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La sexualité aujourd’hui : Épanouie ou brisée ?

La sexualité aujourd’hui : Épanouie ou brisée ?

Monique de HADJETLACHÉ*

Je ne suis pas sexologue, pas sociologue non plus. C’est à partir de mon expérience de praticien que j’aborderai le sujet qui m’a été demandé. J’ai travaillé pendant de très nombreuses années comme psychiatre-psychanalyste. J’ai, à ce titre, entendu de nombreuses personnes – enfants, conjoints, parents – me parler d’eux-mêmes, de leurs traumatismes, de leurs joies, de leurs insatisfactions et de leurs questionnements. Ce sont eux qui m’ont beaucoup appris.

Je suis une toute récente abonnée de l’internet… un mois à peine. Par curiosité, pour préparer ma réflexion d’aujourd’hui, j’ai tapé en recherche: « statistiques sexualité »… La réponse a été: 24 920 sites. Ne sachant comment me débrouiller face à cette surabondance, j’ai prudemment battu en retraite! Nous sommes dans une civilisation du trop, du trop-plein, une civilisation qui ne supporte pas le manque, ni l’attente… Et nous voici en plein cœur de notre sujet.

Peut-être d’ici à peu de temps, un portable qu’on aura oublié d’éteindre va-t-il se mettre à sonner « Joindre » et être joint à tout moment et partout! Quel confort! Mais ce n’est pas sans soulever des questions! Car comment vont se construire dedans et dehors, présence et absence, attente et retrouvailles, s’il y a une omniprésence? Notre société est une société du trop, du plein, qui ne sait plus faire avec la frustration, le temps, l’attente, la lente construction, la limite.

Notre époque se vante parfois d’avoir dépassé limites et tabous. La sexualité a sa rubrique dans tous les magazines, la radio, la télé, l’internet… La « libération sexuelle », la possibilité de limitation des naissances, le travail de la femme et son indépendance financière possible ont profondément modifié les relations entre les sexes. Mais beaucoup ont du mal à se situer dans ces nouvelles donnes, et ont peur d’y perdre leur identité. Les couples sont plus instables et, souvent, ne savent pas utiliser le conflit pour faire mûrir la relation. La rupture est fréquemment la seule issue envisagée.

Cependant, « réussir » son couple fait partie des objectifs prioritaires exprimés par la plupart des gens. Le « droit à » une sexualité épanouie semble une revendication légitime. Mais la réalité intime est-elle à l’image de ces belles affirmations, tant pour la femme que pour l’homme? Freud, au début du siècle passé, accusait, non sans raison, la morale bourgeoise et la religion d’avoir réprimé d’une façon préjudiciable les pulsions sexuelles, favorisant ainsi des pathologies névrotiques, en particulier hystériques. Mais, aujourd’hui, l’obligation de jouissance n’a-t-elle pas, elle aussi, des effets?

Revenons un peu au passé. J’ai reçu, il y a fort longtemps, un homme qui est venu me confier sa détresse: chrétien engagé, il s’était toujours senti coupable de ses désirs sexuels, pourtant destinés à sa femme légitime. Il ne s’était senti libéré de ce sentiment de culpabilité qu’en de rares circonstances: lors de la conception volontaire de leurs trois enfants. Ce n’est pas beaucoup! On trouve, ici, une conception religieuse dans laquelle la procréation est la seule justification de la sexualité. Nous reviendrons sur cette question.

En avait-il parlé avec sa femme? Non, car il n’osait pas; ils n’avaient jamais abordé ce sujet ensemble. A son pasteur? Non, car celui-ci lui aurait dit qu’il avait un problème spirituel. Je lui ai suggéré de dire à sa femme qu’il était venu me voir et de lui proposer de l’accompagner. Ils sont venus tous deux, et ce fut émouvant et troublant de voir ce couple d’âge mûr découvrir leurs désirs, oser les exprimer, ce qui a complètement changé leur relation… Pour eux, le corps était mauvais. Ils fondaient cette idée sur une compréhension abusive et une traduction erronée du mot grec signifiant chair, assimilé au corps.

Pendant mon enfance, j’ai entendu mon père parler du rapport Kinsey, qui était alors une révolution, et je l’ai vu militer pour la limitation des naissances et l’accouchement sans douleurs (idées très controversées à l’époque pour des motifs religieux). Il argumentait Bible en main. La sexualité est voulue par Dieu, pour le bonheur de l’homme, mais elle doit être soumise à une éthique.

A l’époque, tout était bon pour assimiler la sexualité au mal. Pour beaucoup, le péché originel ne pouvait être que l’acte sexuel! J’ai rencontré des gens, parfois même des soignants, persuadés que la masturbation rendait débile, ou sourd… C’était une conception répandue alors. D’autres traquaient toute manifestation de cet ordre, chez eux ou chez leurs proches, au point que cela devenait une obsession constante. Une « fille-mère », comme on disait à l’époque, était rejetée et assimilée à une putain. (Le terme actuel de mère célibataire ne me semble guère plus satisfaisant, car il élimine le père géniteur de l’enfant.) Cela fait presque cinquante ans. Les temps ont bien changé… du moins apparemment.

On pourrait renier le passé ou, au contraire, avoir envie d’y revenir, comme à un temps idyllique, où on ne faisait pas n’importe quoi. Mais ce n’est pas aussi simple: je peux vous dire que j’ai vu, ces dernières années, des personnes de 50 ans, 60 ans, venir me parler de traumatismes vécus dans leur enfance, sur le plan sexuel, dont ils ne pouvaient parler qu’à présent parce que, maintenant, ces choses-là se disent. Ce n’est pas rare, et leur vie entière en a parfois été brisée.

J’ai rencontré des gens épanouis, vivant une sexualité heureuse. J’en ai vu qui sont restés prisonniers d’une vie complètement insatisfaisante, par peur de la rupture, ou par crainte d’oser aborder réellement leurs problèmes. Toute généralisation est toujours mensongère.

On peut se poser une question: les valeurs que nous avons essayé de transmettre, les modèles que nous avons parfois incarnés, qu’ont-ils été pour que les générations suivantes aient eu aussi peu envie de les reproduire? On a souvent reproché une certaine hypocrisie, qui recouvrait d’un voile pudique tout ce qui était non conforme au discours affiché. Mais ce reproche n’est-il pas d’une éternelle actualité?

Faut-il pour autant qu’il n’y ait plus de limites, plus de repères, sinon celui du plaisir de l’individu? Peut-on tout voir, tout entendre, tout savoir, tout mettre en acte? Est-ce plus constructeur?

Aujourd’hui, qu’en est-il ? La « libération sexuelle » a-t-elle apporté plus de bonheur?

J’étais interne en psychiatrie dans les années 1968. L’internat était un lieu sympathique et quelque peu remuant, les mœurs y étaient plutôt assez légères. Mais je crois que nous formulons tous beaucoup trop vite des jugements catégoriques sur autrui. L’être humain est, par essence, comme nous le rappelle l’apôtre Paul, un être contradictoire, animé de désirs opposés. C’est ainsi qu’un soir, l’une des internes, dont nous connaissions, par notre proximité de vie, les nombreux amants, nous étonna fortement en nous confiant que son aspiration profonde aurait été une relation dans la durée, la fidélité, qu’elle avait toujours été incapable de vivre. J’avais été très surprise.

Je viens de lire un livre, sorti récemment, écrit par deux collègues, les docteurs Valleur et Matisiak, intitulé: Sexe, passion et jeux vidéo – Les nouvelles formes d’addiction1 [1]. Le sexe peut avoir fonction de drogue. Ce livre est intéressant pour notre réflexion, car il situe bien les deux faces opposées de la question sur le plan de la sexualité: on peut être addict d’un trop d’agir, on peut aussi être addict d’une position de dépendance passive, dans une relation unique.

Certaines personnes peuvent présenter une sorte d’abus, d’excès, une dépendance compulsive à l’acte sexuel, cet acte étant nécessaire au soulagement de leur angoisse sous-jacente. La multiplication des « objets de consommation » sexuels essayant de masquer, de recouvrir l’angoissante question de la castration, du manque structurel de l’être humain. D’autres trouvent dans la dépendance à un conjoint imaginé invulnérable une réassurance de nature infantile indispensable à leur équilibre psychique. La relation à deux peut alors devenir repli relationnel, fermeture, mais aussi fragilité, car elle ne peut survivre à la disparition ou à l’évolution de l’un des deux. Fantasme fusionnel, qui n’a pas évolué, et n’a pas permis de construire une relation d’altérité. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a pas de vraie relation d’altérité. Il y a consommation dans un but narcissique. Il n’y a pas rencontre.

Actuellement, on assiste au déferlement d’une sexualité narcissique, c’est-à-dire dans laquelle l’amour de soi y est presque exclusivement concerné.

Notre civilisation favorise la consommation: votre voiture tombe en panne… changez-en, on ne répare plus, on jette et on change! On ne sait plus attendre, différer, rêver, patiemment construire et réparer. Est-ce plus heureux? Je ne le crois pas. La surenchère des objets enlève beaucoup de leur valeur. Ils deviennent interchangeables, sans valeur spécifique. On en a un exemple avec les enfants gavés de cadeaux à Noël; certains les regardent tout juste et peuvent même dire: « C’est tout? » – déjà insatisfaits avant même d’y avoir goûté. Plus rien n’apporte alors de joie durable, on ne sait plus ce qu’est le plaisir de l’attente. Dans cette dynamique, il ne faut jamais de vide, mais toujours plus, de plus en plus… Il y a une idéologie qui bannit la frustration. Or la frustration, à condition, bien sûr, qu’elle ne soit pas abusive, est créatrice, oblige à inventer autre chose, apprend à différer, à construire.

Les adolescents n’ont parfois pas le temps de rêver avant d’être engagés dans une sexualité qui n’a pas encore de sens pour eux, mais qu’ils engagent, pour ne pas paraître débiles ou arriérés. Ceci est davantage vrai, me semble-t-il, pour les filles. C’est ainsi que, dans une boîte à questions proposée à des adolescentes pratiquement toutes engagées dans une vie sexuelle précoce, plus de la moitié des questions tournaient autour de: « A quoi ça sert à une fille d’avoir des relations sexuelles? » Leur réponse était: « Pour garder mon copain, ne pas être abandonnée. » (Cet abandon redouté était pour la plupart témoin de leur immense quête affective, liée à des carences préalables.) La sexualité, ici, n’est pas une sexualité adulte, mais le comblement d’un manque affectif.

Je parlais du plaisir de l’attente: ne peuvent vivre ce plaisir que ceux qui, par leurs expériences infantiles, sont assurés que quelque chose peut être attendu, avec l’assurance tranquille que cela arrivera, même si c’est sous une forme différente de celle qu’ils avaient imaginée. Pour les personnes trop « carencées », quand rien n’est jamais assuré, si l’on tient quelque chose, mieux vaut ne pas le lâcher, car on ne sait pas ce que sera demain.

Ne nous hâtons pas vers des conclusions rapides! D’après les statistiques, l’âge du premier rapport sexuel n’a que très peu bougé. Les relations n’étaient probablement pas beaucoup plus satisfaisantes lorsque, dans le passé, les choses étaient programmées par les adultes. Et les jeunes ne sont peut-être pas tels que nous nous les représentons.

Cependant, pour l’avoir entendu souvent dans ma pratique, beaucoup de jeunes et de moins jeunes ont peur de l’attachement, par peur de souffrir, « parce que ça ne durera pas ». Le « contrat » est assez souvent, dès le départ, celui d’un non-engagement. Alors, la sexualité vécue ainsi ampute le sujet, elle le coupe d’une partie de ses affects, qu’il doit alors réprimer. Le plus souvent, l’un des partenaires l’impose plus ou moins à l’autre, même si l’autre l’accepte, parce que c’est la seule alternative. On pourrait dire que la génitalité (qui n’implique que le corps) remplace la sexualité de deux personnes qui se rencontrent dans la différence et dans la totalité de leurs êtres. On est dans le domaine de l’avoir, et non plus de l’être, de la rencontre. Mais ne caricaturons pas, beaucoup – nous compris – oscillent entre les deux positions.

Corps et relation, les deux racines de la sexualité

J’ai déjà évoqué le rapport sexualité-procréation. Les Eglises ont, parfois, pu faire de la procréation la seule justification de la sexualité, niant que le plaisir partagé des corps puisse être dans la volonté créatrice de Dieu. Personnellement, en tant que chrétienne, lorsque je vois la richesse des terminaisons sensorielles du corps, je ne peux croire en un Dieu qui ne l’aurait créée que pour en priver l’homme. Je crois, au contraire, que notre corps, dans sa dimension de plaisir, est un choix du Créateur.

Pour que la relation sexuelle soit correctement ancrée, deux dimensions sont à bien repérer. Celle de l’altérité et celle de la limite humaine, la castration symbolique.

La loi symbolique, qui pose des interdits structurants, en particulier l’interdit de l’inceste au sens large du terme, permet de n’être pas dans la loi de la jungle, la loi du plus fort, qui utilise l’autre comme un objet pour sa jouissance, en lui déniant toute valeur de sujet.

D’autre part, la sexualité, justement par son lien avec la procréation, est rappel de notre finitude d’humains, nous signifie que nous sommes mortels. C’est bien parce que nous sommes mortels qu’il est si important, pour nous, de laisser une trace de notre passage sur terre, quelque chose qui nous survivra et nous perpétuera. Le plus souvent, cela se fait à travers nos enfants, mais pas exclusivement.

Du fait de la contraception, de la possibilité de réguler des naissances, le lien sexualité-procréation est moins évident. Mais la relative maîtrise de la procréation ne doit pas nous faire évacuer la dimension de notre finitude. Nous pouvons nous croire tout-puissants. Ce n’est qu’un leurre. Si nous croyons cela, nous sommes alors dans le déni, dans les restes de la toute-puissance infantile. C’est souvent du réel que nous revient ce qui est dénié. A un moment où l’on pouvait se croire dans l’invulnérabilité, où pouvait se profiler l’idée d’une jouissance sans limite, la dimension de la mort a fait retour par le canal du sida. J’ai retenu une phrase, entendue un jour, du psychanalyste Serge Leclaire: « La question n’est pas d’être sans entraves, sans limites, mais de savoir à quoi l’on est assujetti. » Ce que, dans notre jargon, nous appelons la castration, le sujet « barré » cher à Lacan.

Un collègue se vantait un jour de pouvoir avoir neuf coïts consécutifs avec sa partenaire. Je ne suis pas allée vérifier! Mais les propos même interrogent. Qu’est-ce qui est présenté là? Un « moi » enflé d’orgueil… pas une relation. Cela me fait penser à la grenouille qui voulait devenir un bœuf, dans la fable de La Fontaine. Où est le sujet lui-même, et où est l’autre comme sujet? On est dans la performance, on n’est plus dans la richesse du lien humain. La quantité ne peut jamais remplacer la qualité, le vrai lien relationnel, le lien d’amour. Lorsque la sexualité se réduit à l’usage de l’autre, considéré plus ou moins comme objet de consommation, on n’est plus dans la vraie dimension de l’humain, on n’est plus dans la relation voulue par Dieu.

Ne nous y trompons pas, une telle utilisation n’existe pas uniquement dans des débauches sexuelles. Elle peut aussi exister dans des couples « fidèles », mais où l’autre, sur le plan de la sexualité, n’est plus vis-à-vis, mais objet de consommation. Il me semble que la vraie fidélité implique non seulement l’abstinence de relations sexuelles hors du couple, mais un lien réel, de sujet à sujet. La fidélité se réfère à la foi, à la relation de confiance. Cependant, même dans un couple qui s’aime et se respecte, il peut y avoir des moments où l’on n’est pas dans une vraie relation. Il arrive aussi que la relation sexuelle soit utilisée comme monnaie d’échange, indépendamment de tout désir, ou comme outil de pression: pour se réconcilier comme pour punir, ou pour obtenir quelque chose. Cela a dû nous arriver à tous un jour ou l’autre. Mais la parole et le pardon sont des outils beaucoup plus constructeurs que l’effacement par une apparence de rencontre.

Une pseudo-liberté

Certains pensent que la plus grande liberté est de « tout » essayer. On voit ainsi certains multiplier les expériences sexuelles, sous toutes sortes de formes et avec les deux sexes… voire avec les animaux ou même, comme cela m’a été rapporté un jour, avec un cobra autour du cou! On peut tout inventer… avec des supports divers, vidéos ou autres. Cela peut être revendiqué comme choix délibéré ou comme liberté suprême. Cela m’interroge. Que cela recouvre-t-il? Ce peut être la recherche angoissée d’un plaisir qui sans cesse échappe. Ce peut être une véritable addiction ne laissant guère de repos, même si le sujet n’a aucune conscience de ce caractère addictif.

Pour d’autres, la réalité d’autres tendances en eux est source de souffrance, de conflit. Leur abord de la sexualité est marqué par des difficultés en lien avec la construction de leur identité sexuée, souvent de façon très précoce. Ceux qui sont en souffrance demandent surtout à être respectés, à ne pas être jugés, mais ils ne sont en général pas dans une revendication militante de leur position. Ils peuvent cependant le devenir parfois, en particulier sous la pression d’autres personnes.

La pornographie, quant à elle, fait appel le plus souvent à ce que Freud appelle les pulsions partielles: orales, anales, voyeuristes, exhibitionnistes, sadiques, masochistes, des pulsions isolées tant de l’ensemble de la relation sexuelle que d’un lien relationnel de respect. Les images de femmes ou d’enfants qui sous-tendent la pornographie sont le plus souvent avilissantes et véhiculent une charge certaine d’hostilité, de destructivité. L’accessibilité plus grande de la pornographie, la diffusion des revues, sa présence sur des sites internet peut fragiliser certains adultes, mais aussi des adolescents en quête de leur identité.

Certains réduisent la sexualité à la dimension de la jouissance, ramenée au pur plaisir du corps, avec l’illusion d’une possible jouissance infinie. C’est la réduire à une activité purement narcissique, qui efface la subjectivité de chacun. C’est aussi se cacher ce que chacun de nous expérimente au plus profond de lui: tout plaisir est éphémère, et nous échappe toujours. C’est cela notre humanité! Parfois, cette recherche de jouissance absolue ne passe que par le fantasme, qui peut alors, à l’extrême, se passer entièrement de la relation.

Pour moi, toutes ces pratiques sont sous-tendues par un refus de la limite humaine, le « tout » est déni de la castration, de la différence des sexes. On croit que l’on a « tout », ce n’est qu’illusion. Accepter de renoncer à un possible permet d’aller plus loin sur la voie que l’on a choisie. Certes, il y a toujours une part narcissique, mais elle passe par le canal de l’autre: fierté légitime de donner du plaisir, tout autant que d’en recevoir, plaisir narcissique de se sentir désirable et désiré.

Elisabeth Roudinesco s’est intéressée à l’évolution de la famille et de ses formes. On trouve dans les civilisations toutes sortes de modalités d’organisation familiale. Mais les études de Lévi-Strauss ont bien mis en relief que certaines sont durables et d’autres pas. Elle en déduit: « Autrement dit, il faut bien admettre que c’est à l’intérieur des deux grands ordres du biologique (différence sexuelle) et du symbolique (prohibition de l’inceste et autres interdits) que se sont déployés, pendant des siècles, non seulement les transformations propres à l’institution familiale, mais aussi le regard porté sur elle au fil des générations. »2 [2] Elle questionne aussi les raisons de l’oppression de la femme depuis si longtemps. Les débordements des femmes ont toujours fait peur; si l’ordre maternel est incontesté, le féminin a longtemps senti le soufre: femme capable d’ensorceler, sorcière, putain opposée à l’image sainte de la Vierge, femme passionnée et dans la démesure… le masculin étant bien sûr rangé du côté de la raison. « Ce n’est pas moi, c’est la femme! » Nous connaissons cela depuis la Genèse!

Il y a la peur de voir une sexualité sauvage et dévastatrice des femmes, que seule semble pouvoir endiguer la fonction maternelle, la jouissance féminine étant vécue comme susceptible d’effacer la différence des sexes. Certains hommes semblent confirmer ce fantasme par la survenue d’une impuissance, s’ils n’ont plus leur rôle de domination absolue. On parle de crise de la masculinité.

Colette Chiland, dans un livre que je recommande, Le sexe mène le monde, elle aussi, parle longuement de l’oppression et de la peur du féminin: « La femme est un objet d’envie de la part des hommes, une envie refoulée de leur pouvoir maternant, et du même coup d’un pouvoir de créativité fondamental. Ce pourquoi les femmes sont dangereuses; il faut les opprimer pour réprimer la peur et l’envie qu’elles inspirent. »3 [3] Aujourd’hui, les pères osent être plus proches de leurs enfants, ils découvrent une nouvelle dimension de la relation. La parentalité est maintenant l’affaire des deux. Ce ne peut être, par essence, qu’un équilibre à affiner sans cesse, à rétablir. En effet, des choses contradictoires sont toujours en jeu.

Je citerai à nouveau E. Roudinesco. Freud a introduit une théorie anthropologique de la famille et de la société fondée sur deux éléments majeurs: la culpabilité (liée au meurtre du père), la loi morale. « Et on peut en déduire l’idée, si l’on se veut freudien, que les conditions de la liberté subjective et l’exercice du désir supposent toujours un conflit entre l’un et le multiple, entre l’autorité et la contestation de l’autorité, entre l’universel et la différence, mais qu’ils ne se confondent jamais avec la jouissance pulsionnelle illimitée telle qu’on la voit à l’œuvre dans le crime, la cruauté, la pornographie ou la négation systématique de toute forme de logos séparateur ou de l’ordre symbolique. »4 [4] Je partage tout à fait sa position.

Mais si l’on sort de l’oppression, il est difficile de rentrer dans une vraie dimension de la différence, qui donne place à chacun dans son identité différenciée, sans qu’elle soit assortie d’une échelle de valeurs. Nous avons encore du chemin à faire pour qu’une différence puisse se vivre sans l’inquiétude d’une annulation par l’autre. Pour cela, il est nécessaire que chacun sache qu’il ne se suffit pas à lui tout seul.

Il m’apparaît qu’à travers ses excès, ses errements, notre siècle cherche, à tâtons, avec des essais-erreurs, une voie plus juste. On a souvent utilisé les textes de Paul pour justifier une position dominante de l’homme, et une soumission de la femme. Mais n’est-ce pas enlever tout une partie du message, la soumission n’est jamais imposée, et la place de chef consiste à donner sa vie, à se faire serviteur… Ce qui ouvre des perspectives tout autres. Dieu nous veut en vis-à-vis. Notre différence est richesse, pour chacun de nous et pour les autres.

La sensibilité et la sensualité ne sont pas identiques chez un homme et chez une femme. La rencontre humaine n’est jamais simple. Les rythmes personnels ne sont pas faciles à accorder. La rencontre sexuelle, dans une dimension de vraie rencontre, implique un « lâcher prise », dans une confiance réciproque, une confiance dans l’autre, une prise en compte à la fois de soi et de l’autre, une possibilité de montrer et de partager son plaisir, tout en étant attentif au plaisir de l’autre, à ses attentes. Ce n’est pas simple. Cela ne se résume pas au déclenchement d’une éjaculation ou d’un orgasme. D’ailleurs, l’injonction à jouir, sous peine de paraître refoulé, arriéré, ou de décevoir ou de perdre le partenaire, amène certains, ou plutôt certaines, à simuler le plaisir… barrant ainsi la possibilité d’un réel échange. Cela n’est pas un phénomène nouveau, il a toujours existé. Mais il est plus mal vécu encore à notre époque.

La vraie rencontre sexuée n’est pas chose simple. Elle signifie partage de l’intime de soi. Je me suis aperçue en écoutant les personnes qui sont venues se confier à moi, au fil de toutes mes années de travail, que les deux domaines les plus intimes de l’être humain, ceux que l’on ne partage réellement qu’en des moments très privilégiés, sont la sexualité et la prière. Dans l’un et l’autre champ, on peut avoir un partage superficiel, partiel assez souvent, mais un partage profond, authentique, qui n’est plus dans le paraître, est une chose rare et précieuse.

Ce partage implique aussi une relation dans la durée, une responsabilité partagée, le dépassement d’un certain nombre d’incompréhensions et d’obstacles, le respect de jardins secrets de chacun. Ce n’est pas la transparence.

Le chemin n’est pas facile. C’est le défi qui est lancé, à savoir celui de retrouver les fondements d’une vie plus juste, épanouissante, même si elle ne peut être que dans une tension entre des termes opposés: attachement et autonomie, répression des instincts et avènement du désir, groupe et individu… Je rajouterai plaisir des corps (eros), mais aussi amitié (philae), amour dans sa dimension divine (agape). Alors, si nous y accédons, le sexuel peut ne pas être réduit à la génitalité.

« Tout est permis, mais tout n’est pas utile, tout est permis mais tout n’édifie pas. » Cette phrase de saint Paul peut être un guide aussi en matière de comportement sexuel: la liberté de l’un doit se faire dans le respect de la limite de l’autre, afin que nul ne vive quelque chose qui ne serait pas intégrable pour lui, s’imposerait par la violence, qu’elle soit violence agie ou qu’elle soit celle des mots.

En tant que chrétienne, je crois que Dieu nous appelle à découvrir la relation entre les êtres, telle qu’il l’a créée: dans le respect, la différence, l’amour dans sa dimension affective autant que corporelle, de plaisir. Il s’agit de se réapproprier une dimension intime de notre être, pour lui permettre, dans notre limite d’humains, de s’épanouir dans la relation à l’autre.

La sexualité, vécue dans une pleine dimension, ne peut se passer d’une éthique.


Monique de Hadjetlaché est psychiatre-psychanalyste dans le Gard.

1 [5] M. Valleur, J.C. Matisiak, Sexe, passion et jeux vidéo – Les nouvelles formes d’addiction (Paris: Flammarion, 2003).

2 [6] E. Roudinesco, La famille en désordre (Paris: Fayard, 2002), 20.

3 [7] C. Chiland, Le sexe mène le monde (Paris: Calmann Lévi, 1999), 80.

4 [8] E. Roudinesco, op. cit., 103.