être éducateurs de leurs enfants.

8 [73] J. Bosc, «La foi chrétienne et l’université», Cahiers de Foi et Vie et du Semeur (Paris, 1939).

9 [74] Selon l’expression de Michelet dans son Histoire de France.

10 [75] Luther, A la noblesse chrétienne de la nation allemande…, 1520.

11 [76] Luther, ibid.

12 [77] Luther, Prédication sur le devoir d’envoyer les enfants à l’école, 1530.

13 [78]Luther, ibid.

14 [79]Durrleman,op. cit., 21.

15 [80] Agénor de Gasparin (1862) à propos des Etats-Unis, dont la Constitution est dans son origine le fruit des éducateurs de la Réforme. Cité par Durrleman, op. cit.

16 [81]Durrleman, op. cit., 12.

17 [82]Durrleman. ibid., 15.

18 [83] M. Cordier, préface du De corrupti sermonis emendatione, 1530.

19 [84] Site internet du gymnase Jean-Sturm de Strasbourg.

20 [85] Rousseau, Du contrat social.

21 [86]Traduction de «Education for Freedom», de R.J. Rushdoony, tiré de The Philosophy of the Christian Curriculum (Ross House Books).

22 [87] Jn 8.36.

23 [88] Ga 5.1.

24 [89] 2Co 3.17.

25 [90] P. Tirel, pasteur de l’Église réformée, article intitulé: «L’éducation protestante jadis et naguère», du recueil La Réforme et l’éducation (Privat, 1974).

26 [91] M. Baumann, Le protestantisme et l’école (Genève: Labor & Fides 1999).

27 [92] P.D. Bourchemin, Etudes sur les académies protestantes en France aux XVIe et XVIIe siècles (Paris, 1882), 189, article XXVI. Cité par J. Fouilleron et A. Blanchard dans La Réforme et l’éducation (Privas, 1974).

28 [93] J.-C. Vinard: «Les écoles primaires protestantes en France de 1815 à 1885», 227. Mémoire de maîtrise de la Faculté de théologie de Montpellier, juin 2000.

29 [94] F. Schaeffer, Démission de la raison (Genève: Maison de la Bible).

30 [95] H. Dooyeweerd, «La sécularisation de la science», La Revue réformée, n° 17 (1954).

31 [96] 2P 1.5.

32 [97] P. Courthial, De Bible en Bible (Lausanne/Aix-en-Provence: L’Age d’Homme/Kerygma, 2002), 175.

33 [98] Kuyper a été à l’origine de la création de l’Université libre d’Amsterdam, lieu dans lequel tous les domaines de la connaissance étaient enseignés selon une perspective biblique. Le mot même «université» comprend une vision chrétienne du monde: celle de l’unité dans la diversité. C’est, bien sûr, Christ qui fait l’unité, puisque c’est en lui que sont cachés tous les mystères de la sagesse et de la science (Colossiens 2.3). Ce terme d’université devient gênant pour certains, puisqu’un recteur d’université proposait récemment de parler de «multiversité»!

34 [99] J. Bosc écrivait en 1939, alors qu’il réfléchissait à la possibilité de création d’une université protestante: «En considérant consciemment ou inconsciemment aujourd’hui le domaine universitaire comme plus ou moins étranger aux préoccupations de l’Église, ne négligeons-nous pas une partie importante de nos responsabilités?» (Tiré de «Foi chrétienne et Université», Cahiers de Foi et Vie et du Semeur.)

35 [100] M.L. King, La force d’aimer (Casterman), 28.

36 [101] Col 2.3.

37 [102] Rm 11.36.

38 [103] Les choses visibles reflétant les invisibles et nous encourageant à rendre «grâces à Dieu»: Rm 1.

39 [104] Pour en savoir plus sur ces établissements scolaires protestants évangéliques, allez sur le site http://www.aespef.org (Association des établissements protestants évangéliques en francophonie).

40 [105] Cité par T. Filipczak: «Pensées et pratiques pédagogiques des protestants au XVIe siècle», Mémoire de maîtrise, Lille III, 1990.

41 [106] A. Vinet, La famille, l’éducation et l’instruction.

42 [107] Bosc, La foi chrétienne et l’Université, op. cit., 14-15.

43 [108] Fédération protestante de l’enseignement, Laïcité et paix scolaire, 1957, 34.

44 [109] A. Vinet, «De l’instruction populaire», dans La famille, l’éducation et l’instruction. De même, Calvin disait: «L’Église n’a jamais fleuri sans écoles.»

45 [110] E.P. Clowney, L’Église(Cléon d’Andran: Excelsis, 2000), 158 à 160.

46 [111]A. De Graaf, The Educational Ministry of the Church (Philadelphie: Craig Press, 1968), 1.

47 [112] J. Maritain, préface du livre de M. de Hovre (Œuvres complètes, T. III, 1407 1408).

48 [113] C. Van Til, Ce que je crois (Cléon d’Andran: Excelsis).

49 [114] Dt 5.8.

50 [115] Ex 20.4-6 expose ce deuxième commandement et conclut que se faire ses propres images pousse à l’idolâtrie et entraîne une malédiction sur plusieurs générations.

51 [116] Mc 4.21.

52 [117] E. Doumergue, cité dans L’Institut Jean-Calvin, plaquette pour le 20e anniversaire.

53 [118] Ep 4.24.

54 [119] Pr 13.20a.

55 [120] Lc 6.40.

56 [121] G. Farel, 1524, Sommaire, cité par R. Allier, Anthologie protestante française, T. I, 7.

57 [122]Pr 1.7, 9.10, Jb 28.28.

58 [123]R.J. Rushdoony, Education for Freedom, op. cit.Il continue ainsi: «L’éducation chrétienne ne consiste donc pas en un programme auquel on ajoute la Bible, mais en un programme dans lequel la Parole de Dieu gouverne et donne forme à chaque sujet, chaque matière.»

59 [124] Jr 6.16.

60 [125] Lm 2.11-12.

61 [126] G. Mützenberg, Ils ont aussi réformé la famille (Ligue pour la Lecture de la Bible).

62 [127] Cité par Durrleman, op. cit., 122.

63 [128] Des milliers d’institutrices et instituteurs huguenots ont préféré la prison et la mort plutôt que d’enseigner sans la Bible. Cf. Mémoire de T. Filipzak, op. cit.

64 [129] D’après Es 42.22-23.

65 [130] A. Vinet, «De l’instruction populaire», dans La famille, l’éducation et l’instruction.