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La nouvelle théologie catholique romaine sur Israël

La nouvelle théologie catholique romaine sur Israël

Sens et portée d’un changement doctrinal

Jorge RUIZ*

Cet article indique, dès son titre, qu’il y a eu un changement d’enseignement dans l’Eglise catholique romaine concernant les Juifs. Pour commencer, nous verrons qu’effectivement il y a eu un changement de doctrine et nous allons essayer de le démontrer.

Avant de constater un changement, il convient, d’abord, de se demander à quel moment un enseignement devient une doctrine de l’Eglise catholique romaine. Quand est-on face à une doctrine « de l’Eglise en tant que telle », devant une affirmation catholique? Est-ce en lisant les propositions d’une école théologique particulière? Ou dans les déclarations d’un évêque ou d’un groupe d’évêques, en dehors du pape? Ou dans les déclarations du pape sans les évêques? Ou dans les déclarations du pape et des évêques non encore ratifiées par d’autres déclarations du pape et des évêques? Quel est le genre de déclarations qui ratifie la catholicité? Il y a là un problème fort complexe, encore plus complexe, comme nous allons le voir, que dans le protestantisme!

I. Il y a bien changement

Il nous faut donc trouver un terrain qui soit vraiment sûr. Dans l’Eglise catholique romaine, la foi de l’Eglise est perceptible, elle se reflète dans deux domaines: la liturgie et le magistère.

a) La liturgie

Le premier est celui de la liturgie. Si le vieux dicton latin lex orandi, lex credendi (« la loi de la prière est la loi de la foi ») est vrai, c’est, sans aucun doute, dans l’Eglise catholique romaine. Dans le cadre liturgique, les changements concernant les Juifs ont été majeurs. Il suffit de comparer les deux prières suivantes du Vendredi saint. La première, la prière traditionnelle, utilisée intégralement pendant plus d’un millénaire jusqu’à 1959, disait:

« Prions aussi pour les Juifs perfides afin que Dieu Notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs et qu’eux aussi reconnaissent Jésus, le Christ, Notre Seigneur. » Après cet appel à la prière, les fidèles ne répondaient pas: « Amen », ni ne se mettaient à genoux, comme ils le faisaient dans le reste des prières, et le prêtre poursuivait aussitôt en disant: « Dieu tout-puissant et éternel, qui n’exclus pas même la perfidie juive de Ta miséricorde, exauce nos prières que nous t’adressons pour l’endurcissement de ce peuple; afin qu’ayant reconnu la lumière de Ta vérité qui est le Christ, ils sortent de leurs ténèbres. Par le même Jésus-Christ Notre Seigneur qui vit et règne avec Toi dans l’unité du Saint-Esprit dans les siècles des siècles. »1 [1]

Laissant de côté l’emploi de l’expression « perfidie judaïque » pour désigner l’état de l’Israël incrédule, cette prière se caractérise par le fait qu’elle est une demande explicite pour qu’Israël soit converti au Christ. De plus, elle affirme sans ambages que l’Israël actuel sans le Christ se trouve dans l’endurcissement et dans les ténèbres.

La seconde prière que nous allons voir est celle qui fut approuvée par Paul VI et qui est entrée en vigueur en 1970. C’est la prière actuelle:

« Prions pour les Juifs à qui Dieu a parlé en premier: qu’ils progressent dans l’amour de Son Nom et la fidélité de son Alliance. »Tous prient en silence. Puis le prêtre dit: « Dieu éternel et tout-puissant, Toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de Ta promesse, conduis à la plénitude de la rédemption le premier peuple de l’Alliance, comme ton Eglise t’en supplie. Par Jésus, le Christ, Notre Seigneur. »2 [2]

Dans cette prière, aucune mention n’est faite de l’état d’endurcissement d’Israël; on n’y demande pas explicitement sa conversion, même si le texte pourrait être compris dans ce sens. Pourtant, on fait mention de l’élection d’Abraham et de sa descendance. Ainsi, cette prière est ambiguë: tout Juif qui refuse de croire en Christ peut dire tranquillement « Amen » à toutes les demandes. De plus, chose surprenante, la portée trinitaire de cette prière est certainement amoindrie par rapport à la prière traditionnelle.

b) Le magistère

Le second domaine qui reflète la foi de l’Eglise catholique romaine et qui témoigne de ce changement doctrinal est, sans aucun doute, le magistère. Nous nous contenterons de signaler que le Saint-Office, donc le magistère, dans sa condamnation de l’antisémitisme, le 25 mars 1928, a précisément défini l’antisémitisme comme « la haine de la race jadis élue par Dieu »3 [3]. La présence de l’adverbe « jadis » est révélatrice de toute une théologie, la théologie de la substitution, car il est superflu d’affirmer que l’élection d’Israël a été faite dans le passé si c’est pour seulement laisser à penser que cette élection est maintenant révoquée.

Cette déclaration doit être comparée avec celle du pape Jean-Paul II, faite devant la communauté juive de Mayence (Allemagne), le 17 novembre 1980, quand il a désigné le peuple juif actuel comme: « Le peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu. »4 [4] Le texte écrit justifiait cette affirmation avec la citation biblique (entre parenthèses) de Romains 11.29: « Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. »

Avoir cité Romains 11.29 est d’une importance extrême. En effet, l’écrivain, d’origine juive convertie au catholicisme, Denise Judant affirmait en 1969, dans son livre Christianisme & Judaïsme, l’existence d’un « consensus unanime » parmi tous les Pères de l’Eglise, mais d’un « consensus unanime » contraire à l’affirmation du pape actuel:

« Jamais les Pères n’ont pensé que le verset de s. Paul: ‹les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance›, puisse s’appliquer à la partie infidèle du peuple juif, et nous n’hésitons pas à assurer qu’il y a, sur ce point qui constitue une interprétation de l’Ecriture, un consensus unanime des Pères (…) Parmi tous les écrivains grecs et latins des cinq premiers siècles, nous n’en avons trouvé aucun qui applique ce verset à l’Israël infidèle. »5 [5]

Parcours historique de ce changement

Il est donc manifeste qu’il y a eu un vrai changement de doctrine dans l’Eglise catholique romaine à propos des Juifs, et ce changement va à l’encontre d’un « consensus unanime » des Pères. Ce fait, dans la mentalité catholique romaine, est d’une portée exceptionnelle. Comment en est-on arrivé là?

En principe, un tel changement est, à proprement parler, inimaginable. On ne peut se débarrasser si facilement, en un si court laps de temps, d’un enseignement constant et pratiquement unanime durant presque deux millénaires. Ce changement ne peut être expliqué que par le contexte historique contemporain, qui est celui du nazisme, celui de la Seconde Guerre mondiale et du génocide de 6 millions de Juifs dans une Europe dite « chrétienne ». Le contexte historique est celui des faits. Les événements de l’histoire façonnent un état d’esprit déterminé, « l’esprit du temps », qui, en l’occurrence, ne permet plus à la doctrine traditionnelle de s’exprimer. Certes, après Auschwitz, il est devenu très difficile de prononcer le discours traditionnel sur les Juifs, selon lequel le peuple juif a été rejeté par Dieu suite à son rejet de Jésus, ou plus encore, selon lequel la mort de Jésus lui est imputée tant qu’il ne se repent pas et ne vient pas à la foi en son Messie. Ce discours traditionnel a même été perçu comme l’un des facteurs du génocide. Par conséquent, l’intelligentsia et les dirigeants des grandes Eglises multitudinistes ont cherché à modifier les vieux ressorts mentaux si profonds du peuple chrétien en adoptant un discours théologique à propos d’Israël éminemment, voire exclusivement, positif.

Ce revirement dans la pensée chrétienne n’a cependant pas été automatique; il a nécessité une période de mûrissement ou, plutôt, une période d’installation dans la conscience des Eglises. A cause de sa nature propre, l’Eglise catholique romaine a eu besoin d’un plus grand laps de temps que les autres Eglises pour adopter ce nouveau discours. Mais, cela fait, cette même nature de l’Eglise catholique romaine en assure l’universalisme, et cela même de façon rétrospective.

a) Barth et Maritain

De tels discours nouveaux n’ont pas leur origine dans les Eglises elles-mêmes. En général, c’est une règle, dirions-nous, immuable, que les vieux paradigmes ne sont pas remplacés à partir d’idées provenant de la collectivité. Bien au contraire, les innovations viennent toujours d’individus isolés, qui expriment de telles idées non seulement dans leurs écrits, mais aussi par leur propre vie. Ces idées nouvelles sur Israël sont nées dans l’esprit de, notamment, deux personnes. Les deux étaient, à leur époque et dans leur milieu particulier, des intellectuels d’avant-garde. Les deux se sont opposés au nazisme et, en conséquence, ont dû s’exiler. Les deux étaient des résistants, des hommes qui ont été des points de référence, d’espérance même, à un moment où l’Europe vivait ses moments les plus durs, les plus noirs. L’un était catholique romain, l’autre protestant: le philosophe français Jacques Maritain et le théologien suisse Karl Barth.

Le dernier, Barth, avait déjà, pendant la décennie des années 1930, développé toute une théologie concernant les Juifs. Son enseignement – en bonne partie en réaction contre le nazisme – s’opposait aussi, il est important de le signaler, à la théologie libérale classique relative au peuple de l’Ancien Testament. La théologie de Barth cherchait à récupérer le sens du sacré concernant l’histoire d’Israël; il le faisait en présentant l’Eglise et Israël dans un rapport dialectique, et cela sous le signe de l’inconditionnalité de la relation de Dieu avec le peuple juif.

Le rapport qu’entretenait Maritain avec le judaïsme avait un caractère plus personnel, son épouse Raïssa étant une Juive d’origine russe. Après son exil en Amérique et, en particulier, dans ses messages radiodiffusés vers l’Europe, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Maritain a dénoncé le génocide des Juifs qui se perpétrait en Europe. La voix lointaine de Maritain transmettait également des idées fort suggestives et fort émouvantes sur le rapport de l’Eglise avec les Juifs; cela, avec une force, même visuelle, incontournable. Il affirmait, en effet, littéralement: « De nos jours, la Passion d’Israël prend de plus en plus distinctement la forme de croix. » Ou, aussi: « C’est la Passion d’Israël que nous avons sous les yeux. » Ou, encore: « Ce que le monde nous donne à contempler dans les persécutions racistes, c’est Israël lui-même engagé dans la voie du Calvaire. »6 [6] Ces affirmations sont sans doute fort belles, mais toute une théologie se trouve derrière elles7 [7].

L’influence directe de ces deux figures, Barth et Maritain, dans l’Eglise catholique romaine est difficilement mesurable. Par exemple, le pape Pie XII disait de Barth qu’il était le plus grand théologien chrétien après Thomas d’Aquin. A vrai dire, la théologie de Barth, souvent caractérisée comme un christomonisme, convient à merveille à l’orientation fondamentale de la théologie catholique romaine, théologie qui comprend l’Eglise en termes essentiellement christologiques. De son côté, Maritain a sans doute été l’un des principaux inspirateurs du Concile Vatican II; le concept d’aggiornamento lui-même a été, en bonne partie, rendu possible grâce à son apport théorique.

b) Les Dix points de Seelisberg

Barth et Maritain sont, eux aussi, à l’origine du premier document qui a remis en cause la position traditionnelle sur les Juifs et proposait son remplacement pour un nouvel enseignement. Nous parlons des Dix points de Seelisberg8 [8]. C’est un vrai chef-d’œuvre théologique, admirable dans l’art de la communication, qui a été écrit en 1947. On surestimerait difficilement l’autorité de l’expertise de ses auteurs puisqu’un si petit nombre de mots a produit de si grandes répercussions. Conçu sous la forme d’un décalogue, et se présentant comme un document cherchant simplement à épurer le langage chrétien habituel des expressions antisémites, le document les Dix points de Seelisberg a proposé un tout nouveau paradigme théologique global sur Israël. Il se caractérise, notamment, par l’affirmation de l’unité qui existe entre l’Eglise et Israël et par la conception de l’inconditionnalité du rapport de Dieu à Israël, même si ce dernier se trouve toujours dans un état d’endurcissement.

Les Dix points n’ont pas été conçus à l’origine comme un document ecclésial officiel, mais il a bientôt été accepté par les autorités ecclésiastiques. Ces Dix points ont été, par la suite, repris et développés, avec un fondement biblique plus solide, notamment dans les « Thèses de Bad Schawalbach »9 [9].

c) La lettre du cardinal Liénart

Durant les années 1950, on constate une absence surprenante de déclarations officielles allant dans le sens de la nouvelle théologie d’Israël. C’était, sans doute, le temps où les nouvelles idées faisaient leur chemin en Occident avec l’arrivée de la néo-orthodoxie barthienne dans les principales Eglises protestantes; c’était aussi la période où l’Eglise catholique romaine a été de plus en plus exposée à ces idées.

Le 14 février 1960, l’évêque de Lille, le cardinal Liénart, a publié une lettre pastorale à l’occasion d’une montée de l’antisémitisme dans la population. Dans cette lettre, Liénart récusait la doctrine selon laquelle le peuple juif serait un peuple maudit par Dieu à cause de son rejet de Jésus ou un peuple déicide, étant donné, selon lui, qu’au Ier siècle, les Juifs méconnaissaient la divinité de Jésus. Le plus important dans cette déclaration est sans doute l’affirmation suivante: « S’ensuit-il qu’il ait été définitivement rejeté par Dieu? Loin de là, dit saint Paul, car Dieu est fidèle et ses dons sont sans retour. Il ne les reprend jamais. Israël n’est donc pas devenu un peuple maudit mais demeure toujours le peuple élu. »10 [10]

Voilà, peut-être, la première affirmation contemporaine, dans l’Eglise catholique romaine, concernant la permanence de l’élection d’Israël dans le peuple juif actuel, affirmation précisément fondée sur Romains 11.29. Comme nous l’avons vu, cette affirmation constitue la rupture du consensus doctrinal unanime des Pères de l’Eglise. Quel sens cela peut-il avoir pour la théologie catholique romaine? Reprenant la position du Concile de Trente, session IV, le concile Vatican I avait établi, dans son décret « Sur la Révélation », « qu’il n’était pas licite pour personne d’interpréter les Ecritures Saintes contrairement au consensus unanime des Pères ». Ceci revenait à dire que le consensus unanime des Pères jouait un rôle normatif dans l’exégèse catholique romaine officielle. Par rapport à la tradition, la rupture introduite ainsi par Liénart était donc totale: il ne rompait pas seulement avec le consensus unanime des Pères, mais aussi avec la norme que la même Eglise catholique romaine s’était imposée à elle-même. Il ne serait sûrement pas excessif de dire que la lettre pastorale du cardinal Liénart a fait entrer la théologie catholique romaine dans une nouvelle époque, lui a conféré une nouvelle dimension.

d) Le Concile Vatican II

Les affirmations du Concile Vatican II doivent être comprises comme appartenant déjà à cette nouvelle phase. Au travers de ses déclarations, le concile a exprimé toute une théologie sur Israël qui, en général, suivait les grandes lignes de la théologie traditionnelle. Les nouvelles vues théologiques se sont tout particulièrement concentrées sur deux points: le paragraphe 16 de la Constitution Lumen Gentium et le paragraphe 4 de la Déclaration pastorale Nostra Ætate.

Dans ces deux documents, la permanence de l’Ancienne Alliance est, certes, réaffirmée, mais cela d’une façon presque subliminale. Comment? Par la juxtaposition de deux citations de Romains 9-11: Romains 9.4-5 (« … qui sont les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances… ») et Romains 11.29 (« Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. »). Cela témoigne évidemment de l’art consommé que l’Eglise catholique romaine a d’exprimer simultanément, entre les lignes, deux discours différents. Ainsi, quelle que soit la vue qui s’imposera dans l’avenir, elle aura déjà été affirmée par le magistère.

Le paragraphe 16 de Lumen Gentium nest, en réalité, qu’un résumé de la Déclaration Nostra Ætate et le document à la base de celle-ci n’est autre que les Dix points de Seelisberg. La nouveauté doctrinale de Nostra Ætate a été mise en lumière par des auteurs catholiques romains, dont Jean Dujardin, qui affirme:

« Si on lit attentivement le texte, on constate en effet que la déclaration ne fait référence à aucun concile, aucun Père de l’Eglise, aucun pape. C’est une situation inédite si on la compare aux textes habituels du magistère, y compris à ceux du Concile Vatican II. La déclaration s’appuie essentiellement sur le Nouveau Testament et, en particulier, sur l’épître aux Romains de saint Paul (…). Dans l’immédiat, la déclaration, par l’absence de toute référence à des documents officiels de l’histoire de l’Eglise, révèle un fait troublant. On ne peut pas s’appuyer pour la justifier sur des textes officiels antérieurs. »11 [11]

e) Les Orientations pastorales

L’introduction de ces nouvelles vues ne s’est pas faite sans provoquer de fortes oppositions à l’intérieur même du concile, comme le montrent les différentes rédactions successives de la Déclaration Nostra Ætate. Ces nouvelles vues ont été introduites de manière quasi furtive, de sorte que la teneur générale du texte paraissait acceptable à la majorité conciliaire encore ancrée dans la théologie traditionnelle. Or, dans la décennie des années 1970, certaines déclarations officielles de l’Eglise catholique romaine allaient définitivement dépasser la théologie traditionnelle, tandis qu’on attendait toujours un commentaire officiel du Vatican sur Nostra Ætate, interprétant cette déclaration dans un sens traditionnel. C’est justement le contraire qui s’est produit!

L’interprétation difficile de la Déclaration Nostra Ætate a été faite, en 1973, non pas par le Vatican, mais par le Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme de la Conférence épiscopale française, dans un document connu sous le titre d’Orientations pastorales12 [12]. Ce texte affirmait, sans la moindre ambiguïté, que l’enseignement de Vatican II est que le peuple d’Israël n’a été dépouillé ni de son élection, ni de l’alliance. Il affirme, en plus, que cet enseignement est un « retour à l’Ecriture » et, sur cette base, justifie la rupture que la déclaration conciliaire suppose avec la tradition, ceci « même du point de vue de la foi ». La valeur religieuse de l’Etat d’Israël, bien qu’elle ne soit pas affirmée explicitement, est certainement suggérée. De même, les Orientations appellent les chrétiens à renoncer, face à Israël, à tout prosélytisme, attitude missionnaire jugée « déloyale », ceci sur la base de la recherche d’un lien « vivant » avec l’Israël actuel. Finalement, la note théologique des Orientations est que l’Eglise et Israël ne sont pas deux institutions complémentaires, mais se trouvent dans un rapport de « contestation réciproque », ce qui correspond, croyons-nous, à l’adoption par ce document de la théologie dialectique de Barth concernant l’élection d’Israël.

Ce texte officiel de l’épiscopat français a été l’occasion d’une polémique d’une certaine envergure, et a suscité la publication, dans les journaux, de vives contestations provenant de diverses personnalités catholiques romaines. C’est ainsi que le cardinal Daniélou, dans les pages du journal Le Figaro, a accusé les Orientations de chercher, plus ou moins explicitement, à « changer la foi » et à « jouer sur les mots »13 [13]. De même, André Feuillet, dans L’Osservatore Romano, a même signalé la possibilité que cette publication puisse « trahir le Nouveau Testament »14 [14].

L’Eglise catholique romaine est aussi maîtresse dans l’art de mesurer les temps et, dans ce cas, de calmer l’orage. En 1978, était élu comme pape le cardinal Karol Wojtyla, l’archevêque de Cracovie, justement le diocèse auquel appartient Auschwitz. Avec la perspective que donne le temps, il est difficile de ne pas voir dans cette élection papale tout un message théologique. En effet, deux ans après, Jean-Paul II faisait à Mayence la déclaration que nous avons déjà citée, concernant « le peuple de l’Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu », déclaration qui reprenait presque littéralement l’affirmation centrale des Orientations pastorales. L’affirmation de Jean-Paul II à Mayence supposait donc la victoire de la nouvelle théologie sur les restes, bien affaiblis et dorénavant réduits au silence, de la théologie traditionnelle.

II. Sens et portée du changement doctrinal

Nous croyons avoir démontré l’existence d’un véritable changement doctrinal dans la théologie catholique romaine. L’essentiel du parcours historique de ce changement a été, espérons-nous, suffisamment décrit. Il importe, maintenant, d’essayer de formuler une appréciation théologique de ce changement. Quel est le sens de ce revirement théologique ? Et, surtout, quelle en est la portée? Quelles sont, enfin, les perspectives, proches ou lointaines, ouvertes par cette théologie, qui est devenue la position officielle au sein de l’Eglise catholique romaine?

1. Sens théologique

a) Rapport avec le « salut des infidèles »

Pour simplifier, nous allons centrer notre attention sur la formule théologique utilisée par le pape Jean-Paul II: « Le peuple de l’Ancienne Alliance, jamais révoquée par Dieu. » A notre connaissance, cette formule n’a pas été encore reconnue comme une définition officielle du magistère. Or, en 1985, elle a fait l’objet d’un commentaire très autorisé du théologien catholique romain Bertrand de Margerie, texte qui constitue, lui aussi, un point de référence important. Selon B. de Margerie, à la base de cette formule, se trouve l’idée que l’Ancienne Alliance est une réalité qui, dans un sens, a été révoquée – à savoir en tant que système de culte pour les Juifs qui croient en Christ – et, dans un autre sens, ne l’a pas été pour les Juifs qui ont reçu une « annonce insuffisante » de l’Evangile ou pour ceux qui sont dans une situation d’« ignorance invincible ».

Ces concepts d’« annonce insuffisante » et d’« ignorance invincible » renvoient à la notion plus générale du salut des infidèles, qui a été, sans doute, l’un des grands thèmes doctrinaux du concile15 [15]. La grande innovation de Vatican II a été, en droite ligne avec la philosophie personnaliste du XXe siècle, de concevoir l’état de nature essentiellement en termes de grâce16 [16]. Dans ce contexte, selon Vatican II, s’il y a chez des hommes ignorance de l’Evangile, l’accomplissement de la loi naturelle peut, néanmoins, aboutir au salut des personnes.

Revenant au cas des Juifs, nous voyons comment ces concepts de révocation et de non-révocation peuvent être appliqués à la même alliance. Dans le cas où les Juifs ont reçu une annonce insuffisante de l’Evangile, ou sont dans un état d’ignorance invincible du même Evangile, l’obéissance à la loi naturelle – obéissance salvatrice! – se ferait, pour eux, dans le contexte d’une Ancienne Alliance non révoquée.

Par conséquent, on peut dire qu’après Vatican II, la théologie catholique romaine a adopté une vision foncièrement dynamique des rapports entre Dieu et les hommes, ceci surtout en dehors de l’Eglise. La théologie catholique romaine ignore – bien qu’elle en ait très certainement connaissance – la doctrine réformée de l’imputation du péché d’Adam à tous ses descendants. En revanche, pour le catholicisme romain contemporain, l’état naturel est compris essentiellement en termes de grâce, étant donné la valeur transcendante attribuée à la personne individuelle. Nous constatons, ici, une influence de plus de la philosophie personnaliste de Maritain sur la théologie catholique romaine, qui s’approche également des accents les plus caractéristiques de la néo-orthodoxie barthienne.

La doctrine réformée est étrangère aussi bien à l’esprit qu’aux mots de ces formulations doctrinales. Selon la théologie réformée, l’état naturel de l’homme pécheur est uniquement caractérisé par le devoir d’obéissance au Créateur; de plus, l’homme naturel déchu se trouve dans un état de condamnation en conséquence de son identification avec Adam, tête fédérale de l’alliance des œuvres. Il n’y a donc pas de grâce au sens salutaire de l’expression dans l’état naturel déchu, mais uniquement Loi et condamnation. La théologie réformée ne s’est jamais préoccupée de la question, éminemment spéculative, de l’existence d’un salut en dehors de l’Eglise – même si elle en a reconnu implicitement la possibilité tout à fait extraordinaire17 [17].

b) Préparation évangélique, « semences du Logos » et « mutuelle immanence » des Alliances

Pour la théologie catholique romaine contemporaine, l’Ancienne Alliance est une donnée dynamique, qui chevauche entre révocation et non-révocation. La question qui se pose immédiatement est la suivante: comment l’Ancienne Alliance devient-elle salvatrice dans le temps de la Nouvelle Alliance? Autrement dit, dans le temps de l’Eglise, existe-t-il une voie de salut parallèle à celle qui passe par l’Eglise?

Comme on peut l’imaginer, la réponse donnée par la théologie catholique romaine est négative. Au Concile Vatican II, la possibilité d’un salut en dehors de l’Eglise a été, notamment, articulée sur une notion particulière de la « préparation évangélique », selon laquelle tout ce qu’il y a de bon et de vrai dans les cultures et même dans les autres religions sont des « semences du Logos » (c’est-à-dire de la Parole du Christ) que l’Eglise peut et doit assumer et récapituler18 [18]. On peut dire que ces « semences du Logos » constituent la présence de l’Eglise en dehors de l’Eglise. Etant donné que la permanence de l’Ancienne Alliance est une donnée que le concile n’a affirmée que de manière fugace, Israël est considéré, dans cette même perspective, de « préparation évangélique ». Ceci a, paradoxalement, permis à la théologie postconciliaire d’embrasser les postulats de la haute critique: en effet, l’idée selon laquelle la « préparation évangélique » devait être considérée comme une « semence du Logos » a conduit à souligner plutôt l’aspect humain de la révélation de l’Ancien Testament, à savoir considérer l’Ancien Testament comme un livre entièrement humain, hormis les « semences du Logos » qu’il contient.

Cette perspective des « préparations évangéliques » au salut paraît plutôt insuffisante lorsqu’on affirme que l’Ancienne Alliance n’a pas été révoquée. Le rapport de l’Ancienne Alliance avec la Nouvelle n’est donc plus une chose du passé; il doit s’accomplir aussi aujourd’hui. Il n’est pas abrogé pour le Juif contemporain endurci; il est toujours actuel. Il faut donc trouver un nouveau modèle de rapport entre les Alliances.

C’est ainsi qu’on en est arrivé au concept de l’« immanence mutuelle » des Alliances, l’Ancienne et la Nouvelle. L’idée même de l’« immanence mutuelle » des Alliances cherche à ancrer son inspiration dans le vieux principe d’Augustin: « Le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien, l’Ancien est dévoilé dans le Nouveau. » Ainsi, la Nouvelle Alliance serait présente dans l’Ancienne et l’Ancienne dans la Nouvelle, et cela, rappelons-le, non seulement par rapport à l’Israël des temps bibliques, mais aussi par rapport à l’Israël actuel. Ce serait justement par cette présence de la Nouvelle Alliance dans l’Ancienne que l’Ancienne tirerait son efficacité pour le salut (ceci, disons-le, serait aussi valable dans l’actualité). De même, par cette présence, l’Ancienne Alliance, jadis comme aujourd’hui, ne serait pas une Alliance charnelle ou simplement légale, mais elle serait évangélique, c’est-à-dire fondée sur l’inconditionnalité de l’élection divine, sur l’absolu de la rédemption du Christ et de son Evangile.

Une telle immanence mutuelle des Alliances ne pose pas de réel problème à la théologie réformée de l’Alliance, à condition que ce concept se réfère exclusivement à l’Israël de l’Ancien Testament. L’un des principes les plus importants de la théologie réformée est que l’Alliance est « une en essence, diverse en administrations »19 [19]. Si l’essence de la Nouvelle Alliance est l’Evangile et si les deux Alliances partagent la même essence, l’Evangile est donc aussi l’essence de l’Ancienne Alliance. L’Ancienne Alliance est alors évangélique, fondée sur l’inconditionnalité divine du Christ et des promesses divines de salut.

Mais la théologie réformée ne parle en aucun cas de la permanence de l’Ancienne Alliance. Celle-ci est, « d’une façon organique et plénière », une préparation évangélique typologique, ce qui revient à dire qu’elle est pleinement accomplie dans la Nouvelle. Si elle est accomplie, elle est aussi abrogée. L’inconditionnalité et l’absolu des promesses de Dieu données dans l’Ancienne Alliance demeurent, certes, et signifient qu’il y aura toujours, même aujourd’hui, des Juifs élus qui, du milieu d’un peuple qui demeure dans l’endurcissement, viendront, par la fidélité de Dieu à ses promesses, à la foi en leur Messie Jésus-Christ et seront ainsi sauvés (Rm 11.25-26). Les promesses de l’Ancienne Alliance seront accomplies en eux. Quelle que soit donc la perspective, l’accomplissement de l’Ancienne Alliance n’est rien d’autre que la Nouvelle Alliance, l’Alliance éternelle, dont seuls jouissent vraiment ceux qui sont élus de toute éternité en Christ, tant Juifs que Gentils. Voici l’enseignement authentique de la Réforme concernant l’Alliance, une en son essence et diverse en ses administrations.

Parler, comme le fait la théologie catholique romaine actuelle, de l’immanence mutuelle des Alliances – ceci non seulement dans leur rapport au sein de l’histoire du salut, mais aussi dans un sens actuel – complique extraordinairement les choses. De cette manière, l’Ancienne Alliance ne serait pas seulement accomplie dans la Nouvelle, mais elle continuerait à être présente en celle-ci. L’Ancienne Alliance est ainsi intérieure à la Nouvelle. Dans la perspective catholique romaine, les institutions permanentes de l’Eglise (hiérarchie, sacrements, etc.) seraient une présence de l’Ancienne Alliance à l’intérieur de la Nouvelle. Il faut donc parler de la permanence des sacrifices, des prêtres lévitiques, des jubilés… Mais il ne faut pas seulement évoquer le sens positif de cette immanence mutuelle. Si on parle de l’immanence mutuelle des Alliances et si le concept même de permanence de l’Ancienne Alliance est quelque chose de dynamique, il est alors tout à fait justifié de dire que l’endurcissement, comme celui de l’Israël actuel, nous est intérieur à nous aussi qui constituons l’Eglise. Chrétiens et Juifs seraient donc solidaires, même dans l’endurcissement, et l’endurcissement d’Israël devient ainsi une sorte de signe, de sacrement à propos de toute sorte d’endurcissement, et même de notre salut. Il y a, en effet, des auteurs catholiques romains qui ont commencé à explorer cette voie…20 [20]

c) L’élection divine

La différence essentielle entre les théologies réformée et catholique romaine est que, pour la théologie réformée, l’élection inconditionnelle au salut ne concerne directement que les individus qui sont au sein de la communauté, de la nation, tandis que pour la catholique romaine, cette élection inconditionnelle est celle de la communauté, de l’institution de l’Eglise, voire de la nation d’Israël. A partir de ce point, toutes les différences théologiques s’ensuivent nécessairement, surtout une fois que la théologie catholique romaine a reconnu l’inconditionnalité divine des promesses données à Abraham et à sa descendance.

Une telle reconnaissance est, à notre avis, indiscutablement nécessaire. La théologie catholique romaine traditionnelle envisageait le rapport de Dieu avec Israël seulement dans une perspective conditionnelle, donc légale. De cette manière, le mystère de la grâce de Dieu dans l’élection et l’endurcissement d’Israël étaient, dans la pratique, expliqués de manière définitive: il y a eu refus de la part des Juifs, donc, il y a eu rejet de la part de Dieu. Ainsi Israël en tant que nation n’est maintenant qu’une donnée naturelle, dont on pourrait, à la limite, faire l’économie.

De son côté, la théologie réformée affirmait et affirme, certainement, la réalité de la substitution d’Israël. Calvin affirmait même qu’Israël a été mis « au rang commun des nations »21 [21]. La théologie réformée affirme, en même temps, la fidélité de Dieu à ses promesses envers Abraham, raison pour laquelle, dans le temps de l’Eglise, il y aura toujours des élus juifs qui seront sauvés par l’accomplissement de ces promesses. Celles-ci étaient appliquées à l’ensemble de la nation par « accommodation divine », étant donné notre impossibilité de connaître concrètement qui sont les élus de Dieu22 [22]. Ceci nous permet de comprendre qu’une tout autre attitude envers le peuple juif se soit imposée dans les pays de tradition réformée.

Dans la pratique, ces différentes conceptions sur l’élection impliquent nécessairement deux conceptions diamétralement opposées concernant l’endurcissement. Selon la pensée catholique romaine, l’élection communautaire de l’Eglise était absolue, inconditionnelle. Aujourd’hui, l’élection de la nation d’Israël l’est aussi, mais Israël demeure dans l’endurcissement. L’endurcissement est relativisé et il est pratiquement impossible de ne pas concevoir l’endurcissement d’une manière salvifique. Dans la théologie réformée, en revanche, l’élu sort de l’état d’endurcissement du peuple; il n’y a donc pas de salut tant que l’endurcissement demeure chez l’individu.

La théologie catholique romaine ouvre la porte à un salut universel, ou apocatastase. De cette manière, la théologie catholique romaine semble bel et bien suivre le chemin menant là où aboutit la théologie néo-orthodoxe, aboutissement qu’elle a assumé et fait sienne: l’universalisme sotériologique.

2. Portée du changement

Nous voudrions maintenant essayer de cerner la portée du revirement doctrinal catholique romain concernant Israël. L’idée principale que je voudrais émettre est celle-ci: ce revirement doctrinal sur les Juifs nous place devant un nouveau type de catholicisme romain. Autrement dit, nous nous trouvons devant un nouveau concept tant de la « catholicité » que de la « romanité » de l’Eglise, ou, si l’on veut, nous avons affaire à un nouveau concept tant de la tradition que du magistère. Le changement doctrinal dans l’Eglise catholique romaine à propos des Juifs n’aurait été qu’une actualisation, un aggiornamento comparable à celui opéré dans les grandes Eglises protestantes libérales, si ce n’était la prétention de l’Eglise, dont le pape de Rome est la tête, à posséder la catholicité de la foi chrétienne.

En effet, pendant presque deux mille ans, les Eglises chrétiennes et, en particulier, l’Eglise catholique romaine ont d’une seule voix affirmé l’abrogation de l’Ancienne Alliance, ce qui implique la substitution de l’ancien peuple de Dieu par le nouveau, peuple qui est maintenant la descendance spirituelle d’Abraham, peuple composé des croyants en Jésus-Christ, tant Juifs que Gentils. On trouve même chez les Pères de l’Eglise un consensus unanime pour exprimer cette vérité. Après presque deux mille ans, nous nous rendrions enfin compte, avec quelque surprise, que tout le monde se serait trompé! Le magistère actuel de l’Eglise catholique romaine vient dire que la chrétienté elle-même a vécu un long et effrayant mensonge. Et les acteurs catholiques romains, théologiens ou ecclésiastiques, ont eux-mêmes participé et contribué à ce mensonge universel. Ce qu’on affirme aujourd’hui, c’est que l’Eglise n’aurait jamais dû quitter la synagogue. Toute la tradition chrétienne est également mise en question de façon radicale. Le magistère romain, nous dit-on, n’a jamais officialisé de manière explicite cette croyance ancienne. Il continue donc à être infaillible, car, à la différence de la tradition chrétienne, il n’induit pas à l’erreur, « même quand il s’exprime dans le contexte des idées reçues de chaque époque ».

On peut encore se demander si tout cela se limite à cette question de la tradition. La réponse est malheureusement « non ». Il est, en effet, tout aussi incontestable que le Nouveau Testament partage également cette perspective de la substitution du peuple juif. Pensons aux évangiles de Matthieu et de Jean, à la fin du livre des Actes, à Romains 9, parmi bien d’autres textes. Que faut-il penser à ce sujet? La réponse est déjà donnée: la pensée catholique romaine affirme, implicitement, voire explicitement, que les auteurs du Nouveau Testament ont reflété tout simplement les conditions historiques existant à la fin du Ier siècle, à savoir le moment de la rupture entre l’Eglise et la synagogue23 [23].

Maintenant, par ses instances officielles, l’Eglise reconnaît que ces affirmations du Nouveau Testament ne sont pas le dernier mot sur la question. Par conséquent, on affirme implicitement que l’histoire du salut et celle de la révélation seraient encore ouvertes. Tous les événements affectant Israël auraient donc une signification dans cette nouvelle histoire du salut et de la révélation. Dans cette perspective nouvelle, perspective qui est celle de l’Eglise catholique romaine, la Shoah aurait un sens déterminant; elle contribuerait au salut de l’humanité par une expiation complémentaire de celle du Christ, nous révélant ainsi le mensonge de tout ce que nous avions cru auparavant. Dans cette perspective nouvelle, Israël en tant que nation continuerait avec l’Eglise à avoir un rôle déterminant à jouer dans le salut futur du monde24 [24].

C’est là un beau discours, des rayons de lumière et d’espérance pénétreraient par la fenêtre… Mais il est clair que, dans ce parcours, la tradition, voire le Nouveau Testament lui-même ont été tous deux remis en question. Dans cette perspective, seul le magistère resterait debout, bien ferme. Mais serait-ce tout? Non. Considérons un instant l’Ancien Testament. Suivant les postulats de la haute critique, ceci en rapport avec la doctrine des « semences du Logos », l’Ancien Testament tout entier a été offert en cadeau au judaïsme, ceci sur la base de son prétendu « sens littéral »25 [25]. L’Ancien Testament continuerait, pourtant, à être considéré comme un livre appartenant à l’Eglise. Quelle en est la raison? Par l’appropriation qu’en ont fait le Nouveau Testament et la tradition chrétienne, donc le magistère, l’Ancien Testament appartiendrait à l’Eglise chrétienne. De toute façon, l’Ancien Testament continuerait à n’avoir qu’un statut mineur, puisque, à la différence du Nouveau Testament, il ne dispose pas d’un organe d’interprétation infaillible. Et quel est cet organe? La tradition. Mais on a vu que la tradition pouvait se tromper. Il reste donc, une fois encore, l’unique magistère.

Ainsi, le magistère est intronisé sur la tradition et l’Ecriture, Ancien et Nouveau Testament. Si la position de la Réforme était la Sola Scriptura, maintenant la position du catholicisme romain est « seul le magistère ». Le magistère est le pouvoir absolu, incontesté dans l’Eglise. Il juge de tout et il n’est jugé par personne.

On discerne ainsi la vraie portée du changement doctrinal relatif aux Juifs. Mais les choses ne s’arrêteront certainement pas là, parce que, en fin de compte, pourquoi devraient-elles s’arrêter? L’horizon de l’Eglise catholique romaine est très large, aussi large que l’est l’univers tout entier. Il a été déjà affirmé par des catholiques romains que rien n’interdit de penser que ce nouveau regard porté par l’Eglise sur le judaïsme se trouverait à l’origine de la reconnaissance des autres religions26 [26]. Car, dans certaines circonstances, elles aussi peuvent être porteuses de salut. Pourquoi ne pas leur reconnaître pleinement ce caractère? En fin de compte, les articulations christologiques de toute la nouvelle théologie sur Israël et celles qui sont liées au motif de l’endurcissement d’Israël en particulier permettent, d’une manière analogue à la mariologie, mais de façon encore plus radicale, d’appliquer l’inculturation ou la contextualisation de l’Eglise jusqu’à des limites encore insoupçonnées27 [27].

Tout cela est dirigé par la seule personne qui, sous le soleil, ne peut être jugée par personne, même pas par une voix venant du ciel: le pape de Rome. Il pourrait bien se mettre à la tête de toutes les religions humaines. Potentiellement, il l’est déjà. Il ne s’agit que d’une question de temps pour que nous puissions le voir, et Rome est passée maîtresse dans l’art de le mesurer… En attendant, les évangéliques, où sont-ils? Il nous faut le dire, ils sont plus proches de Rome que jamais.


* J. Ruiz est pasteur en Espagne. Il a soutenu une thèse doctorale à Aix-en-Provence, en avril 2005, sur le thème suivant: « L’ancienne alliance est-elle révoquée? L’élection du peuple juif selon la ‹nouvelle théologie› catholique romaine d’Israël et la théologie réformée classique ».

1 [28]Voir M.-Th. Hoch et B. Dupuy éds., Les Eglises devant le judaïsme. Documents officiels (Paris: Cerf, 1980), 351.

2 [29] Ibid., 352.

3 [30] Voir J. Van der Ploeg, The Church and Israel (Washington: Catholic Distributors Inc., 1956), 48.

4 [31] Voir Documentation catholique, 1798 (déc. 1980), 1148.

5 [32] D. Judant, Christianisme & Judaïsme (Editions du Cèdre – DMM, 1969), 263.

6 [33] Cité dans J. Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif. Un autre regard (Paris: Calmann-Lévy, 2003), 499, n. 2.

7 [34] Elles placent le génocide juif dans la perspective catholique romaine de la communion des saints. De là, on peut postuler aussi que la Shoah était un sacrifice ou une expiation pour le salut du monde, complémentaire de celle du Christ.

8 [35] M.-Th. Hoch et B. Dupuy, op. cit., 19-22.

9 [36] Ibid., 22-25.

10 [37] Ibid., 168.

11 [38] J. Dujardin, op. cit., 302s.

12 [39] « Orientations pastorales du Comité français pour les relations avec le judaïsme », Documentation catholique, 1631 (6 mai 1973), 419-422.

13 [40] « L’Eglise devant le judaïsme », Le Figaro, 28-29 avril 1973; voir Documentation catholique, 1635 (1er juillet 1973), 620s.

14 [41] Dans L’Osservatore romano, du 15 juin 1973; voir ibid., 621.

15 [42] Voir notamment Lumen Gentium, § 16; Gaudium et Spes, § 22. Voir aussi l’enseignement conciliaire sur les « semences du Logos ».

16 [43] Voir, en plus des précédents, Gaudium et Spes, § 14, 16, 17. Dans ces passages, on trouve les échos de la philosophie personnaliste de Maritain.

17 [44] Voir Confession de foi de Westminster, art. XXV, 2.

18 [45] L’enseignement conciliaire sur les « semences du Logos » se trouve dans Lumen Gentium, § 13; Ad Gentes, § 3, 11, 15; Gaudium et Spes, § 10-11, 22, 26, 38, 41, 92-93.

19 [46] J. Calvin, Institution chrétienne, II.X.2; Confession de Westminster, VII.6. Cette doctrine entraîne l’idée que les sacrements des deux Alliances étaient également identiques en substance, affirmation que Calvin, comme Bucer, avait puisée chez Augustin d’Hippone, Contra Faustum, XV,11; XIX,13; XIX,16; M. L., t. XLII, 314, 355, 356s; dans F. Wendel, Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse (Genève: Labor & Fides, 1985), 158.

20 [47] Voir J. Radermakers, « Israël et l’Eglise. Le mystère de l’alliance dans l’épître aux Romains », J.-P. Sonnet, « Mystère de l’Eglise et mystère d’Israël. Jalons théologiques », dans Nouvelle Revue théologique, 107 (1985), 675-689, 689-697.

21 [48] J. Calvin, Epître aux Romains (Aix-en-Provence/Fontenay-sous-Bois: Kerygma/Farel, 1978), 235.

22 [49] Voir J. Calvin, Institution chrétienne, IV.I.8.

23 [50] Voir J. Dujardin, op. cit., 107-146.

24 [51] En effet, tel est le sens théologique accordé par Jean-Paul II à la question d’Israël. Parmi de nombreuses déclarations, on peut remarquer spécialement la suivante: « A la malice morale de tout génocide, s’ajoute avec la Shoah la malice d’une haine qui s’en prend au plan salvifique de Dieu sur l’histoire », Documentation catholique, 2171 (7 décembre 1997); cité dans Dujardin, op. cit., 91. La portée de cette déclaration n’est pas moindre que celle faite par lui, en 1980, à Mayence: elle situe la Shoah comme un événement dans l’histoire du salut, avec tout ce que cela comporte.

25 [52] Voir le document du magistère, dont le titre parle éloquemment de cette démarche, Le peuple juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne, en particulier § 21, 22, 87.

26 [53] Voir P. Cerbelaud, Chemins de dialogue, 5 (1995), 26; dans Dujardin, op. cit., 381.

27 [54] A la fin de son pontificat, Jean-Paul II s’est exprimé sur le rôle médiateur du peuple juif par rapport à l’humanité du Christ. De cette manière, d’après les paramètres théologiques catholiques romains (voir, par exemple, les questions liées à la transsubstantiation), la culture juive reçoit un caractère transcendant et devient un fait surnaturel. Le judaïsme peut donc jouer ce même rôle médiateur par rapport à l’Eglise, continuatrice de l’incarnation du Christ. Cette voie, à peine entrouverte par Jean-Paul II, suppose de facto que la question d’Israël soit placée hors du cadre encore traditionnel du « salut des infidèles ». Quels seront les aboutissements de cette direction prise par l’Église catholique romaine? On le verra, sans doute, avec le nouveau pape.