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2. Réforme et néo-protestantisme

CHAPITRE II

Réforme et néo-protestantisme

Nous abordons, à présent, un sujet qui, depuis quelques siècles, pose un grave problème: celui de la relation qui existe entre le protestantisme de la Réforme, tel que le maintiennent encore les Eglises de confession réformée, et cette forme de protestantisme qui surgit au XVIIIe et au XIXe siècles, et qu’on désigne communément du nom de Modernisme, ou de Néo-protestantisme. Quoique le développement historique de la relation qui existe entre ces deux sortes de protestantisme soit du plus haut intérêt, nous ne pouvons songer à l’aborder maintenant à cause de son extrême complexité. Je me bornerai donc à vous entretenir de ce problème, tel qu’il se présente à nous aujourd’hui.

Une différence radicale

Malgré quelques divergences d’opinion, c’est un fait qu’on s’accorde généralement à reconnaître qu’il existe une différence radicale entre le protestantisme de la Réforme et le néo-protestantisme. Les protestants orthodoxes, par exemple, se rendent parfaitement compte de la distance qui sépare la Réforme du XVIe siècle de toutes les formes possibles de néo-protestantisme. Mais, également, des penseurs non orthodoxes, tels E. Troeltsch, soulignent cette différence. Troeltsch est convaincu que l’ancien protestantisme était une conception supranaturaliste, alors que le néo-protestantisme, sous l’influence des lumières du XVIIIe siècle, est l’expression d’une pensée moderne. Modernistes et libéraux, sans exception, considèrent l’orthodoxie de la Réforme comme une position intenable, incompatible désormais avec les conceptions de notre temps, et qui ne tient aucun compte des résultats acquis de la science moderne et d’une conception moderne du monde. Le néo-protestantisme s’oppose donc à l’ancien.

Reconnaissons, tout d’abord, que l’apparition de deux formes de protestantisme est un phénomène étrange et remarquable. Nous en prenons particulièrement conscience lorsque le catholicisme romain nous demande avec insistance: « Quel est donc le vrai protestantisme? » Roule souligne énergiquement que l’existence de ces deux formes de protestantisme révèle sa faiblesse congénitale, en comparaison de l’unité de l’Eglise catholique romaine.

Une conception catholique romaine erronée

La conception romaine est très nette: le protestantisme moderne est l’inévitable aboutissement de l’ancien. L’évolution vers le néo-protestantisme, le modernisme et le libéralisme était inhérente à l’essence même de la Réforme. En effet, affirme Rome, le protestantisme s’est, dès l’origine, affranchi de la seule autorité, qui puisse maintenir la vie et une saine doctrine: des deux piliers du pont, l’Eglise et la Bible, l’ancien protestantisme a miné le premier. Pour le pont, c’est irrémédiablement la catastrophe, même si elle n’est pas immédiate. Lorsque l’autorité absolue de l’Eglise a été rejetée, la révolution était déjà amorcée. Les auteurs catholiques actuels dépeignent à l’envi les conséquences fatales de la Réforme dans le monde moderne. A les entendre, chaque domaine de la vie humaine s’éloigne de plus en plus de la source de vie, malgré les efforts du protestantisme orthodoxe pour défendre et maintenir l’autorité de Dieu et une conception religieuse de la vie. L’origine de la révolution est considérée comme inhérente à la Réforme elle-même.

Même au XXe siècle, les Réformateurs ont été traités de révolutionnaires, aux termes exprès d’une encyclique de 1910 qui les accusait de tous les méfaits, et qui souleva un torrent d’indignation dans le monde protestant. Cette accusation, que la Réforme a été une révolution, sera le sujet de notre troisième entretien. Mais, dès à présent, je voudrais souligner le fait que le catholicisme est intimement persuadé que le monde moderne, le monde du modernisme, du libéralisme et de beaucoup d’autres « ismes », est la conséquence directe de l’orgueil religieux, de la désobéissance et de la révolte des Réformateurs. Pour les auteurs catholiques, la relation entre ces deux sortes de protestantisme est des plus intimes.

Dans l’évolution ultérieure du protestantisme, les auteurs catholiques voient s’accomplir l’avertissement de Paul: « Ne vous y trompez pas: on ne se moque pas de Dieu. Ce qu’un homme aura semé, il le moissonnera aussi. » (Ga 6.7). Pour eux, le trait caractéristique du protestantisme, c’est que la Réforme s’est insurgée contre l’autorité, qu’elle n’a été que négative, une protestation pure et simple. On nous dit bien que les Réformateurs n’avaient pas envisagé toutes les conséquences de leur attitude première, mais, dans le développement ultérieur de la Réforme, les dommages se révélèrent de plus en plus ouvertement: qu’on le veuille ou non, la Réforme devait aboutir au néo-protestantisme avec sa célèbre protestation contre toute autorité, sa soif de liberté, son rejet de l’autorité et de l’infaillibilité de l’Ecriture, de la réalité des miracles et du monde surnaturel; à un néo-protestantisme, militant pour une Eglise sans dogmes et sans confession de foi, rejetant la doctrine de l’Eglise, la divinité du Christ, sa naissance virginale, sa sainteté, sa mort expiatoire, sa résurrection, son ascension, son retour. Pour eux, la Réforme porte l’effroyable responsabilité de ce monde sécularisé, de ce monde sans Dieu.

Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une accusation plus grave et plus insidieuse que de prétendre qu’il existe une ligne droite qui part de Luther pour aboutir à Nietzsche, de Calvin au monde sécularisé d’aujourd’hui. Cela pourrait-il donc être vrai? « Après la Réforme », pourrait-il être synonyme de « à cause de la Réforme »? Je suis convaincu qu’une telle théorie est insoutenable, même au point de vue historique, car elle simplifie à l’excès l’évolution de l’histoire et néglige, entre autres faits, l’influence considérable de l’humanisme après la Réforme.

Humanisme et pélagianisme

Dès le XVIe siècle, l’humanisme était déjà une question brûlante dans l’Eglise romaine. Qu’il vous souvienne de la controverse entre Luther et Erasme, qui, catholique romain, prônait la valeur de la nature humaine et de ses aptitudes, et défendait le libre-arbitre de l’homme. Pensons avec quelle violence Erasme s’opposait à la doctrine de la totale corruption de la nature humaine! Et ce n’était pas seulement Erasme qui défendait le libre-arbitre et la bonté naturelle de l’homme, en se faisant ainsi l’apôtre de l’antique semi-pélagianisme, mais le Pape en personne qui attaqua Luther à cause de sa doctrine de la grâce et du serf-arbitre. L’Eglise romaine proclame qu’Augustin est un Père de l’Eglise, mais elle le renie tout au moins quant à sa doctrine de la grâce souveraine. N’est-ce pas un problème capital dans l’Eglise romaine, que sa conception de l’humanité, de la bonté de l’homme et de sa raison qui n’a pas subi les atteintes du péché?

C’est exactement le même problème que nous rencontrons une fois de plus au Siècle des Lumières, lorsqu’il mène la lutte contre ce qu’on appelle le pessimisme de la doctrine du péché et de la corruption originels. De même que le catholicisme rejette Augustin et la Réforme, de même le néo-protestantisme accuse la Réforme de pessimisme; et, de nos jours encore, le catholicisme s’acharne contre la « doctrine pessimiste de l’homme » de l’orthodoxie protestante. C’est pourquoi la conception romaine, selon laquelle le néo-protestantisme ne serait rien d’autre que la conséquence directe de la Réforme, est une simplification foncièrement outrée. Il s’agit de savoir si la Réforme a été ou non conséquente avec elle-même. Tel est le problème qui nous est posé. Il s’est posé dès le XVIIIe siècle, et il conserve, aujourd’hui encore, toute son importance. J’en connais les données dans mon propre pays, et vous, vous les connaissez dans le vôtre, mais ce problème est, très certainement, partout le même.

Le protestantisme moderne affirme avec emphase que l’orthodoxie n’est pas conséquente avec elle-même et que lui seul a su accepter toutes les conséquences de la révolution du XVIe siècle; nos contradicteurs visent très spécialement la soumission de la Réforme à une révélation surnaturelle et à l’Ecriture sainte. On nous accuse de ne tenir aucun compte de l’évolution de la conception moderne du monde dans la manière dont nous traitons des miracles, de la providence et du déterminisme. Le néo-protestantisme prétend avoir dépassé l’ancienne conception du monde, cette conception mythique et démodée, ce qui lui interdit d’adopter la même position que la Réforme. Ce conflit a surgi dans presque tous les pays: c’est le problème du modernisme.

Aux Pays-Bas, quelques théologiens modernistes voulurent bien reconnaître que leur modernisme était incompatible avec le christianisme de l’Eglise. Ils voulurent être honnêtes et offrirent leur démission de ministres de l’Eglise. Si, par exemple, nous sommes déterministes, déclarèrent-ils, il nous est désormais impossible de défendre la véritable signification de la prière. Ne parons donc pas nos idées des noms des concepts et de la doctrine de cette vénérable mère qu’est l’Eglise! Jouons franc jeu! Mais l’opinion de la plupart des théologiens et des prédicateurs modernistes était tout autre. Ils affirmaient que leur modernisme, leur néo-protestantisme, n’était rien moins que le véritable christianisme, authentique et conséquent, le vrai protestantisme, c’est-à-dire le christianisme appliqué aux besoins de l’intelligence moderne, et répondant aux exigences de la science moderne. A Leyde, par exemple, au XIXe siècle, un professeur néerlandais enseignait à ses étudiants en théologie que (du point de vue de la science moderne) il était absolument impossible que Jésus ressuscitât des morts. Et tous les étudiants applaudissaient et acquiesçaient. Tel fut l’engouement du XIXe siècle: le protestantisme moderne se dressait contre celui de la Réforme, contre la Confession de Foi de l’Eglise, contre le Symbole des Apôtres. Il y avait donc conflit au sein même de l’Eglise. Et, quand certains pasteurs donnèrent leur démission, ils s’entendirent déclarer par d’autres de leurs collègues qu’il n’était nullement nécessaire de quitter l’Eglise établie. A les entendre, rien n’empêchait de prêcher ce nouveau protestantisme, ce nouveau christianisme, dans l’ancienne Eglise. Et ce fut la crise, tout comme ce fut une crise lorsqu’on demanda à un pasteur communiste s’il se considérait vraiment comme un ministre de l’Eglise de Jésus-Christ, et qu’il répondit: « J’en ai bien la conviction… mais en tant que communiste. »

Et voici que, parmi les étudiants qui applaudissaient et qui s’appropriaient la négation de la résurrection du Christ, se trouvait Abraham Kuyper, alors sous l’influence du modernisme. Longtemps après, il parlait encore avec regret de ces applaudissements et du déshonneur qu’il avait infligé à son Seigneur. Un simple exemple entre beaucoup! Mais il nous révèle la toile de fond d’un conflit tragique que nous vivons depuis un siècle et que nous retrouvons dans de nombreux problèmes de l’Eglise et de la théologie.

Prenons par exemple le problème de la synthèse du Credo et de l’esprit moderne. De tous côtés, on se mit à rogner sur le contenu de la foi et de la doctrine chrétiennes pour rendre possible cette synthèse, et une opposition de plus en plus vigoureuse se déchaîna contre le contenu du Symbole des Apôtres (et pas seulement contre les Confessions de foi de la Réforme), contre la naissance virginale, contre la résurrection, contre l’expiation par la croix de Jésus-Christ. Le XIXe siècle fut un siècle décisif dans les relations entre l’ancien et le nouveau protestantisme. L’Eglise ne se trouva pas en présence d’une franche négation de la foi chrétienne; on l’accusait simplement de conserver une forme surannée du christianisme, tout juste bonne à mettre au rancart. De nombreux théologiens résolurent le problème en acceptant les termes de nos symboles et de la doctrine de l’Eglise, mais en leur donnant une autre interprétation. C’est ainsi que surgit pour l’Eglise l’immense danger que chacun puisse interpréter à sa façon la confession de foi de l’Eglise

Cette possibilité d’interprétation, au lieu d’un rejet pur et simple de la doctrine, a créé, j’en ai la conviction, une situation extrêmement dangereuse pour l’Eglise d’aujourd’hui. Quand quelqu’un rejette ouvertement les termes du Credo, on sait au moins à quoi s’en tenir. Mais la situation est beaucoup plus périlleuse quand les termes du Credo restent intangibles, tout en étant soumis à une interprétation différente. Il me souvient d’un théologien qui considérait que l’article « né de la Vierge Marie » était un mythe; mais il ne désirait nullement le rayer du Symbole des Apôtres. Et quand nous lisons encore que le Christ a été « conçu du Saint-Esprit », cela signifie, selon notre théologien, que l’Esprit étant indépendant, l’originalité du Christ a été de pouvoir dire « non » à la nature et au péché. Il saute aux yeux que les termes du Credo sont complètement dévalués par une telle exégèse et, que si l’Eglise s’aventure dans cette direction tout en maintenant son antique langage, elle abuse le monde; elle n’annonce plus la vérité, elle devient de plus en plus ambiguë et hypocrite. Une telle licence prive de toute clarté les déclarations de l’Eglise, alors que le monde n’aspire à rien d’autre aujourd’hui qu’à la clarté, à une époque de ténèbres et d’extrême confusion.

L’ensorcellement du modernisme

Mais, hélas! la situation devint de plus en plus critique. Le protestantisme moderne, le néo-protestantisme, exerça une influence considérable. Lui, au moins, savait prononcer ces mots magiques et ensorcelants: science, évolution, progrès, personnalité, esprit moderne, liberté, autonomie! Pour beaucoup, le protestantisme de la Réforme semblait être esclave, illogique, bien au-dessous des exigences de la science et des conceptions modernes du monde. Grave problème, non seulement pour les théologiens, mais pour beaucoup d’autres, spécialement les jeunes! Il leur semblait appartenir à une famille orthodoxe ne représentant plus qu’un mouvement moribond, un protestantisme agonisant. Le néo-protestantisme pénétra nos communautés, et l’Eglise qui cherchait à s’y opposer prenait le visage vétuste et morose d’un conservatisme desséchant tremblant de peur devant les résultats acquis de la science moderne.

Le temps approchait à grands pas où beaucoup devraient inévitablement prendre une décision radicale. Mais, lorsque nous considérons cette lutte grandissante entre le protestantisme de la Réforme et ce nouveau protestantisme, nous devons comprendre que le problème est si grave qu’il nous est impossible d’y faire face avec un conservatisme mort, en répétant de vieilles formules, sans une foi vivante et sans assumer la tâche qui nous incombe aujourd’hui. Ces dangers ne peuvent être surmontés que par une foi vivante et constamment à l’écoute du Saint-Esprit. Quand le catholicisme accuse la Réforme d’avoir rejeté toute authentique autorité, nous savons bien que cela n’est pas vrai. Ce n’est pas au nom de la raison et de l’autonomie humaines que la Réforme combattit l’autorité; bien au contraire, elle aspirait à une autorité plus grande que celle que connaissait, depuis des siècles, l’Eglise romaine, à une autorité réelle et effective.

Nous devons connaître les sources vivantes de la Réforme. Pour être calvinistes ou réformés, il ne suffit pas de posséder un système majestueux dont nous pouvons être fiers, une conception harmonieuse et systématique du monde. Une originalité selon le monde ne peut être notre originalité. Nous devons savoir – et c’est la seule chose qui puisse nous donner du mordant – que l’originalité de la foi réformée et du calvinisme consiste précisément en leur refus de toute originalité par rapport à l’Evangile. Ainsi seulement pourrons-nous résoudre les problèmes que pose le néo-protestantisme, car alors seulement il nous sera possible de voir de quoi il s’agit.

Le protestantisme moderne a toujours affirmé que la valeur du progrès scientifique venait de ce que la science moderne était sans préjugés, sans a priori, purement rationnelle, la seule conception valable du monde. Comme Bertrand Russell le déclare dans son livre Science et Religion, il n’y a qu’une seule vraie méthode: la science. Depuis plusieurs siècles, l’Europe occidentale ne croit plus à la possibilité d’une science chrétienne, et c’est pourquoi on n’a nulle considération pour l’idée d’une Université chrétienne. Mais, aujourd’hui, l’opposition à une science chrétienne et à une Université chrétienne ne provient point seulement des incroyants, mais des croyants eux-mêmes, de ceux qui se déclarent des chrétiens véritables, mais qui sont influencés par la sécularisation de la science et de la philosophie, comme si l’on pouvait expliquer le monde sans la révélation de Dieu. Quel est donc le résultat de cette soi-disant « science sans a priori »?

Le voici: la domination de tout le domaine de la science par une méthode scientifique unique, le triomphe de la raison, et à un tel degré que même des incroyants et des athées commencent à s’insurger contre une telle domination. Il nous est possible, je pense, de déceler le véritable a priori qui se dissimule derrière le protestantisme moderne: c’est le principe de l’autonomie, de la suprématie de la raison humaine, et sa synthèse avec les débris de la foi chrétienne (la Théologie systématique de Tillich en est un remarquable exemple). L’impossibilité de trouver un dénominateur commun aux deux protestantismes éclate de plus en plus.

Evangile et mythe

Pour concrétiser ma pensée, je parlerai d’un des aspects les plus vivants du néo-protestantisme. En Allemagne, R. Bultmann, théologien issu de l’école dialectique, mène une violente campagne contre ce qu’il appelle les éléments mythiques du Nouveau Testament, les aspects mythiques de l’Evangile. Il cherche à prouver que, dans nos temps modernes, il est indispensable de purger l’Evangile de tous ces éléments mythiques. Dans ce monde d’après-guerre, il importe de démythologiser le Nouveau Testament, car nous possédons maintenant une conception plus scientifique du monde. Si notre langage reste aujourd’hui moulé dans la forme de l’enseignement mythologique du Nouveau Testament, nous aboutirons tout simplement à ce qu’un grand nombre, rejetant sa forme mythique, rejetteront aussi toute la foi chrétienne.

Bultmann considère son œuvre théologique comme une œuvre pastorale, un témoignage de compassion envers le peuple qui se ment dans une autre conception du monde que celle de la Bible. L’ancienne conception réformée, fondée sur la Bible, tient encore à des événements surnaturels tels que la venue du Fils de Dieu dans la chair, la naissance virginale, la résurrection, l’ascension, le retour du Christ. Mais, selon Bultmann, il nous est désormais impossible de vivre dans une telle perspective; si nous acceptons l’électricité et les ressources de la médecine moderne, cela implique nécessairement une conception moderne du monde dans laquelle le message du Nouveau Testament ne peut être saisi de la même manière qu’autrefois. Dans un nouveau protestantisme, nous aurons donc à transposer l’Evangile mythologie que dans les formes nouvelles d’une pensée moderne. Le programme de Bultmann est vivement discuté en Allemagne et ailleurs. Mais il est très remarquable que l’essentiel de ce nouveau protestantisme soit rigoureusement identique à celui de la vieille position libérale du XIXe siècle, bien que Bultmann donne l’impression que sa théologie comporte quelque chose de nouveau. En fait, rien n’est changé. Il ne s’agit encore que de la domination de la foi chrétienne par la méthode universelle d’une science proclamée neutre.

Mais que veut dire « protestant »?

Dans cette tragique situation, demandons-nous, maintenant, et cherchons à circonscrire quelle est la signification exacte du terme « protestantisme ». Le danger crucial dans le protestantisme moderne est, si je ne m’abuse, que ce terme ne reçoive qu’une acception négative. Il n’est de plus en plus qu’une simple protestation contre la confession de foi de l’Eglise. Mais, quand le néo-protestantisme se réclame de la Réforme et quand il prétend être le protestantisme authentique, ce n’est là rien de plus qu’une falsification de l’histoire, et je ne crains pas de déclarer que ce protestantisme moderne ne pourra jamais opposer la moindre résistance valable au catholicisme romain. Certes! le protestantisme moderne semble en violente opposition avec le catholicisme; mais il n’a pas la moindre qualité pour s’y opposer, car il n’est rien d’autre qu’un anti-papisme évanescent. Il se veut « protestant », mais il n’est qu’une protestation contre l’autorité, contre l’autorité des Saintes Ecritures, et, depuis nombre d’années, il s’est engagé dans une lutte farouche contre l’orthodoxie. C’est pourquoi il n’y a qu’une seule manière d’en sortir: c’est que les esprits, de plus en plus nombreux, discernent de mieux en mieux l’origine et les sources bibliques authentiques de la Réforme.

Sous l’influence et les attaques du protestantisme moderne, bien des gens commencent à être lassés, car il leur faut toujours être sur la défensive; on leur répète à satiété qu’ils ne sont plus de leur époque et qu’ils sont complètement démodés. Le caractère délétère de cette accusation nous permet de comprendre pourquoi certains en viennent à capituler. Mais alors ils oublient quelle est leur tâche dans un monde où nous ne vivons pas pour notre propre plaisir. Autrefois, les attaques contre l’Evangile soulevaient une indignation passionnée. Les gnostiques s’en prirent à l’incarnation pour des motifs religieux; pour des motifs religieux aussi, d’autres nièrent la divinité du Christ: les uns et les autres se faisaient les champions du monothéisme. On nia l’humanité du Christ au nom du caractère divin de la rédemption. C’étaient bien là des motifs religieux. Mais la vigilance de l’Eglise se portait sur les motifs profonds qui les inspiraient, et elle savait bien que les apôtres ne s’y étaient pas laissé prendre! La Parole de Dieu elle-même se fait l’écho de leur indignation: « Si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi est vaine, elle aussi », clame Paul aux Corinthiens (1Co 15.14). Et l’apôtre de l’amour, l’apôtre Jean, que dit-il contre tous les motifs « religieux »de son temps? « Tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n’est pas de Dieu; mais c’est là l’esprit de l’Anti-Christ, dont vous avez entendu annoncer la venue, et qui est dans le monde déjà maintenant. »(1Jn 4.2-3). N’avons-nous pas besoin, une fois de plus, de comprendre, comme, Jean l’avait compris, qu’il y a une merveilleuse possibilité d’harmonie entre l’orthodoxie et l’amour? Le modernisme a toujours accusé l’orthodoxie d’être conservatrice, démodée, intellectualiste. Et parfois l’orthodoxie s’est efforcée de donner d’elle-même une impression meilleure et plus nuancée. Mais alors elle se cantonnait dans la défensive, et elle n’était plus un authentique témoignage. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une orthodoxie intimement unie à l’amour et, puisqu’il le faut, à l’indignation, non pas une indignation personnelle, mais l’indignation de l’amour que nous enseigne l’Evangile.

En général, c’est, hélas! d’un autre mariage que nous entendons parler: celui de l’orthodoxie avec le pharisaïsme. Y a-t-il quelque chose à répondre à cette accusation générale? A ce sujet, je rappellerai la parole de Paul, qui est lourde de sens, même pour les théologiens: « Quand je parlerais les langues des hommes et celles des anges, si je n’ai pas l’amour, je ne suis qu’un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie, et quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science; quand j’aurais toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. » (1Co 13.1-2).

Tel est l’avertissement de l’Evangile. Mais cet avertissement comporte la promesse que, seule, la charité peut être en bénédiction dans le monde. Quand nous voyons les conséquences navrantes des attaques du protestantisme moderne, quand nous voyons la pauvreté et tous les faux problèmes de ce protestantisme, que ne doit pas être et devenir notre amour? Nous lisons parfois que le protestantisme libéral et le néo-protestantisme retourneraient à l’orthodoxie. Mais soyons sur ce point extrêmement circonspects, quand nous songeons au danger des mots, même de mots très orthodoxes, mais vidés de leur contenu véritable: le message de l’Evangile.

Ce dont notre monde a besoin

Lorsque nous essayons d’analyser le monde de la théologie contemporaine, nous ne devons surestimer ni la science, ni la théologie, bien qu’il y ait toujours eu une influence profonde de la théologie sur l’Eglise. Cette influence n’est pas confinée dans les cabinets de travail, mais elle pénètre l’Eglise et la communauté des saints. Nous ne pouvons affronter le protestantisme moderne que par l’amour de nos cœurs et en étant sans cesse à l’écoute de l’Ecriture. La réponse, la seule réponse possible, sans le moindre esprit de conservatisme, c’est celle de l’apôtre Jean: « Tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne prenne ta couronne. » (Ap 3.11). Cette couronne n’est pas celle de nos mérites et de nos propres œuvres. Mais elle nous fait penser à ces couronnes dont nous parle l’Apocalypse, lorsqu’elle nous montre, aux temps à venir, les vingt-quatre vieillards qui se prosternent devant celui qui est assis sur le trône, et qui adorent celui qui vit aux siècles des siècles, en jetant leurs couronnes devant le trône (Ap 4.10-11). Telle est la seule manière de ne pas garder sa couronne. Mais il n’y a pas la moindre contradiction entre cette vision de l’avenir et le commandement qui nous est donné de garder ce que nous avons.

Dieu nous commande que personne ne puisse nous ravir notre couronne. Cela veut dire que nous devons jalousement veiller sur les dons de notre Seigneur et à notre responsabilité dans le monde. Gardons-nous de nous laisser abattre en cette période étrange et dangereuse de notre histoire, alors que d’innombrables problèmes nous assaillent de tous côtés! Le Seigneur bénira notre tâche. Et cette tâche n’est point d’être protestants dans un sens négatif, car le monde actuel succombe sous les protestations contre la Parole de Dieu, contre l’autorité, contre l’Evangile. Le néo-protestantisme est un essai de synthèse entre l’Evangile et l’autonomie de la raison, qui oblige ses partisans à se dresser contre l’orthodoxie. Mais nous n’avons rien à craindre si nous savons obéir au Christ, car nous savons ce dont le monde a besoin: il lui faut un témoignage, une affirmation positive, une certitude!

Pour l’Eglise comme pour la théologie, la parole de notre Seigneur est toujours vraie: « Vous aurez des tribulations dans le monde mais prenez courage, j’ai vaincu le monde. » (Jn 16.33),