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La visite pastorale

La visite pastorale

Harold KALLEMEYN*

Je me propose d’étudier quelques fondements bibliques de la visite pastorale à partir des chapitres 2 et 3 de la Genèse. Dans cette présentation, un sens assez large sera donné au mot « pastoral » pour inclure la tâche des anciens, des diacres et des aumôniers qui, avec le pasteur titulaire, sont appelés à rendre visite au nom du Christ. Nous examinerons l’hypothèse selon laquelle la visite pastorale est fondée sur la personne et l’œuvre de Dieu dès la création du monde.

Les premiers chapitres de la Genèse présentent un Dieu créateur bien différent des nombreuses divinités qui occupaient l’imaginaire religieux des peuplades du Moyen-Orient antique. Yahvé est un Dieu « pas comme les autres ». Il est infiniment plus grand que les autres dieux, car il est le Créateur du monde entier et son territoire n’est pas limité. Et, en même temps, il reste très présent dans les affaires humaines. Il est proche de son peuple. C’est d’ailleurs cette proximité qui impressionne les peuples païens, autant sinon plus que la grande puissance de Dieu. Ils s’exclament: « Quelle est la grande nation qui a des dieux aussi proches d’elle que l’Eternel…? » (Dt 4.7) Le Dieu créateur cultive une proximité surprenante avec sa création, sans toutefois perdre son identité divine, son altérité ou sa grandeur infinie. C’est un Dieu dont son peuple dira: « Il ne reste pas loin de nous, il vient vers nous, il nous rejoint là où nous nous trouvons… chez nous. »

C’est une des raisons pour lesquelles Dieu est appelé « berger ». Le berger reste proche de son troupeau. Il l’accompagne dans les pâturages. Comme le berger, Dieu se déplace de son lieu de demeure habituel pour se rendre dans le lieu de vie de son peuple. Dieu quitte son « chez lui » pour se rendre « chez l’autre ». Rappelons que, dans la perspective biblique, Dieu se trouve chez lui au ciel, l’homme est chez lui sur la terre. Le Psaume 115.15-16 affirme: « Le ciel? Il appartient à l’Eternel. Quant à la terre, il l’a donnée aux hommes. » Cette répartition des deux grands lieux cosmiques n’éloigne pas pour autant le Créateur de sa création.

Dieu se rend chez l’homme. Pourquoi? Au moins trois raisons sont indiquées au chapitre 2 de la Genèse.

La première raison: Dieu vient sur la terre pour rencontrer l’homme. Il ne vient pas simplement pour « prendre l’air » ou « pour se promener ». Même si Dieu semblait prendre plaisir à se promener « avec la brise du soir », selon l’expression de Genèse 3.8, ce n’est pas l’intention première de son déplacement. Il vient, avant tout, pour rencontrer l’homme. Remarquons que Dieu n’attend pas l’invitation de l’homme avant de se rendre chez lui. La rencontre est décidée librement par Dieu.

Remarquons, également, que Dieu ne s’attend pas à ce que cette rencontre ait lieu chez lui. Il ne s’agit pas d’une convocation que Dieu adresse à l’homme, mais d’une visite qu’il lui rend. Cela n’est pas banal, car, dans les sociétés du monde, depuis la nuit des temps, la personne d’une position ou d’un grade supérieur convoque, habituellement, chez elle la personne de condition plus modeste. C’est à l’inférieur de se déplacer pour se rendre chez le supérieur. Il n’en est pas ainsi dans la rencontre entre Dieu et l’homme.

Que se passe-t-il dans cette rencontre entre Dieu et l’homme sur la terre? Des paroles sont prononcées. C’est surtout Dieu qui parle. Les paroles de Dieu ont une triple fonction: premièrement, celle d’orienter l’homme; ensuite, de faire naître en lui de l’espérance; enfin, d’inviter l’homme, à son tour, à prendre la parole.

Une parole d’orientation

« L’Eternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin pour le cultiver et pour le garder, en lui disant: ‹Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre. Rendez-vous en maîtres. » Cette parole de Dieu éclaire le sens de la vie de l’homme et l’oriente. Dieu parle avec l’homme pour que celui-ci discerne le sens des choses et le sens de sa propre existence.

A cette orientation générale, Dieu ajoute une orientation plus précise encore en forme d’interdit: « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin, dit-il à Adam, sauf de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »

Une parole d’espérance

La parole de Dieu oriente l’homme. Elle l’invite aussi à imaginer un avenir qui « fait rêver ». « Remplissez la terre, dit Dieu à Adam et Eve. Soyez maîtres du monde entier. » Quel projet grandiose! Il les invite à imaginer un avenir de bonheur bien longtemps avant que cet avenir devienne une réalité présente. Les paroles de Dieu ont pour fonction de susciter de l’espérance: une espérance sans doute prudente, car, en même temps qu’il le fait rêver, Dieu place devant l’homme un choix dont les conséquences sont la vie ou la mort.

Une parole qui invite à l’échange

Enfin, par sa parole, Dieu invite l’homme à prendre lui-même, à son tour, la parole. A prendre la parole pour nommer les animaux: « Dieu fait venir les animaux vers l’homme pour voir comment il les nommerait. » Dieu qui, par sa parole, a séparé la lumière des ténèbres au premier jour de la création, invite l’homme maintenant à prendre la parole pour séparer, en catégories distinctes, les espèces différentes. Notons que Dieu ne place pas des paroles « toutes faites » dans la bouche d’Adam. « Il attend pour voir » quelles paroles l’homme va imaginer et, ensuite, va prononcer, paroles indispensables pour mener à bien sa responsabilité de maître de la terre.

Le langage auquel Dieu invite l’homme dépasse une simple fonction utilitaire. Dieu provoque aussi chez l’homme des paroles d’émerveillement, d’enthousiasme, d’admiration… de poésie. Quand Dieu présente Eve à Adam, celui-ci s’écrie: « Voici bien cette fois celle qui est os de mes os, chair de ma chair. »

Cependant, Dieu ne se contente pas de parler lors de son déplacement chez Adam et Eve. Le deuxième chapitre de la Genèse présente un Dieu qui vient pour rendre service à l’homme, pour prendre soin de lui. Les services rendus par Dieu en faveur de l’homme – la providence de Dieu – prennent plusieurs formes.

Dieu prend soin de l’homme sur le plan matériel. Le début du chapitre 2 présente l’image étonnante d’un Dieu qui se salit les mains deux fois. Une première fois, avec de la glaise pour fabriquer l’homme (verset 7) et, ensuite, pour planter lui-même un jardin (verset 8). Or, on sait qu’il est impossible de faire de la poterie ou du jardinage sans se salir les mains! (On peut avoir l’impression que Dieu est retourné au ciel pour sa journée de repos, au septième jour, avec des traces de terre sous ses ongles!) Dieu surprend en se présentant comme un cultivateur, un paysan qui prépare tout pour que l’homme ait tout ce qu’il faut pour bien manger, pour bien se réjouir chez lui, dans le jardin.

Dieu prend soin de l’homme en l’aidant à découvrir sa vocation. Il propose à l’homme d’assumer des responsabilités importantes. Il les précise au verset 15: « Dieu établit l’homme dans le jardin pour le cultiver et le garder. » Et, un peu plus loin, au verset 19: « Dieu fait venir les animaux vers l’homme pour voir comme il les nommerait, afin que tout être vivant porte le nom que l’homme lui donnerait. » Dieu ne fait pas tout pour l’homme. Il l’invite à assumer ses propres responsabilités.

Dieu prend également soin de l’homme sur le plan social. Après avoir jugé, jour après jour, que sa création était bonne, il observe son ouvrage au sixième jour et prononce une parole étonnante: « Ce n’est pas bon. Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Par cette parole, Dieu montre à quel point il est sensible aux besoins sociaux de l’homme. Dieu sait qu’Adam a besoin de lui, mais il reconnaît aussi que sa propre présence et sa propre parole ne lui suffisent pas! Adam a également besoin d’une compagnie humaine: quelqu’un qui serait à la fois comme lui et différent de lui. Dieu comble ce besoin par la création d’Eve.

Résumons. Le Dieu créateur se déplace jusqu’à la terre. Mais il ne le fait pas en touriste pour se divertir, encore moins en séducteur qui veut utiliser l’autre pour assouvir ses propres désirs, et encore moins comme un prédateur qui cherche à dévaliser l’autre de biens convoités. Le Dieu créateur rend visite à l’homme pour le rencontrer personnellement, pour lui parler et pour prendre soin de lui de multiples manières.

Comment le péché va-t-il affecter ce que nous pouvons appeler cette mobilité bienveillante de Dieu?

On pourrait affirmer, de manière lapidaire, que le péché change tout et, en même temps, qu’il ne change rien. L’arrivée du péché dans la belle création de Dieu change tout, car il introduit le mensonge, la méchanceté, la souffrance et la perdition. En même temps, Dieu ne change pas. La relation entre Dieu et l’homme change. Elle est en rupture. L’homme est en rébellion contre Dieu. Il se méfie de Dieu. Mais Dieu ne change pas. C’est un des messages forts qui ressort des événements tragiques décrits en Genèse 3. Rappelons-nous brièvement ce qui s’est passé.

Après le péché de l’homme, plusieurs options semblent se présenter à Dieu. Il aurait pu attendre. Attendre que l’homme le sollicite avant de se déplacer. Attendre son appel au secours. Attendre au moins que l’homme soit mieux disposé à le recevoir. Dieu n’a pas attendu. Heureusement.

Dieu aurait pu convoquer Adam et Eve devant son trône céleste. Il aurait eu le droit. Mais non! Dieu se déplace. Il va à la rencontre de l’homme déchu chez lui, sachant que dès son arrivée, celui-ci va se cacher. La rupture avec Dieu se manifeste par de la méfiance et des résistances.

Grâce à cette initiative de Dieu, la rupture entre Dieu et l’homme n’est pas totale. Grâce à l’initiative et à la mobilité de Dieu, leur relation brisée n’est pas totalement rompue.

Dieu se déplace pour retrouver l’homme qui l’évite. La situation n’est pas très confortable! Le rapport brisé entre Dieu et l’homme commence à se rétablir grâce à la présence de Dieu. Grâce à la présence et à la parole de Dieu.

Dieu aurait eu tellement de choses à dire à nos premiers parents, mais il commence par une question. Il donne la parole en priorité à son interlocuteur. Dieu engage la conversation avec Adam et Eve par plusieurs questions successives en commençant par la plus importante: « Où es-tu? » Par cette question, et par les deux autres qui la suivent, Dieu donne à Adam et à Eve l’occasion de réfléchir eux-mêmes à leur situation de vie… à la manière dont Jésus s’est adressé à Saul de Tarse sur le chemin de Damas: en posant une question.

On peut constater que les réflexions d’Adam et Eve, suscitées par des questions de Dieu, n’étaient pas très appropriées (« Je suis nu », « C’est la femme », « C’est le serpent »). Adam et Eve évitent les interrogations de Dieu plutôt que d’y répondre. Mais leurs paroles avaient le mérite de rendre évident leur désarroi spirituel et social.

Dieu ne se contente pas de poser des questions. Il informe nos premiers parents sur les conséquences de leur désobéissance. Puisque la création tout entière est corrompue par le péché, leurs deux grandes responsabilités, cultiver la terre et transmettre la vie humaine, deviendront désormais des réalités pénibles.

Ensuite, Dieu conduit Adam et Eve vers une autre forme d’existence, en les chassant du jardin d’Eden. Notons, cependant, que la corruption qui affecte tout n’anéantit pas, pour autant, la bénédiction de Dieu.

La bénédiction de Dieu se manifeste de plusieurs manières. Premièrement, par le fait que Dieu ne détruit pas Adam et Eve. Ceux-ci méritent la mort totale. Dieu les maintient en vie. Dieu préserve la race humaine de l’extinction.

Et Dieu continue à prendre soin de ses créatures. Comme avant la chute, il se préoccupe de leurs besoins matériels. Il pourvoit à leur besoin de vêtements adéquats. Dieu couvre leur nudité, un geste chargé de symbolismes multiples; cet acte témoigne, avant tout, de la disponibilité de Dieu à se salir les mains pour combler, encore une fois, un besoin matériel immédiat. (On ne peut pas dresser une bête sans se salir les mains. On n’aurait pas fait de reproches à Dieu s’il avait envoyé un ange pour s’acquitter de cette tâche plutôt désagréable.)

Dieu s’entretient avec Adam et Eve au sujet de leur vocation, vocation qui n’est pas éliminée bien que terriblement modifiée. La fécondité se réalisera désormais par des grossesses pénibles. Dieu ne dit pas à Adam et à Eve: « Vous n’avez plus le droit de vous reproduire, de polluer la terre avec des gens comme vous. » Il les maintient dans leur vocation originelle.

Leur vocation de travailler la terre est également maintenue. Certes, la terre deviendra parfois stérile, parfois fertile, surtout pour des ronces et pour des épines. Mais Dieu ne dit pas à nos premiers parents: « Vous n’avez plus le droit de vous occuper de la terre, vous la gâcheriez trop. On va confier cette responsabilité, par exemple, aux anges qui sauront en prendre soin mieux que vous. »

En écoutant la conversation entre Dieu et nos premiers parents, on a l’impression que le couple ne marchait plus très bien: ils s’accusent et ils refusent d’assumer leurs responsabilités. Dieu aurait pu séparer ce couple et en créer d’autres. Ou il aurait pu juger que les hommes et les femmes ne feraient jamais très bon ménage ensemble et qu’il fallait trouver une autre solution que les couples mariés pour la multiplication de la race humaine.

Mais non! Dieu maintient le couple marié comme société humaine de base et, par là, il signifie que sa bénédiction l’accompagne.

Le ministère de visite

Serait-il trop audacieux de s’inspirer des visites rendues par Dieu chez Adam et Eve pour la pastorale chrétienne? Sans doute, si nous ne connaissions pas la suite de l’histoire du salut. Or, les trois mêmes éléments qui caractérisent les rencontres entre Dieu et le premier couple dans le jardin sont présents dans la vie et l’œuvre de Jésus-Christ:

– Son déplacement non sollicité jusqu’à la terre; l’accueil pour le moins embarrassé qui lui est réservé.

– Les questions perspicaces qu’il pose. Sa sagesse lumineuse qui clarifie et qui oriente les perdus. Sa capacité à éveiller la foi et l’espérance dans le cœur des plus abattus.

– Son souci des conditions matérielles de ses interlocuteurs. La formation de ses disciples pour le service auquel chacun est destiné. Jésus qui rassemble et qui bénit.

La pratique de la visite pastorale a été l’objet d’une attention particulière au moment de la Réforme protestante du XVIe siècle. Théodore de Bèze a élaboré une apologétique importante à son sujet. Les réformateurs, sachant que le pasteur ne pouvait pas assurer toutes les visites, ont nommé et consacré des diacres, des anciens et même des « hospitaliers » (comme ils ont appelé les aumôniers des hôpitaux) pour les associer à cette tâche importante. Dans la description de tous ces ministres, on retrouve les thèmes qui sont présents dans la rencontre entre Dieu et Adam et Eve: présence, parole et providence.

Aujourd’hui encore, ces trois mots peuvent guider tous ceux qui rendent visite au nom du Christ, en commençant par les pasteurs titulaires. Leurs visites trouvent leur origine en Dieu lui-même. Ils font comme Dieu, avec Dieu, quand ils agissent de la façon suivante:

– En prenant l’initiative des rencontres et en se déplaçant pour voir des personnes dans leur cadre habituel de vie.

– En parlant de telle manière que leurs interlocuteurs soient amenés à réfléchir eux-mêmes sur leur situation de vie. Ils posent de bonnes questions. Ils savent écouter. Ils transmettent la sagesse et la lumière de la Parole de Dieu pour orienter leurs interlocuteurs. Ils suscitent la foi et l’espérance par les promesses de Dieu. Ils invoquent la bénédiction de Dieu, le plus souvent par la prière.

– En restant attentifs aux divers besoins des interlocuteurs et en étant prêts à y répondre: besoins matériels, besoin pour chaque croyant de découvrir et d’exercer ses talents et ses dons spirituels, besoin social de se trouver en relation avec d’autres, dans la famille et dans l’Eglise.

Heureux sont ceux qui rendent visite au nom de Dieu… à la manière de Dieu!


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.