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Tradition littéraire et archéologie : à la recherche du miracle d’Emmaüs

Tradition littéraire et archéologie :
à la recherche du miracle d’Emmaüs

Carsten Peter THIEDE*

S’inscrivant dans le sillage des prophéties judaïques et dans l’espérance qu’elles annoncent, la résurrection de Jésus est un miracle. Mais ce miracle est en opposition avec les fondements de la philosophie et la religion gréco-romaine.

Est-ile possible de comprendre un tel miracle dans le contexte de l’histoire de l’antiquité et peut-être même de l’archéologie? Il y a, parmi les récits des évangiles, l’événement d’Emmaüs, qui se trouve dans Luc (24:13-35). Luc, historien, auteur et chercheur, introduit son œuvre par un prologue classique, formulé avec l’aisance d’un écrivain versé dans le grec classique (1:1-4): « Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la Parole, il m’a paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout, à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater l’entière véracité des enseignements que tu as reçus. » Luc, l’historien, nous invite à lire son livre comme un bios. Il insiste sur la crédibilité de ses témoins et de ses propres recherches. Première constatation: le préjugé courant selon lequel Luc et les autres auteurs du Nouveau Testament ne nous donnent qu’un Christ relevant de la foi et ne se soucient guère du Jésus historique ne tient pas, notamment en ce qui concerne le début de l’évangile de Luc.

Autrement dit, si Luc nous relate des miracles, et, en particulier, le miracle d’une rencontre avec le Christ ressuscité, en route de Jérusalem à Emmaüs, les doutes qui proviennent des philosophies existentialistes sont soumis aux critères de la critique textuelle, de la topographie et de l’archéologie. Car Luc nous fournit des détails: il y a, tout d’abord, le nom de l’endroit, bien connu dans la littérature de l’antiquité, Emmaüs. Il y a la distance de Jérusalem à Emmaüs, 60 stadia. Il y a l’heure du jour: juste avant le crépuscule. Et il y a la date: nous savons, sur la base de calculs modernes, que Jésus fut crucifié le 7 avril 30; donc, l’épisode des disciples en route vers Emmaüs se déroule entre 16h00 et 18h00, heure locale, le 9 avril 30.

Est-ce tout? Non, parce que les indications fournies par le texte et son contexte demandent une analyse qui donnerait une réponse à une question élémentaire: Est-il admissible d’ajouter les évangiles au nombre des textes bio-historiques de l’antiquité classique même là où les catégories du surnaturel pénètrent dans les sphères des expériences quotidiennes et des considérations théologiques modernes ?

Tout d’abord, quelques mots au sujet des espoirs et des attentes, des observations et conclusions parmi les juifs à l’époque du juif Jésus. Seuls, les sadducéens refusaient de croire à la résurrection des morts. Tous les autres, les pharisiens, les esséniens, et d’autres groupes qui prenaient au sérieux les prophéties de la Bible, mettaient leur confiance en Esaïe, Ezéchiel et Daniel, les trois prophètes qui avaient souligné la réalité de la résurrection du corps, à la fin des temps. « Mais tes morts revivront », déclare Esaïe (27:19), « les cadavres de ceux qui m’appartiennent reviendront à la vie. Oui, vous qui demeurez dans la poussière, réveillez-vous, poussez des cris de joie, car ta rosée est une rosée de lumière, et la terre rendra les trépassées. » Ezéchiel le souligne (37:4-6): « Prophétise sur ces ossements-là et dis-leur: ‘Ossements desséchés! Ecoutez ce que dit l’Eternel. Voici ce que vous déclare le Seigneur, l’Eternel: Je vais faire venir en vous l’Esprit et vous revivrez. Je mettrai sur vous des nerfs, je vous revêtirai de chair, je vous recouvrirai de peau, je mettrai en vous l’Esprit et vous revivrez. Et vous reconnaîtrez que je suis l’Eternel. » Puis à Daniel d’ajouter: « Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et l’horreur éternelle. » (12:2). Même les Maccabées, héros juifs, combattants et politiciens sans illusions, proclamaient la réalité de la résurrection du corps promise par Dieu: « Aussi bien le Créateur du monde, qui a formé l’homme à sa naissance et qui est à l’origine de toute chose, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et l’esprit et la vie, parce que vous vous sacrifiez maintenant vous-mêmes pour l’amour de ses lois. » (2 Maccabées 7:23). Par ailleurs, un fragment de Qumrân confirme que les esséniens, quelques décennies avant Jésus, attendaient eux aussi la résurrection du corps à l’époque messianique. C’est le rouleau 4Q521 qui nous indique: « Le Seigneur ressuscitera les morts… et il ouvrira les tombeaux. »

Donc, la foi en la résurrection des morts au dernier jour est une foi concrète, loin de toute forme de superstition ou de spéculation. Le Dieu qui avait redonné le souffle au fils de la veuve après la prière d’Elie (1 R 17:17-24) est capable de ressusciter les morts de son peuple quand il veut et il veut.

Les juifs à cette époque et au temps de Jésus se préparaient à la résurrection en enterrant les ossements desséchés dans les ossuaires. Les archéologues en ont retrouvé par milliers. Les ossuaires de Caïphe et de sa famille, l’ossuaire d’Alexandre, fils de Simon de Cyrène – mentionné dans Marc 16:21 – et l’ossuaire de « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus », présenté aux médias en octobre 2002 et qui est encore controversé, témoignent de trois personnages néo-testamentaires. L’apôtre Paul, un juif et pharisien convaincu, disciple du rabbin Gamaliel le Grand, a établi une liste détaillée des personnes qui ont vu le Christ ressuscité (1 Co 15:1-8), mais il ne mentionne pas le tombeau vide. Un juif savait qu’une résurrection visionnaire, purement spirituelle serait une contradictio in adiecto. Par conséquent, il ne pouvait y avoir de résurrection sans tombeau vide. Autrement dit, dans le contexte de la pensée juive, le tombeau vide du Christ n’est pas une preuve de sa résurrection, mais plutôt une condition, une donnée obligatoire. En outre, comme le corps ressuscité est une création nouvelle autour des ossements purifiés et invisibles, les juifs savaient qu’on ne pouvait pas reconnaître un homme ressuscité. Les questions et les doutes de Madeleine, de Thomas ou des deux disciples d’Emmaüs ne surprennent que les lecteurs modernes qui ne le savent plus. Pour ces juifs, c’était un fait indéniable. Ils attendent un signe, un geste ou des traces physiques, et Jésus leur donne quelques repères suffisants. Mais ils acceptent que le corps soit nouvellement créé et méconnaissable.

Tel est le contexte de la recherche du site d’Emmaüs. Toutes les recherches suivantes posent des questions historiques et topographiques. Où est Emmaüs? Peut-on reconstituer la voie romaine entre Emmaüs et Jérusalem et la qualité de vie des juifs à cet endroit? Et pourquoi précisément Emmaüs? Luc, après tout, avait l’embarras du choix. Mais il ne cite que cette seule apparition et il est le seul à la raconter. Les textes néo-testamentaires et les traditions paléo-chrétiennes n’indiquent qu’un nombre limité d’endroits bibliques. Quelques exemples: c’est la tradition, et non les évangiles, qui localise la maison de Pierre à Capharnaüm, ou l’étage supérieur de la maison où les disciples « se tenaient d’habitude » (Ac 1:13), là où Jésus avait institué la Cène. Et c’est encore la tradition qui définit l’endroit du tombeau vide. Grâce à l’archéologie, nous savons que ce tombeau se trouve aujourd’hui sous le toit de l’Eglise du Saint-Sépulcre à Jérusalem et que le lieu de Golgotha se trouve à 50 mètres de ce tombeau, sous le même toit. Et nous savons aussi que, dans les années trente du Ier siècle, Golgotha et le tombeau étaient « proches de la ville » (Jn 19:20), « hors de la porte » (Hé 13:12). En outre, nous savons que c’était le cas jusqu’en 40/41 après Jésus-Christ. Un troisième mur fut ensuite construit qui, désormais, plaçait le tombeau et Golgotha à l’intérieur de la ville de Jérusalem. Les évangiles et l’épître aux Hébreux insistent, toutefois, sur le fait historique que la crucifixion et la résurrection se sont déroulés hors de la ville, donc avant la construction du troisième mur. Ceci, et les fouilles dans l’église du Saint-Sépulcre qui ont révélé des vestiges d’un site de crucifixion romain utilisé fréquemment, des traces de ce deuxième mur ancien et aussi d’un ensemble de tombeaux du Ier siècle débouchent sur un résultat très satisfaisant: nous pouvons enfin localiser les endroits d’une exécution romaine et d’un miracle, du miracle de la résurrection selon les récits évangéliques.

Autrement dit, tandis que l’historicité de la résurrection de Jésus n’est pas prouvée par la topographie et les recherches archéologiques à Jérusalem, en tant que déroulement précis d’un événement matinal, l’historien et l’archéologue sont en état de constater que les informations figurant dans les évangiles, et même dans une épître – celle qui est adressée aux Hébreux – correspondent aux observations, découvertes et reconstitutions archéologiques. Dès lors, les récits et les détails de ces textes soulignent la crédibilité des auteurs. C’est d’autant plus remarquable que d’autres textes contemporains de l’antiquité gréco-romaine, qui racontent des histoires sur l’un ou l’autre héros, ne fournissent guère de détails localisables. La plupart des endroits mentionnés dans les écrits de Jules-César, par exemple, restent introuvables, et dans les histoires d’un Lucain – « La Pharsale » et la « Guerre civile » – ou d’un Tacite, dans les biographies d’un Suétone ou dans les romans contemporains du Nouveau Testament comme celui de Pétrone – le « Satiricon » – ou de Charitone – « Chairéas et Kallirhoé » – , on recherche en vain, dans la majorité des cas, des détails précis sur la topographie.

En comparaison, les textes du Nouveau Testament, d’une part, suivent cette manière d’écrire et, d’autre part, insistent sur la nature vérifiable des lieux. Luc et Jean sont les deux auteurs les plus assidus dans ce genre. Avant de reprendre la question du site d’Emmaüs, j’aimerais citer l’évangile de Jean (5:2): la guérison d’un paralysé à Jérusalem:

« Après cela et à l’occasion d’une fête juive, Jésus monta à Jérusalem. Or, il existe à Jérusalem, près de la Porte des Brebis, une piscine qui s’appelle en hébreu Bethzata (= Bethesda). Elle possède cinq portiques sous lesquels gisaient une foule des malades, aveugles, boiteux, impotents. Il y avait là un homme infirme depuis trente-huit ans. »

Notons les temps utilisés ici: Jean raconte les actions de Jésus et la vie quotidienne des malades au passé, mais il décrit le lieu au présent. Et il le décrit avec tous les détails topographiques et architectoniques. Il nous indique que, lorsqu’il était en train d’écrire son récit, on pouvait visiter et reconnaître les lieux de cette guérison. Les archéologues ont confirmé l’exactitude des propos de Jean et ils ont établi que cette partie de la piscine fut détruite par les Romains en 70 ap. J.-C. Jean, qui précise que l’endroit existe encore, avait donc écrit son texte avant 70.

Et Emmaüs? On montre aux touristes trois lieux différents. L’un, Emmaüs-Nicopolis, près de Latroun, fut le site favorisé par l’Eglise byzantine à partir du IVe siècle1 [1] C’est toujours le site préféré par les savants dominicains de Jérusalem et par quelques archéologues finlandais et allemands qui font des fouilles à la recherche des bâtiments des époques maccabéennes, romaines, byzantines, islamiques et des croisés. Dès l’époque des Maccabées, le lieu portait le nom d’Emmaüs. Vers 221 ap. J.-C., le philosophe et théologien Julius Africanus pria l’empereur Elgabal (Héliogabalos) de changer le nom d’Emmaüs. Depuis ce temps-là, cette polis ou « cité » est connue sous le nom de « Nicopolis », la ville de la victoire, ou, parmi les historiens de l’Eglise, sous le nom d’« Emmaüs-Nicopolis ». Mais cela pose trois problèmes insolubles.

– Premièrement, Luc indique la distance entre Jérusalem et Emmaüs, à savoir 60 « stades » ou 11,1 kilomètres. Or, Emmaüs-Nicopolis se trouve à 178 stades ou 32,2 kilomètres de Jérusalem. A partir du IVe siècle, un nombre de manuscrits de Luc contiennent une distance « corrigée »: on lit hekatòn hexêkonta, 160, au lieu de hexêkonta, 602 [2]. Si l’on néglige que la distance exacte est 178 stades, il est évident que l’Eglise byzantine s’est accordé le plaisir de manipuler la tradition textuelle de Luc afin de « prouver » que Nicopolis était l’Emmaüs de Luc. L’historien peut même faire preuve de compréhension pour cette modification du texte. Après tout, au milieu du IVe siècle, quand l’Eglise commençait à exercer son pouvoir, la construction de bâtiments destinés au culte chrétien sur les sites bibliques devenait nécessaire. Et le seul lieu biblique du nom d’Emmaüs connu à cette époque était l’Emmaüs des Maccabées, le nouveau Nicopolis. Personne ne se souvenait plus d’une autre Emmaüs, une ville du même nom et peut-être plus proche de Jérusalem. On s’accommodait du problème que la distance de 178 stades était incompatible avec les manuscrits de Luc connus à ce moment-là. En faisant preuve de bonne volonté, on peut même admettre que les scribes byzantins avaient la conviction que leur modification de la distance dans les manuscrits était une amélioration, et non pas une manipulation.

– Deuxième problème: Luc nous dit que les deux disciples et l’homme inconnu arrivèrent à Emmaüs juste avant le coucher du soleil, et qu’ils repartirent aussitôt qu’ils eurent reconnu Jésus: « A l’instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem; ils trouvèrent réunis les onze et leurs compagnons. » (24:33). En d’autres mots, il faut que l’Emmaüs de Luc se trouve à une courte distance de Jérusalem. Les deux disciples arrivent à Jérusalem avant la fermeture des portes de la ville et avant l’heure de se coucher. N’oublions pas qu’ils rentrent à la nuit tombante, sans lampes de poche, ayant l’estomac vide – car ils ne mangent pas avec Jésus qui disparaît immédiatement après le signe décisif: « Quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible. » (24:30-31) Tout cela réduit la probabilité d’une distance plus longue. Et Emmaüs-Nicopolis se trouve à 32,6 km de Jérusalem: 32,6 km aller, 32,6 km retour – cela fait 65,2 km, un voyage impossible, d’autant plus que la partie la plus longue du chemin de retour est une montée considérable. Essayez-le et vous comprendrez que Luc ne parle pas d’Emmaüs-Nicopolis.

– Troisième problème: Luc spécifie qu’Emmaüs est un village. Et l’ajout de l’évangile de Marc (16:9-20), probablement écrit par le prêtre Aristion vers 120 ap. J.-C., un texte indépendant des autres évangiles, confirme cette description: « Après cela, il se manifesta sous un autre aspect à deux d’entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne. » (16:12). C’est bien l’histoire d’Emmaüs, même si l’auteur ne mentionne pas le nom de l’un des disciples de Luc (Cléopas) ni le nom du village. Le village de Luc est devenu un endroit « à la campagne ». Mais le choix préféré de l’Eglise byzantine, Emmaüs-Nicopolis, était une ville, une cité gréco-romaine, la capitale d’une toparchie3 [3]. Julius Africanus et son empereur Elgabal le confirmèrent plus tard quand il se mirent d’accord sur le changement de nom: Nicopolis, la ville de la victoire. Donc, Luc et l’auteur de la fin de l’évangile de Marc font tout pour éviter une confusion. Ils savent qu’il y a cette Emmaüs ancienne, la ville des Maccabées, mais ils attirent l’attention des lecteurs sur le fait qu’ils parlent de l’autre Emmaüs, du village à la campagne.

Mais où est ce village? Les croisés du XIe siècle – qui avaient refusé de revivre la tradition de Nicopolis à cause de la fausse distance – choisirent Abu Gosh, près du Qiryat Yéarim de l’Ancien Testament, là où l’arche de l’Alliance resta avant d’être transportée à Jérusalem (1 S 7:2; 2 S 6:1-12). Fontenoid – c’est le nom donné à ce lieu par les croisés – possède une source et quelques vestiges romains, par exemple une inscription de la vexillat(i)o legionis decimae Frétensis, de la caserne de la légion qui avait détruit Jérusalem et Qumrân. C’est impressionant et la magnifique église avec ses fresques restaurées vaut un détour, mais il ne s’agit pas de l’Emmaüs de Luc. La distance n’est pas exacte – ce sont 86 stades, une différence négligeable étant donné les distances indiquées dans les documents de l’Antiquité et du Moyen Age, mais tout d’abord, Abu Gosh/Fontenoid/Quiryat Yéarim ne s’appelait pas « Emmaüs » au Ier avant/après J.-C. Les croisés avaient donc raison quand ils refusaient Emmaüs-Nicopolis, mais ils se trompaient quand ils optèrent pour Abu Gosh/Qiryat Yéarim.

Enfin, les franciscains. Il faut attendre les dernières années du XVe siècle pour avoir une indication expresse de la localisation d’Emmaüs à El Qoubeibe, à 12 km de Jérusalem, au nord-ouest de la ville. C’était le choix des franciscains, après l’époque des croisés. Ils réalisaient, eux aussi, qu’Emmaüs-Nicopolis, la ville de l’Eglise byzantine, ne convenait pas à cause de la distance. Abu Gosh/Fontenoid se trouvant aux mains des musulmans, ces gardiens de la Terre-Sainte ont cherché par conséquent leur propre Emmaüs. Et, en ce qui concerne le résultat, la distance de 65 stades est presque idéale. Les fouilles entreprises en 1940-1945 dans le jardin des franciscains révélèrent que ce site était habité à l’époque romaine tardive. Mais c’est déjà tout. Ni au Ier siècle, ni plus tard, on ne l’appelait Emmaüs. El Qoubeibe n’était pas l’Emmaüs de Luc et des deux disciples.

Heureusement, il existe encore un quatrième Emmaüs, tout près de Jérusalem, mais à l’écart des voies touristiques. Cet Emmaüs a été identifié par Flavius Josèphe, dans son « Bellum judaicum » (Guerre juive 7:217). Il nous informe que l’empereur Vespasien y établit une « colonie », colonia, pour 800 vétérans des légions romaines après la destruction de Jérusalem. Auparavant, nous apprend Josèphe, le lieu de cette colonie s’appelait « Emmaüs ». Il paraît évident que l’ancien Moza/Moça de Josué (18:26), l’habitat des Benjamites, était devenu ha-Moça, Hamosa, Amosa, Amaous et Emmaous/Emmaüs au cours des siècles – une étymologie beaucoup plus directe que celle de « cham »/« chammat », source chaude, qui devenait l’« Emmaüs » à l’ouest, dans la ville des Maccabées et des chrétiens du IVe siècle. Le nouveau nom des Romains supplanta l’ancien nom biblique. Les premiers chrétiens qui cherchaient l’endroit de l’apparition du Jésus ressuscité n’avaient pas accès à la colonie des vétérans. On le sait, une colonia civium Romanorum a tendance à supprimer toute autre trace, même la tradition onomastique. Le Talmud identifie Moça avec Kolonieh4 [4] et le nom arabe, préservé jusqu’à nos jours, Qaloniyye, confirme une volonté de continuité typique. Après 1948, l’Etat d’Israël redonna l’ancien nom de Moça à la région, et aujourd’hui, il y a Moza Illit, le nouveau Moça, au sud de l’autoroute Jérusalem-Tel Aviv. Seul, le nom mentionné par Flavius Josèphe, Emmaüs, a disparu.

L’archéologue israélien Emanuel Eisenberg fit des fouilles en 1973; il trouva des vestiges romains et même une monnaie de Vespasien de l’an 72 ap. J.-C.

Les restes datant de la fin de l’époque du Second Temple,écrit-il, présentent un intérêt particulier en ce qu’ils font apparemment partie de la vie juive de Motsa. Deux bâtiments d’habitation ont été presque entièrement fouillés. La plupart de leurs pièces étaient ornées de fresques semblables à celles découvertes lors des fouilles du quartier juif [de Jérusalem] »5 [5].

Malheureusement, il n’existe plus rien. Des fortifications de la guerre de Yom Kippour et l’autoroute de Jérusalem à Tel Aviv ont détruits ces vestiges; et les fresques et mosaïques, aussi bien que la pièce de monnaie de Vespasien ont disparu dans les caves du musée archéologique, le « John Rockefeller », de Jérusalem. Même mon cher collègue Eisenberg ne les retrouve plus.

En 2001, mes étudiants de la Faculté Indépendante de Théologie (FIT) de Bâle, ont commencé une série de fouilles, sous ma direction et en coopération avec l’archéologue Egon Lass du département archéologique d’Israël, dans le but d’établir l’existence d’un village juif à l’ouest des traces trouvées par Eisenberg. Du point de vue de l’histoire juive, l’Emmaüs de Flavius Josèphe est un lieu important. Il est le missing link, le lien, entre l’époque de Moça et la colonie de Vespasien. Du point de vue de l’histoire chrétienne, l’Emmaüs de Josèphe est la seule possibilité entrant en ligne de compte pour la localité de Luc, car il s’agit du seul lieu près de Jérusalem qui fut appelé Emmaüs au Ier siècle. Toutefois, les perspectives juives et chrétiennes se croisent. Après tout, Jésus et les deux disciples étaient des juifs et la résurrection d’un juif est un événement de l’histoire juive, compréhensible – comme nous l’avons vu, dans le contexte de la prophétie juive d’Esaïe, d’Ezéchiel à Daniel et aux rouleaux de Qumrân. Jusqu’à aujourdhui, notre équipe archéologique a établi l’existence d’un village juif du Ier siècle av. J.-C. aux années 70 du Ier siècle ap. J.-C. Sans parler des pièces de monnaie qui datent de l’époque de l’empereur Hadrien, c’est-à-dire de l’époque de la révolte de Bar-Kochba quand la colonie des vétérans fut détruite pour la première fois, les deux objets les plus importants sont un ostrakon et le fragment d’une jarre de pierre destinée aux purifications des juifs (cf. Jn 2:6). L’ostrakon appartient à une coupe de « terra sigillata », avec un marquage carré et la fin d’un nom hébreu, dans l’écriture de l’époque du Second Temple. Les lettres Mem et Ayin sont complètes; on pourrait lire « Sh(e)ma », un nom benjaminite (cf. 1 Ch 8:13). Donc, c’est une preuve concluante d’une habitation juive au temps de l’Emmaüs de Luc.

Le fragment de la jarre de pierre est même plus significatif, car ses jarres de pierre « que les Juifs utilisent pour leurs ablutions rituelles », comme Jean les décrit dans l’histoire du mariage à Cana (Jn 2:6), confirme que les habitants du village d’Emmaüs étaient non seulement des juifs, mais des juifs pratiquants. Cela ne va pas sans autre, car la critique de Jésus, mais aussi les polémiques dans les textes de Qumrân, laissent supposer que l’orthodoxie et l’obéissance à la loi de la Torah ont diminué après l’époque des Maccabées. En outre, l’ensemble des objets trouvés à notre Emmaüs indiquent que ce lieu était un village résidentiel de juifs fortunés. Concernant leur piété, les « riches » n’étaient pas toujours au-dessus de tout soupçon. Emmaüs, le domicile de juifs riches et pieux, voilà une notion qui nous aidera à relire le texte de Luc.

Mais faisons une remarque. Emmaüs-Colonia-Moça, est-ce vraiment le lieu de Luc? Il y a un détail dans les textes de Flavius Josèphe et de Luc qui nous fait hésiter en dépit des observations positives. Car Josèphe parle d’une distance de 30 stades et Luc de 60. Voici la solution instantanée de quelques chercheurs comme Jerome Murphy-O’Connor et Pierre Benoit à Jérusalem ou Peter Walker à Oxford: l’histoire de Luc « retourne au début » – de Jérusalem à Emmaüs et d’Emmaüs à Jérusalem6 [6]. Or, deux fois 30 fait 60. Les récits de Luc et de Josèphe concordent. Toutefois, il nous semble que Luc exclut cette solution. Car il insiste sur le fait que la distance est le parcours simple « 60 stades de Jérusalem ». L’historien, qui apprécie les expériences pratiques hors de son bureau, reconstruit la voie romaine entre les deux endroits. Nous l’avons fait. Le résultat nous semble concluant: le parcours dure une heure et trente-cinq minutes, et la distance mesurée est de 44 stades environ (la distance exacte dépend du choix du point de départ à Jérusalem et du choix du point d’arrivée à Emmaüs). Chez Josèphe, ils manquent 14 stades, et Luc indique 16 stades de trop. Souvenez-vous que ces variations ne sont pas suspectes parmi les auteurs de l’Antiquité qui ne possédaient pas de cartes d’état-major et de curvimètres, que les Croisés se trompaient de 16 stades, et que les savants de l’Eglise byzantine, qui se proposaient de corriger les manuscrits dans le but de déterminer l’emplacement de leur Emmaüs, faisaient erreur, eux aussi: ils optèrent pour une distance de 160 stades tandis que la distance exacte entre Jérusalem et Nicopolis est de 176 stades. Autrement dit, les 44 stades entre Jérusalem et notre Emmaüs confirment que les variations de Josèphe et de Luc sont tout à fait acceptables et accessoires. Luc et Josèphe parlent de la même localité, le site déterré au-dessous des terraces du Moça des Benjaminites.

A propos des habitants fortunés d’Emmaüs et supposons que Jésus soit apparu à deux disciples aisés. Le nom de l’un des deux, Cléopas, a donné lieu à la supposition qu’il s’agissait du frère de Joseph et donc d’un oncle de Jésus, et que le second était la femme de Cléopas7 [7]. Nous ne le savons pas, mais même si ce Cléopas était un oncle du Jésus ressuscité, rien ne nous empêche d’imaginer qu’il était riche. Josèphe lui-même, un descendant du roi David, possédait une propriété à la campagne près de Bethléem (cf. Lc 2:4-5). Selon un mythe populaire mais douteux, Joseph et sa famille auraient été pauvres. [L’exemple du sacrifice simple au temple, à l’occasion de la présentation de Jésus, « un couple de tourterelles ou deux petits pigeons » (Lc 2:24) n’est pas concluant: il s’agit plutôt d’un geste discret d’un couple qui avait écouté le message de Gabriel et des anges du Seigneur, selon lequel leur fils serait le Sauveur et le Messie (Lc 1:26-38, 2:9-19; Mt 1:20-25). « Marie retenait tous ces événements en en cherchant le sens et le sacrifice modeste et symbolique est un signe de cet état d’esprit (Lc 2:19)].

L’évangile de Luc est dédié à Son Excellence Théophilos (Théophile), et ailleurs dans ses deux livres de l’évangile et des Actes des Apôtres, Luc n’utilise le mot kratistos, Son Excellence, que pour désigner les procurateurs romains. Cela veut dire que Théophile lui-même était un homme riche et influent. En lui racontant l’histoire d’Emmaüs, il lui explique que Jésus n’est pas ressuscité que pour les pauvres, les impuissants et les opprimés, mais aussi pour les fortunés et les puissants – bref, pour tous les hommes. En tout cas, Théophile comprend le message, il devient chrétien, et Luc souligne l’entente entre dédicataire et auteur en lui dédiant aussi le second volume, les Actes des Apôtres.

Dans le contexte des riches qui sont ou deviennent des disciples, Théophile n’est pas seul. Nicodème, un pharisien, membre du Sanhédrin, apporta environ trente-cinq kilogrammes d’un mélange de myrrhe et d’aloès au tombeau du Christ – le don d’un homme riche pour un roi des Juifs (Jn 19:39). Et Marie à Béthanie prit un demi-litre de nard pur, « un parfum très cher », comme nous l’explique Jean (12:3), et elle le répandit sur les pieds de Jésus. Comme Nicodème, Marie et sa famille étaient très riches (au-dessus de la moyenne). Jésus accepte et approuve le don de Marie et sa façon d’agir. Jean, l’évangéliste, approuve le procédé de Nicodème et Luc nous montre qu’il accueille Théophile sans préjugé.

Revenons au miracle d’Emmaüs. Nous avons vu pourquoi les deux disciples ne reconnurent pas le Christ ressuscité. Nous connaissons la raison de la prophétie, de la promesse de Dieu: le corps physique d’un ressuscité est une création nouvelle à partir d’ossements purifiés. Mais il y a encore deux autres raisons ou critères. D’abord, la décision de Jésus: c’est Jésus qui décide quand les disciples le reconnaîtront, c’est-à-dire au moment où il rompt le pain et le leur donne. Après le critère prophétique, c’est le critère de la volonté du Christ. Et finalement, nous avons la raison topographique et historique: si on se rend à pied de Jérusalem à Emmaüs dans le but d’y arriver avant le crépuscule, on prend la direction, tout le temps, du soleil couchant, une heure et demie de soleil dans les yeux. Sans lunettes de soleil, on est aveuglé par les rayons du soleil. Les disciples baissèrent les yeux. Si, par hasard, ils regardèrent tout droit, ils furent aveuglés sur-le-champ. Et si, aveuglés, ils se tournèrent, à gauche ou à droite, vers quelqu’un/quelque chose se trouvant à leur côté, ils ne le reconnurent pas parce que leurs yeux n’arrivèrent pas à localiser l’objet assez vite pour éviter le trébuchement. Donc, Luc nous explique ce troisième critère avec un mot précis: « Leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. » (24:16) Ekratounto est le mot grec, de krateô, tenir ou retenir. Traduit littéralement, cela signifie: « Le soleil couchant tenait leurs yeux fixés sur les inégalités de la voie romaine. »8 [8]

C’est ce troisième critère, la raison topographique et historique, qui nous prouve l’authenticité d’un témoin oculaire qui l’a vécu au crépuscule du dimanche, 9 avril, l’an 30 ap. J.-C. En somme, la localisation du site d’Emmaüs nous aide à comprendre la complexité de ce à quoi pourrait, un jour, aboutir les sciences de l’Antiquité et la théologie. Le cas d’Emmaüs – qui n’est pas encore terminé d’étudié – pourrait être le commencement d’un véritable miracle: le miracle du retour des théologiens au sein de l’historiographie, et celui du retour des historiens aux textes du Nouveau Testament.


1 [9] Grâce à la décision d’ Eusèbe, Onomastikon 90:15-17, c. 295 ap. J.-C.

2 [10] Par exemple, le Codex Sinaiticus, le Codex K, et quelques traductions.

3 [11] Gouvernement d’un territoire, d’un district, d’une province à l’époque hellénistique et romaine (Larousse).

4 [12] b. Sukka 45a; j. Sukka 54 b.

5 [13] E. Eisenberg, « Motsa », Revue Biblique 82 (1975), 587.

6 [14] J. Murphy-O’Connor, The Holy Land (Oxford 3rd ed. 1998), 320-321; P. Benoit, The Passion and Resurrection of Jesus Christ (London, 1969), 271-274; P. Walker, The Weekend that Changed the World, (London, 1999), 52.

7 [15] Cf. R. Bauckham, Gospel. Women. Studies of the Named Women in the Gospels (Grand Rapids/Edinbourg, 2002), 209-212.

8 [16] Plus tard, les disciples « s’arrêtèrent, l’air sombre » (24,17). Pourtant, l’ombre du contre-jour les empêcha de reconnaître le marcheur au niveau de l’œil. En outre, notre premier critère nous à déjà expliqué que le Jésus ressuscité était méconnaissable; donc, en ce moment précis, les deux critères se complètent.