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Trois approches du texte biblique – Notes sur le « cycle de Balaam » (Nombres 22-24)

Trois approches du texte biblique – Notes sur le « cycle de Balaam » (Nombres 22-24)

Paul WELLS*

Affirmer que la Bible est, ou a, une autorité ne donne pas d’indications immédiates sur la manière de l’interpréter. C’est pourquoi, aujourd’hui, alors que l’autorité de l’Ecriture n’est pas formellement contestée, la nature précise de cette autorité et les méthodes d’interprétation de l’Ecriture ne font l’objet d’aucun consensus dans le protestantisme.

Un même « objet », une même personne, en l’occurrence la Bible, peuvent être revêtus d’une autorité, plus ou moins grande ou étendue, qui ne leur est pas intrinsèque, mais qui dépend d’un jugement, d’une appréciation extérieurs. De plus, l’« autorité » peut être reconnue comme « grande », mais avoir un champ d’application limité. C’est ainsi qu’il arrive que la Bible soit considérée comme ayant autorité en matière religieuse, mais pas dans le domaine non religieux de la vie, où règne la raison ou les sentiments.

Il existe d’ailleurs un lien complexe entre l’autorité de la Bible et la méthode d’interprétation qui lui est appliquée:

a) L’autorité reconnue à la Bible tient au statut que l’on reconnaît à la nature de ses textes.

b) Les méthodes d’interprétation des théologiens sont variées et donnent des résultats différents bien qu’ils s’accordent à reconnaître l’autorité de la Bible.

Les interprétations particulières dépendent du jeu entre a), qui a un caractère constitutif, et b), dont la nature est plus relative et circonstancielle.

Le « cycle de Balaam » (Nb 22-24), « un ensemble bien délimité d’oracles sur Israël et d’autres nations », est une « histoire qui surgit mystérieusement dans la trame biblique, un peu comme un menhir dans la lande bretonne »1 [1]. L’objet de cette étude est de présenter brièvement, à partir de ce texte unique, trois types possibles d’interprétation que nous appellerons, pour raison de convenance, fondamentaliste, historico-critique et selon l’analogie de l’Ecriture. Nous essaierons d’indiquer quels sont leurs principes, comment ils fonctionnent, ce qu’ils recherchent et quelles sont leurs limites2 [2].

I. L’interprétation « fondamentaliste »3 [3]

Pour cette sorte d’interprétation, un principe fondamental est que l’inspiration de la Bible est verbale. Il convient donc de trouver la vérité divine, objective, dans le texte. Cette approche insiste sur la correspondance entre le texte et la réalité extérieure, constituée par les faits historiques du passé et par les leçons à en tirer pour le présent. La transposition directe de cette réalité extérieure du passé au présent est rendue possible par le caractère objectif de la vérité du texte.

Il serait inexact de considérer qu’il s’agit toujours d’un littéralisme pur. L’interprétation est littéraliste là où cela est possible; lorsque cela ne l’est pas, c’est-à-dire dès qu’une correspondance directe entre le texte et la situation présente n’existe pas, il est recouru à l’allégorisme, qui revêt souvent un ton moralisateur4 [4].

1. La lecture du texte

Cette lecture du passage du livre des Nombres fait ressortir les éléments « factuels » suivants avec leur enseignement « pour aujourd’hui »5 [5]. Cette lecture insiste sur le fait que Balaam sert d’exemple, car il

est la mort:

– connaît Dieu (24.4), la vérité: il constitue donc une illustration du danger qu’il y a à avoir une connaissance intellectuelle de Dieu si l’on n’est pas converti;

– veut concilier deux mondes différents: il hésite entre deux opinions et il se perd; la vérité est qu’il faut se décider pour Dieu;

– recherche un gain et cela le fait vaciller (24.13); la vérité est que le compromis mène toujours à la perte (2P 2.15);

– offre des sacrifices à Dieu et prophétise (1Co 13.2), mais il a une forme de piété dépourvue de puissance; la vérité est que le vrai adorateur a cette puissance: Dieu sauve le cœur;

– a un cœur double; la vérité est qu’on ne peut pas servir Dieu et l’argent, le salaire du péché est la mort.

2. Quelles sont les caractéristiques de cette lecture?

La recherche de leçons pratiques directes, facilement applicables, actuelles et simples est importante pour le fondamentalisme. La prédication qui en résulte peut être très vivante: « Refusez le profit s’il est le fruit d’un compromis! » Ce genre d’exhortation, aussi évidente que concrète pour tous, fait souvent défaut dans les prédications classiques jugées trop intellectuelles par les fidèles de ce milieu.

Cette lecture peut être considérée comme littéraliste et exemplaire. Mais Balaam et Balak sont-ils proposés, par l’Ecriture, comme des exemples?6 [6]L’intention de l’auteur est-elle d’écrire une biographie, une histoire pieuse, en vue de l’édification? Une parabole aurait eu le même effet. La lecture fondamentaliste manifeste une certaine inattention vis-à-vis de la forme du texte qu’elle prétend vénérer. Elle en estompe les contours littéraires7 [7].

Le caractère historique et rédempteur de la Bible est atténué par un ton moralisateur, à partir de généralisations abstraites. Balaam représente des qualités X, Y, Z. La dynamique de la Parole de Dieu est ainsi brisée. Grâce à un enseignement (pensons à l’emprise du prédicateur dans les milieux fondamentalistes!), il est possible de montrer du doigt des « Balaam ».

La lecture fondamentaliste voile, sans le vouloir, le fait que la Bible n’existe pas, d’abord, pour nous aider à résoudre nos problèmes, mais pour nous faire connaître ce que Dieu a fait. Elle semble renverser l’ordre, qui existe dans la Bible, entre faits et doctrines. Les doctrines bibliques sont enracinées dans les faits et en découlent. Les grands actes de Dieu dans l’histoire du salut sont considérés, par la lecture fondamentaliste, comme des occasions pour un enseignement sain, et non pas comme les éléments d’un ensemble de relations, qui a une finalité dans l’histoire de la révélation. L’unité de la révélation biblique passe au deuxième plan, même si formellement l’on y tient fermement.

3. L’autorité et l’interprétation dans le fondamentalisme

Pour le fondamentalisme, la Bible est inspirée, mais cette inspiration est considérée de façon abstraite. L’histoire est véridique, mais le but du récit n’est pas de situer le salut historiquement en un tout dynamique, mais d’apporter un enseignement moral, qui correspond souvent à un esprit conservateur. L’autorité du texte biblique est donc limitée à un aspect: les leçons à tirer de l’histoire, celle-ci étant jugée, en fait, d’importance seconde. Le risque que l’on court avec cette méthode est celui d’imposer au texte un système de concepts et de majorer inconsciemment le souci de trouver des illustrations à ce que l’on sait déjà.

II. La méthode historico-critique

Cette approche est toujours, malgré le subjectivisme ambiant du postmodernisme qui a brisé un consensus, la méthode dominante dans le monde francophone, en particulier dans les milieux académiques où les dogmatismes perdurent8 [8]. Elle comporte une analyse historique marquée, de façon variable, par des perspectives idéalistes et évolutionnistes plus ou moins accentuées. La néo-orthodoxie a tenté de réorienter cette approche en accordant aux formes littéraires un intérêt réel mais moindre par rapport à la notion d’histoire sainte (Heilsgeschichte) en forme de sagas ou de mythes, de contes ou de récits9 [9]. Comprendre la foi qui est exprimée dans les textes est le but de la recherche critique. Cette approche textuelle correspond donc bien au projet fidéiste et éthique du libéralisme théologique. Sans trop simplifier la complexité des différents aspects de la lecture historico-critique, il est possible de discerner trois axes:

– l’origine des morceaux littéraires, les sources;

– le contact avec Dieu tel qu’il est exprimé dans les textes;

– l’expression du sens religieux dans des catégories existentielles pour le monde d’aujourd’hui.

1. La lecture de Nombres 22-2410 [10]

La préoccupation fondamentale est d’abord littéraire et « archéologique »: faire découvrir le « quand » et le « pourquoi » du texte. Quel rapport y a-t-il entre Israël et son milieu culturel? Le texte est-il authentique ou le résultat de collages? Quelles leçons faut-il tirer de ses anomalies pour sa formation? A partir de ces considérations, la critique historique fait ressortir, parmi beaucoup d’autres, les éléments axiomatiques suivants dans son interprétation:

a) Une contradiction entre les versets 22.12, 20 et 2211 [11]: Dieu dit « non », puis « oui » et, enfin, il se met en colère contre Balaam, malgré la permission qu’il a donnée. Les paroles de l’ange et l’obstacle placé sur la route du prophète sont des facteurs en discordance avec la permission divine; et les versets 34 et 35 constituent un simple retour à ce qui est dit en 22.20.

Autres problèmes: d’où vient Balaam? Péthor est sur l’Euphrate à plus de vingt jours de voyage de Moab. Les allées et venues évoquées dans l’histoire semblent improbables12 [12]. On note aussi des répétitions: 22.3b répète 3a; 22.2 et 4 donnent deux introductions différentes. Tout cela concourt à montrer que différentes traditions ont été compilées sans grand souci du détail.

b) La preuve qu’il y a eu des sources distinctes ressort d’un examen minutieux des quatre bénédictions prophétiques (chap. 23 et 24). Les deux dernières, en particulier, n’ont presque rien à voir avec le cycle de Balaam. Elles ont la forme classique d’incantation et de bénédiction. On peut comparer Nombres 24.7 avec 1 Samuel 15 et Nombres 24.17-18 avec 2 Samuel 8.2, 14. Ces textes se situeraient donc à l’époque davidique. En revanche, les deux premières bénédictions du chapitre 23, qui concernent Moab et Israël, sont moins politiques et plus confessionnelles et théologiques. Leur style est « hymnique », « célébrationnel » et passablement emphatique.

Aussi est-il proposé de placer en tête les deux dernières bénédictions, à la place des premières, et de les situer à l’époque de David ou de Salomon. Une autre tradition, plus théologique, se « cristalliserait » au VIIe siècle, avant la chute de Jérusalem, et aurait en vue la situation de l’époque. On délimite des sources:

J – oracles 3/4 E – oracles 1/2

éditeur RJE 22.35, etc.

Nombres 22-24 n’est plus le récit de ce qui s’est passé in situ, à un moment donné. Il ne constitue plus une historiographie précise. Ce récit a, certes, un lien avec une histoire, mais il la déborde et d’autres considérations façonnent le texte final.

c) L’important dans ces chapitres est leur tonalité religieuse: le péril auquel le peuple a eu à faire face à la fin de son voyage vers la terre promise est dramatisé. Balaam et Balak représentent le conflit entre Israël et Moab, tandis que Jahweh lutte avec et pour son peuple, sur le modèle de l’exode. Balaam indique que Dieu ne dépend pas de l’homme pour se révéler. Dieu peut se révéler en dehors de son peuple et sans la volonté du prophète. Dieu est le puissant Tout Autre qui refuse toute mainmise de la part de l’homme13 [13].

2. Remarques critiques

a) Etre soucieux du caractère littéraire de la Bible est, à l’évidence, positif. Les grandes unités bibliques sont constituées par une variété étonnante de sections que la lecture fondamentaliste ignore. La lecture historico-critique met l’accent sur l’humanité de la Bible et sur sa rédaction. Cela n’affecte en rien son autorité. La Bible a eu des rédacteurs, des copistes qui n’ont échappé ni aux idées ni aux faiblesses humaines.

b) La méthode historico-critique déconcerte par son rationalisme, son humanisme et son scepticisme rationaliste. Au point de vue positif selon lequel la Bible est une œuvre littéraire est conjointe une compréhension imprégnée par le rationalisme et l’idéalisme qui ont caractérisé le modernisme avec la notion de causalité dans un système clos14 [14]. Estimer que ses méthodes littéraires, son opinion sur l’histoire peuvent servir de normes pour l’évaluation des textes bibliques dénote un certain impérialisme culturel. N’est-il pas arbitraire, par exemple, de supposer qu’il est impossible que les oracles 3/4 soient des promesses prophétiques parce qu’elles revêtent la forme d’une bénédiction ou que le lyrisme est la négation de la vérité historique? En effet, pourquoi faudrait-il considérer que les faits présentés en prose et le lyrisme constituent deux catégories épistémologiques nettement distinctes? En fait, tous les phénomènes de la vie et l’expression verbale qui en rend compte sont liés de façon souvent indissociable. Toutes les formes d’expression littéraire reflètent une réalité complexe, à la fois psychologique et historique. Il n’est pas nécessaire d’être un théologien pour discerner le sens des miracles bibliques.

c) L’approche dite historico-critique déconstruit le texte de la Bible pour le reconstituer sous une autre forme. Elle demande: les choses se sont-elles passées ainsi? L’ânesse a-t-elle parlé? Le doute méthodologique s’insinue partout. Cela ne revient-il pas à succomber à la tentation de supposer que la sagesse humaine faillible détermine le sens du texte? Ne serait-il pas préférable de permettre au texte, c’est-à-dire pas à nous, d’indiquer quel sens il a? N’existe-t-il pas une façon plus fair-play de mettre celui-ci en relief?15 [15]Comme C. Desplanque l’indique:

« La narration présente une remarquable cohérence. Les découpages littéraires et analyses rédactionnelles se fondent sur de supposées contradictions internes au récit – dans sa forme actuelle -, gommant ainsi une intention fondamentale de Nombres 22: montrer la duplicité et l’ambiguïté du devin, et développer ainsi une critique de la conception religieuse qu’il incarne. La tradition biblique postérieure ne s’est pas trompée en faisant de Balaam une figure de l’idolâtrie. »16 [16]

3. Autorité et interprétation critiques

Pour la méthode historico-critique, le texte n’est pas considéré comme inspiré, ni comme une unité, même si des hommes ou certaines de leurs idées peuvent l’être. Un témoignage faillible peut, certes, devenir Parole de révélation dans le cadre d’un acte de Dieu et non par l’élaboration d’un texte humain.

Pour cette méthode:

– L’interprétation est une activité de sélection/reconstruction dans laquelle le possible et l’impossible sont définis à la lumière des lois de l’analogie et de la contradiction. Ainsi l’autorité de l’Ecriture existe dans les limites de la raison seule.

– Le kerygme est de l’ordre de la foi, a une valeur intérieure et subjective, c’est-à-dire à un niveau autre que celui de l’histoire, sur lequel la critique s’applique. A ce niveau, l’autorité dépasse la raison.

La critique historique implique une tension entre le rationnel et le mystérieux (supra-rationnel) puisqu’elle semble incapable de les concilier. Le prédicateur qui utilise cette méthode a tendance à émettre des discours à deux niveaux différents. Comme il ne peut pas prêcher la « vérité » qu’il a trouvée en travaillant dans son bureau, il interpelle ses auditeurs uniquement sur le plan religieux subjectif, dans un discours pieux qui n’a de liens concrets ni avec la vie de tous les jours, ni avec l’ensemble du dessein historique de Dieu17 [17]. Il sélectionne donc un aspect, un « noyau » du texte qui est relu à la lumière d’une problématique moderne – la libération, la justice, Dieu qui défend les pauvres, etc. Ce genre de moralisme rejoint, quelle ironie, le moralisme fondamentaliste, même s’il a un ton progressif et moderne et non « rétrograde » comme celui des conservateurs.

III. Une troisième voie?

Les approches précédentes, qui présentent de grandes différences entre elles, ont l’une et l’autre des aspects positifs et des aspects négatifs. Elles ont pour point commun de rechercher ce que la Bible dit « pour maintenant » mais, ce faisant, elles dépendent des épistémologies différentes. Pour les deux, en schématisant trop, le véritable caractère de l’histoire biblique tend à être effacé.

L’approche présentée ci-après, « selon l’analogie de l’Ecriture », se propose de revaloriser la perspective principielle des réformateurs sur l’Ecriture. Elle n’est, certes, ni unique, ni exclusive. Elle cherche à recevoir le texte dans sa diversité humaine et divine afin de permettre une écoute intelligente et de susciter la foi18 [18].

Cette approche a quatre caractéristiques:

a) Un souci d’écouter l’histoire

Il est clair que l’habitude de formuler et d’écouter des récits, de raconter et même d’interpréter ce qui est raconté est plus ou moins perdue dans une génération où l’instantané prime. Or, dans un récit historique, ce sont souvent les détails qui en fournissent la signification.

Les chapitres 22 à 24 du livre des Nombres proposent une narration simple et directe mais psychologiquement complexe et profonde. Les trois acteurs principaux – Dieu, Balaam et Balak19 [19]– se fâchent (22.22, 27, 24.10). Dieu « récompense » le péché des hommes « par là où ils pèchent » en modifiant sa parole: voir, à cet égard, le passage 22.12 à 14. Balaam s’efforce de marchander avec Dieu selon les méthodes païennes (23.17). Cela explique mieux la colère de Dieu et l’avertissement de l’ange que ne le permet la notion critique de deux sources, qui supprime la lutte entre Dieu et les forces qui s’opposent à lui.

Il y a aussi le climat tendu dans lequel se déroule cette histoire. Dieu parle par une ânesse! (Ce qui fait penser au serpent en Eden.) Cet événement bizarre correspond à un moment décisif. Pourquoi en évacuer la singularité? Si cela est fait là, il faudrait le faire partout. Il ne s’agit pas, dans ce récit, d’une comédie, comme dans Le songe d’une nuit d’été,mais d’un drame avec une possibilité de tragédie. Les enjeux de l’histoire de l’exode d’Egypte sont récapitulés dans les plaines de Moab, avant l’entrée dans la terre promise. Satan va faire de son mieux pour détruire le dessein de Dieu. C’est ainsi que Balaam et Balak sont cités, ailleurs dans la Bible, comme des exemples de la séduction à laquelle le croyant a à faire face (Dt 23.4-5; Mi 6.5; 2P 2.15; Jd 11; Ap 2.14).

b) Une recherche du contexte historique

Elle doit être effectuée à la lumière de l’ensemble de la Bible. L’incident est grave: Israël offre des sacrifices à Baal Péor (Nb 25; Os 9.10). Malgré la fidélité de Dieu, Balaam, qui ne peut prophétiser contre Israël, trouve le moyen, pour son gain, de brouiller la relation entre Dieu et son peuple. Les promesses de Genèse 12.3 sont en train de s’accomplir (cf. Nb 23.9, 21, 24.9). Mais Israël est infidèle devant le dernier obstacle. Au-delà de cette infidélité, il y a la quatrième vision qui, seule, concerne l’avenir (24.17-18, 20), en reprenant la prophétie mystérieuse de Genèse 49.9-10. Deux éléments de la Genèse sont donc entrelacés, ici, dans un double accomplissement, présent et futur. Après le désert, une nouvelle période de lutte s’ouvre contre l’idolâtrie des nations (24.7), au sein desquelles le règne de Dieu se manifestera.

c) Un message kerygmatique

La présence de Dieu est réelle! Balaam n’a pas vu l’ange (comme le serviteur d’Elisée, 2R 6.13-17). Malgré les adversaires et l’infidélité de son peuple, Dieu le garde (Ps 121.3-8). Deux choses, en particulier, sont dites à propos du peuple de Dieu:

– Israël est un peuple spécial dont la vocation est de manifester, parmi les nations, la bénédiction de Dieu (23.9, 24.17-18) par une sainteté particulière, à l’opposé de la compromission. Le Nouveau Testament reprend ce thème (Tt 2.14; 1P 2.9; Ap 1.6).

– Israël est mis en garde contre les Balaam susceptibles de le détruire. Comparé à Caïn, Qoré, Jézabel, Balaam montre que la pratique d’une foi double (syncrétiste, pluraliste?) n’est pas compatible avec la vocation du peuple de Dieu. L’appel est clair: « Choisissez aujourd’hui qui vous servirez. »

La perspective christocentrique est mise en évidence par l’analogie biblique. En Christ, Dieu se consacre à lui-même son peuple, surmonte la tentation et le péché de celui-ci, le conduit à vaincre le mal et le fait, finalement, entrer dans la terre promise. En Christ, nous sommes invités à choisir la vie et à agir comme celui (le Christ) qui a été dévoré par le zèle envers la maison de son Père (Jn 2.17).

d) Une vision autre de l’autorité de l’Ecriture

Pour l’approche selon l’analogie de l’Ecriture, l’autorité de l’Ecriture revêt trois aspects:

– Elle est celle de la Parole-alliance de Dieu avec son peuple. L’histoire est considérée comme authentique et écoutée parce que Dieu la conduit et lui donne sa substance. Dans le récit, l’autorité due à la présence divine est sensible mais reste mystérieuse. Seul, le péché se manifeste totalement. Tel est le caractère singulier de ce « cycle ». Pour quelle raison peut-on affirmer que celui-ci est de l’histoire et non un mythe? A cause de l’ensemble du récit, de sa tonalité fort différente des mythes à la manière d’Homère. Dieu ne se révèle que dans les circonstances particulières de l’histoire de la révélation et dans l’histoire du monde que rapporte la Bible. L’autorité de la Bible tient au caractère inspiré du texte; elle est le corrélat de la présence dans le monde du Dieu Sauveur.

– L’autorité permet de prendre en considération chaque partie et l’ensemble de la Bible, la substance du récit et son cadre. Des « constantes » apparaissent et sont communes aux cas particuliers et à l’ensemble de l’Ecriture, ce qui permet de découvrir la perspective christologique.

– L’autorité rend compte du rapport existant entre Dieu et l’homme. Il convient ici de parler de l’alliance avec son caractère bipolaire et mystérieux, de la transcendance divine et de l’épreuve humaine dans une situation précise. Les partenaires de l’alliance sont unis dans le message du récit-texte dont la finalité est le salut.

Conclusion

Grâce à la troisième voie de l’approche selon l’analogie de l’Ecriture, il est possible d’éviter l’abstraction fondamentaliste ou le réductionnisme historico-critique. Le divin et l’humain sont liés dans l’alliance, dans l’histoire qui en découle, dans l’inspiration qui en transmet la vérité et dans le texte qui en résulte.

Cette vérité n’est, sans doute, pas celle qui est attendue. Elle comporte des éléments paradoxaux, mais elle est cohérente sur le plan interne de l’histoire et externe dans le contexte de l’analogie de l’Ecriture:

« Le Dieu révélé ici ne veut pas rendre compte de ses choix, ni de sa volonté. Cette pédagogie que Dieu déploie tout au long de l’Ancien Testament nous mène vers celle qui se manifeste ultérieurement en Jésus-Christ. Dieu veut définitivement se refuser à nos représentations et autres tentatives de manipulation ou de récupération par le dépouillement, l’abaissement dans l’humanité jusqu’à la croix. Une seule certitude nous reste et elle doit nous suffire: Dieu dans le secret de son plan ne joue jamais un double jeu. Sa promesse pour Israël, l’ancien comme le nouveau, est irrévocable, n’en déplaise à tous les Balaq de la terre. »20 [20]

* P. Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et éditeur de La Revue réformée.

1 [21] C. Desplanque, « Mystère divin et ambiguïté humaine dans l’histoire de Balaam », Hokhma 64 (1997), 1. Pour une présentation générale, cet article est très utile.

2 [22] Pour certains détails pratiques, j’ai profité des propositions de C. Seerveld, Balaam’s Apocalyptic Prophecies (Toronto: Wedge, 1980).

3 [23] Il est difficile de définir le fondamentalisme. Nous pourrions dire que c’est l’aile extrême du mouvement évangélique, caractérisée par la rigidité théologique et le conservatisme social. Cf. P. Wells, « Les problèmes de la méthode historico-critique », in Dieu parle (Québec: La Clairière, 1997), 24.

4 [24] J. Barr insiste beaucoup sur ce point dans Fundamentalism (Londres: SCM, 1977), 40-55.

5 [25] Des exemples pris dans A. Maclaren, Exposition of Holy Scripture I (New York sd: Doran), 367ss.

6 [26] Voir la critique du moralisme exemplariste dans S. Greidanus, Sola Scriptura. Problems and Principles in Preaching Historical Texts (Kampen: Kok, 1970), et son The Modern Preacher and the Ancient Text (Leicester: IVP, 1988), 163ss.

7 [27] Ainsi, elle néglige les ambiguïtés, les parodies et les éléments comiques du texte indiqués par C. Desplanque.

8 [28] Selon J.-P. Willaime, Profession: pasteur (Genève: Labor & Fides, 1986), 86% des pasteurs barthiens de cette époque-là pratiquaient la lecture historico-critique contre 65% des pasteurs non barthiens. Il est permis de se demander si le sens de l’expression « historico-critique » était le même pour tous. Depuis, l’idéologie critique a commencé à « craquer », fait illustré par des ouvrages comme A. de Pury, Le Pentateuque en question (Genève: Labor & Fides, 1989), et la popularité de la critique rhétorique.

9 [29] Cf. la discussion classique de G. von Rad au début du deuxième volume de sa Théologie de l’Ancien Testament.

10 [30] Cf. S. Mowinckel, Der Ursprung der Bileamsage (ZAW, 1930), G.B. Gray, Numbers (Edimbourg: T. & T. Clark, 1956), M. Noth, Das vierte Buch Mose, Numeri (Gottingen: Vandenhoek, 1966). L’article de C. Desplanque comporte une bibliographie accessible d’études récentes.

11 [31] C. Desplanque, art. cit., 13-15.

12 [32] Voir la discussion de Desplanque, ibid., 4-9, et la solution de H. Rouillard, La péricope de Balaam (Paris: Gabalda, 1985), 43-53, 211-215.

13 [33] Les allusions dans le texte à Abraham, Jacob ou Moïse sont assez précises. Nombres 22.21ss > Genèse 22 > Exode 4.24-26.

14 [34] C.S. Lewis, Fern Seed and Elephants (Londres: Collins, 1982), 104-109.

15 [35] Voir P. Wells, « Les problèmes de la méthode historico-critique », in Dieu parle, 214-229,P. Marcel, Face à la critique: Jésus et les apôtres (Genève: Labor & Fides, 1986, repris par les Ed. Kerygma).

16 [36] C. Desplanque, art. cit., 15.

17 [37] Les prédications de Rudolf Bultmann en constituent un bel exemple.

18 [38] Voir P. Wells, « Comment interpréter et prêcher la Parole de Dieu », dans Dieu parle (Aix-en-Provence: Ed. Kerygma, 1984), 69-84.

19 [39] A noter l’absence de Moïse. Israël n’est présent que de manière indirecte.

20 [40] C. Desplanque, art. cit., 16.