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Travail, richesse et propriété dans le protestantisme

Travail, richesse et propriété dans le protestantisme

Michel JOHNER*

Introduction

La concomitance entre protestantisme et prospérité économique est un fait qui est admis aujourd’hui par l’ensemble des historiens. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, en particulier, la carte des développements économiques de l’Europe épouse très nettement les frontières des pays d’obédience protestante. Ce qui porte quelqu’un comme Alain Peyrefitte, dans Le mal français, à s’interroger en disant: “A partir du XVIIe siècle, pourquoi le terreau des nations latines s’est-il appauvri, alors que celui des pays du Nord paraissait s’enrichir? Comment les promoteurs, les initiateurs, les innovateurs ont-ils pu, ici, se multiplier et s’épanouir, alors qu’ailleurs une espèce d’inertie sociale les éliminait ou les paralysait?”1 [1] Le constat de cette prospérité protestante est unanime, autant, d’ailleurs, comme le fait remarquer André Biéler, de la part des partisans de la Réforme que de ses adversaires: alors que ses partisans vantent le goût du travail des puritains, qui aurait mis les peuples protestants en tête des nations industrielles, ses adversaires, comme le catholique Robert Beauvois, voient dans l’ardeur laborieuse des protestants et leur âpreté au gain l’origine du matérialisme ravageur qui détruit le monde moderne2 [2].

Où les opinions divergent considérablement, c’est dans l’analyse des raisons de cette prospérité économique. Tout a été dit à ce sujet, parfois par des auteurs au parti pris antiprotestant pour lesquels il était difficile de reconnaître une portée sociale positive à la Réforme protestante.

Aujourd’hui encore, plusieurs opinions s’expriment à ce sujet. Selon Emmanuel Todd, par exemple, le dynamisme économique protestant serait un accident imputable à des causes indirectes, comme le développement de l’alphabétisation et de l’éducation. Ce n’est qu’accidentellement, et presque à son insu, que cette alphabétisation aurait eu des retombées économiques3 [3].

 

Pour d’autres, comme A. Peyrefitte, ce dynamisme s’inscrirait dans la suite toute naturelle des développements économiques amorcés en Europe à partir du XIIIe siècle. Et l’académicien de soutenir la thèse selon laquelle ce serait en réalité la Contre-Réforme qui aurait tenu les pays catholiques à l’écart de ce développement historique naturel. Le protestantisme ne serait pour rien dans sa prospérité.

 

D’autres analysent cette prospérité comme la conséquence naturelle de la fuite des cerveaux et des phénomènes de migrations, très importants au XVIIe parmi les populations protestantes les plus fortunées et instruites. C’est cet exode qui serait venu enrichir les terres de refuge.

D’autres s’attachent à des arguments psychologiques, faisant remarquer que les minorités nationales ou religieuses, se trouvant dans la situation de dominés par rapport au groupe dominant, sont généralement attirées par l’activité économique, du fait même de leur exclusion, volontaire ou involontaire, des positions politiques influentes. Ou ils soulignent le rôle psychologique considérable exercé par l’exil et le fait d’être arraché à ses liens traditionnels. Le simple fait de changer de résidence serait un moyen efficace d’intensifier le rendement du travail4 [4].

 

D’autres, enfin, demandent, plus sournoisement, si c’est le protestantisme qui a engendré la prospérité, ou, au contraire, la prospérité qui a attiré les protestants?

 

Ceci dit, il nous semble essentiel, si nous voulons espérer comprendre quelque chose à la prospérité des protestants, de pousser l’analyse en deçà des facteurs accidentels qui ont pu l’accélérer, en pénétrant la pensée religieuse spécifique au protestantisme. Nul ne peut espérer comprendre le rapport du protestant à l’argent sans prêter attention à sa théologie, c’est-à-dire à la nature des convictions religieuses qui l’ont animé et propulsé jusque dans le domaine économique.

Cette analyse a été rendue célèbre par l’ouvrage de Max Weber L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme publié en 1905, dans lequel l’auteur développe sa fameuse thèse sur l’affinité qui existerait entre l’éthos du calvinisme puritain et la mentalité de l’entrepreneur capitaliste.

 

Vouloir établir des liens directs entre des domaines aussi complexes et éloignés que la pensée religieuse et la vie économique est une démarche qui peut paraître bien téméraire. Cependant, elle est essentielle. Ne serait-ce pas passer à côté du sujet que de ne pas s’interroger sur la part qui revient aux facteurs religieux dans cette prospérité, à côté des innombrables facteurs historiques et psychologiques qui ont indubitablement contribué à son accélération?

Ceci dit, il faut préciser d’emblée qu’il est hors de notre pensée de soutenir la thèse selon laquelle l’esprit du capitalisme ne saurait être que le résultat de certaines influences de la Réforme, et encore moins d’affirmer que le capitalisme, en tant que système économique, serait la conséquence directe de celles-ci.

L’essence religieuse de la Réforme…

 

Au cœur de la Réforme protestante se trouve la conviction, née d’une relecture des Evangiles, que pour l’ensemble des hommes (reconnus coupables et insolvables devant Dieu), il n’y a d’espérance de “salut” ou de “justification” qu’à travers un acte de foi personnel en l’œuvre rédemptrice accomplie par Jésus-Christ. S’il y a une idée qui doit être retenue de la Réforme, c’est celle-là. Tout le reste n’est que construction à partir de cette conviction théologique centrale et fondatrice: le salut accessible pour tout homme à travers une foi personnelle en l’œuvre accomplie par Jésus-Christ en sa faveur (le Médiateur unique et autosuffisant entre Dieu et les hommes).

Par voie de conséquence, il s’en est ensuivi, dans le protestantisme, une valorisation certaine de l’individu ou de l’individualité au détriment des médiations sacramentelles et ecclésiales. Dans la tradition protestante s’est affirmée avec force la conviction qu’une vocation est adressée par Dieu à tout individu, laquelle fait de chacun, à ses yeux, une personne unique et responsable d’elle-même.

D’où l’attachement, dans la tradition protestante, à ce qui va être appelé le “sacerdoce universel des croyants”: la conviction que tout croyant est prêtre devant Dieu, attachement qui va donner naissance au sein du protestantisme à une idée de l’autorité et du gouvernement de type démocratique, tout d’abord dans l’Eglise, puis ensuite, par analogie, dans la cité politique.

 

Comme l’a écrit A. Peyrefitte, lorsque Calvin (1509-1564) a exhorté ses coreligionnaires à devenir responsables d’eux-mêmes, il a, en réalité, déclenché un mouvement dont il n’a certainement pas imaginé l’ampleur des conséquences historiques, un mouvement qui va, sur plusieurs siècles, ébranler la plupart des structures hiérarchiques du Moyen Age, et inspirer leur remplacement par des structures de type démocratique, que ce soit dans la sphère de la société civile ou celle de la société religieuse5 [5].

 

… et la vocation

La dignité spirituelle des professions séculières

Parlant de vocation, Calvin est lui-même héritier de Luther (1483-1546), qui a posé cinquante ans plus tôt la pierre fondatrice de toute l’éthique protestante du travail au travers de son concept de Beruf (vocation). La particularité de la pensée luthérienne, à ce sujet, est d’avoir étendu à l’exercice des professions (manuelles, artisanales, commerciales, techniques) la dignité spirituelle et religieuse qui était jusqu’alors reconnue à la vocation des prêtres et des moines.

 

Pour Luther, le métier prendra de plus en plus d’importance. La vie monastique, à ses yeux, soustrait l’homme aux devoirs de ce monde, alors que l’accomplissement des devoirs professionnels dans le monde devient l’expression la plus directe de l’amour du prochain commandé par l’Evangile.

La hardiesse du concept luthérien fut non seulement de revêtir la vocation professionnelle d’une dignité religieuse égale à celle du ministère ecclésial traditionnel, mais aussi, dans le même élan, de lui reconnaître une forme d’indépendance vis-à-vis du clergé, de reconnaître que l’activité professionnelle se déploie dans une sphère qui lui est propre, dans laquelle l’Eglise n’a pas vocation d’intervenir de façon directe, et dans laquelle, en conséquence, l’énergie créatrice de l’artisan peut se déployer en toute liberté.

Certains auteurs parlent à ce propos de “désacralisation” du monde du travail (ou “sécularisation”, ou “laïcisation”, ou “désenchantement”). Mais aucune de ces expressions ne nous semble adéquate. Car l’idée selon laquelle le travail séculier n’aurait pas de lien avec la religion, ou serait autonome par rapport à elle, serait à l’opposé de ce que Luther a prêché! Le boulanger luthérien, lorsqu’il pétrit son pain, est au contraire habité par la conviction qu’il est ministre de Dieu face à son pétrin, et qu’il glorifie Dieu au travers de ce service autant que le prêtre.

Si donc le travail séculier reçoit une forme d’indépendance, dans la pensée protestante, c’est sans doute une indépendance vis-à-vis de l’Eglise, à laquelle la dignité des professions n’est plus subordonnée, mais certainement pas une indépendance vis-à-vis de Dieu, tout au contraire!

 

Avant et après la Réforme

Les civilisations antiques, de façon générale, n’ont pas eu beaucoup de considérations pour le travail. Dès qu’elles l’ont pu, elles en ont fait la spécialité des esclaves.

 

Dans la tradition judéo-chrétienne, en revanche, le travail a reçu, dès l’origine (avant même qu’il ne devienne labeur) une forme de dignité6 [6]. Il est une obligation que l’homme reçoit vocation d’assumer comme étant une des formes du service de Dieu et du prochain.

En chrétienté, cependant, jusqu’à la fin du Moyen Age, le travail a souvent été considéré comme une besogne temporelle un peu négligeable, qui n’a pas pour elle la dignité spirituelle des exercices de piété ou de la vie monastique. Avant la Réforme, le travail relevait la plupart du temps des contingences matérielles auxquelles il fallait bien que certains hommes répondent tant qu’ils ne pouvaient pas s’en dispenser. Il était rarement reconnu comme étant lui-même l’objet d’une vocation, dont Dieu serait à la fois l’inspirateur et le bénéficiaire.

 

C’est ce que M. Weber a appelé l’“ascétisme séculier” des protestants. Avant la Réforme, a-t-il dit, plus l’ascétisme s’emparait d’un individu, plus il l’expulsait de la vie courante et du monde du travail. Avec la Réforme, en revanche – ceci est particulièrement évident dans le puritanisme –, l’idéal ascétique est recherché à l’intérieur même de l’activité professionnelle7 [7]. Au XVIe siècle, écrit A. Peyrefitte, “le catholique satisfait son instinct de dépassement en s’abîmant dans la prière. Le protestant se dépasse en se jetant à corps perdu dans les occupations les plus terre à terre. La foi catholique s’épanouit dans la mystique. La foi protestante s’épanouit dans la pratique.”8 [8]

 

Calvin et l’éthique du travail

Travail de Dieu et travail de l’homme

 

Calvin, en la matière, est venu bâtir sur le fondement posé par Luther. En tant que réformateur de la seconde génération, il fut sans doute en meilleure position que Luther pour dégager les implications sociales et politiques de l’Evangile prêché.

Notamment, Calvin enrichira les thèses de Luther par la conviction que la dignité du travail découle du fait que le travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures. Au travers de son travail, l’homme est fait “collaborateur de Dieu”, il est placé dans la position du gérant ou de l’intendant, appelé à mettre en œuvre et en valeur toutes les richesses de la création.

Pour cette raison, l’oisiveté, en morale protestante, a toujours été considérée comme étant un vice particulièrement répréhensible, par lequel l’oisif dénature en quelque sorte son humanité. Dans cette tradition, le refus du travail, ou la paresse, est interprété comme le refus de répondre aux attentes de Dieu, comme une forme de rupture avec lui.

Dans cette optique, il fut également perçu comme essentiel, pour que le travail retrouve son sens spirituel, que le travailleur se remette personnellement en condition devant Dieu. Il est regardé comme essentiel qu’il s’approprie lui-même, dans la foi, les bénéfices de l’œuvre rédemptrice que Dieu a accomplie en sa faveur, ce que le croyant est appelé à exprimer symboliquement au travers du respect du repos dominical. Le travail, pour Calvin, n’a pas de dignité intrinsèque. Il ne saurait être idolâtré. Le travail n’est pas digne en soi, mais susceptible de le devenir en se réinscrivant dans la continuité du travail de Dieu.

La rétribution et la grâce

 

En matière de salaire ou de rétribution, la clé de voûte de la morale calvinienne (comme aussi de celles de nombreuses autres familles spirituelles) est l’affirmation selon laquelle Dieu est lui-même le grand pourvoyeur de la richesse. De telle sorte que la rétribution du travail, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est regardée comme don de Dieu: une grâce que les hommes sont appelés à recevoir avec reconnaissance. La rémunération du travail est reçue comme le salaire immérité dont il plaît à Dieu, dans sa grâce, d’honorer l’œuvre de chacun9 [9]. Disant cela, nous touchons du doigt un des points névralgiques du rapport entre le calvinisme et le capitalisme.

 

L’enrichissement et la propriété

 

Weber fait remarquer que ce qui constitue le moteur de l’activité économique des populations protestantes, ce n’est pas, en premier lieu, le désir de s’enrichir, de jouir ou de posséder (car celui-ci a existé dans toutes les sociétés, et à toutes les époques), mais plus précisément le passage de ce que Weber appelle un esprit “précapitaliste”, dans lequel le peuple en général travaille juste assez pour satisfaire ses besoins vitaux, à un esprit nouveau (qui préfigure celui du monde économique moderne) où chacun est incité à travailler au-delà du minimum nécessaire, et aspire à accroître ses revenus bien au-delà de ce minimum, dans un processus de croissance idéalement infini10 [10]. L’ascétisme séculier des protestants, dit Weber, a eu pour effet psychologique/spirituel de débarrasser le désir d’acquérir de toutes les inhibitions de la morale traditionnelle11 [11].

Dans cette perspective, il va sans dire que la propriété et la richesse ne vont pas causer de problèmes de conscience particuliers aux protestants. A une nuance près, cependant, que signale A.Biéler: c’est qu’avant la Réforme, on était dans la logique d’une société hiérarchique et statique, dans laquelle les biens acquis, ceux dont on jouit sans effort, étaient considérés comme nobles et protégés, tandis que les richesses nouvelles, créées avec effort (la richesse de la bourgeoisie) étaient facilement méprisées, voire spoliées12 [12]. Et il est certain que, dans les pays protestants, cette échelle de valeurs a été renversée.

 

Certains puritains, notamment, ont dénoncé les dangers d’une “richesse thésaurisante” et le confort oisif qu’elle procure, et valorisé, en revanche, dans leur prédication, une dynamique d’enrichissement et de réinvestissement immédiats, conduisant à l’accumulation croissante d’une fortune à laquelle ils touchent le moins possible, pour la transmettre ensuite à d’autres en processus incessant de croissance.

 

La sobriété et l’ascèse

Ce goût du réinvestissement immédiat a également été renforcé, au sein du puritanisme (qui est la branche anglo-saxonne de la tradition calvinienne), par le fait que le puritain est quelqu’un qui, de façon générale, s’est imposé, par rapport à ses besoins personnels, un ascétisme assez rigoureux. Le puritain, en effet, s’est interdit de jouir de façon futile de la richesse qu’il a gagnée, notamment par l’achat d’objets de luxe ou toutes sortes de dépenses somptuaires (qui, de son point de vue, flattent l’orgueil et la vanité, mais ne glorifient pas Dieu). Pour cette raison, le puritain, même fortuné, est quelqu’un qui peut s’imposer une vie très simple et d’apparence modeste.

Dérapages vers une théologie de la rétribution

Les puritains, nous l’avons dit, se sont livrés à une activité professionnelle intense dont le succès leur est apparu comme étant le signe de la grâce de Dieu. A partir de là, la connivence entre la pensée religieuse et l’esprit capitaliste n’a pas manqué, chez certains ressortissants du puritanisme, de s’accroître de plusieurs degrés supplémentaires, conduisant la pensée sur le terrain glissant d’une “théologie de la rétribution”. Au sein du puritanisme américain, en particulier, s’exprime parfois un rapport à l’argent assez ambigu, lorsque le profit, ou la richesse, est regardé comme le signe, pour ne pas dire le sacrement, de la bénédiction divine.

 

Auparavant, la fortune était accueillie avec action de grâce, comme un don de Dieu, mais pas de façon automatique. La fortune pouvait aussi être regardée comme le salaire de comportements frauduleux que Dieu condamne. Et les revers de fortune, a contrario, ne pouvaient être interprétés comme étant le signe d’une désapprobation divine. En revanche, chez certains ressortissants du protestantisme puritain, a pu se développer parfois une véritable “théologie de la rétribution” (ou “théologie de l’abondance”), qui consiste à poser une équation directe, et retournable, entre enrichissement et bénédiction. L’enrichissement est alors regardé comme une forme de sacrement séculier, de telle sorte que ceux qui font fortune puissent pratiquement s’annexer la justification, au sens théologique du terme.

Dans l’enseignement de la Bible, auquel les protestants se réfèrent sans cesse, il est notable que Dieu ne lie pas forcément sa bénédiction à ce signe. Job, par exemple, est quelqu’un qui doit apprendre que la bénédiction de Dieu reste sur lui malgré sa misère et ses revers de fortune. Dieu peut enrichir. La richesse peut même revêtir un sens prophétique13 [13]. Mais Dieu n’enrichit pas systématiquement ou nécessairement. De telle sorte que l’enrichissement ne saurait être considéré comme la preuve de sa bénédiction14 [14].

De surcroît, cette équation établirait une échelle de valeurs (rattachant la misère à la paresse et la prospérité à la vertu), qui n’a aucune possibilité de signification dans le monde économique moderne. Qui pourrait affirmer aujourd’hui que le capitalisme rémunère selon leurs mérites les individus qui offrent leurs services tout au long de la chaîne de production et de distribution, souvent de façon très anonyme et impersonnelle?

 

Richesse et prédestination

Si l’ouvrage de Max Weber a apporté une contribution très importante à la réflexion sur la relation entre protestantisme et capitalisme, il soutient cependant une thèse assez singulière qui est aujourd’hui unanimement critiquée: l’affirmation selon laquelle le capitalisme puritain serait la conséquence directe de son attachement à la doctrine de la prédestination.

Il s’ensuit, dans l’ouvrage de Weber, des développements quelque peu touffus et nébuleux, sur ce que serait, d’après lui, la doctrine de la prédestination dans le protestantisme. Il faut préciser d’emblée que Weber parle prédestination en des termes dans lesquels il serait bien difficile aux théologiens protestants de reconnaître leur pensée.

L’essentiel de son propos est le suivant: partout où est maintenue la doctrine de la prédestination surgit la question des critères auxquels un homme peut reconnaître qu’il appartient ou non au nombre des élus. Ne pouvant se contenter de la simple confiance dont parlait Calvin, le protestant, d’après Weber, aurait besoin de dissiper ses doutes. Et ce serait par son investissement éperdu dans l’activité professionnelle et économique qu’il chercherait à dissiper les doutes religieux engendrés par la doctrine de la prédestination, en référence au principe énoncé par le Christ, dans l’Evangile, selon lequel “on reconnaît l’arbre à ses fruits”15 [15]. Ce qui expliquerait, d’après Weber, le développement, chez les protestants, d’une forme de pragmatisme utilitariste, qui ne reconnaîtrait la présence de la grâce qu’aux fruits qu’elle porte, notamment dans le domaine économique et financier, devenu une forme de sacrement séculier.

Le prêt à intérêt

 

Il serait impossible de conclure ce tour d’horizon des complicités entre calvinisme et capitalisme sans aborder le point qui est sans doute le plus connu du grand public: la caution morale que Calvin a apportée à la pratique du prêt à intérêt.

Il se trouve, en effet, que Calvin a non seulement donné ses lettres de noblesse aux échanges économiques (en défendant, par exemple, la division du travail ou la liberté d’entreprise), mais encore, et c’était beaucoup plus hardi, aux activités financières, à condition que celles-ci soient subordonnées à une éthique sociale rigoureuse qui leur serve de garde-fou16 [16]. Calvin a été le premier théologien de l’ère moderne à légitimer moralement la pratique du prêt à intérêt, à l’encontre de toute la morale chrétienne antérieure.

Calvin, sur ce sujet comme sur bien d’autres, interroge la Bible, et reconnaît que le prêt à intérêt y est effectivement condamné. Selon la loi biblique, celui qui peut venir en aide à son prochain dans la difficulté par prêt d’argent doit le faire sans prélever d’intérêt17 [17]. C’est un prêt qui doit être gratuit, dans le prolongement de la gratuité des relations que Dieu établit avec les hommes. “Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement”, dira Jésus18 [18]. Dans la relation au prochain en difficulté, la loi d’argent doit s’effacer. La relation d’argent doit devenir secondaire pour manifester concrètement la solidarité qui lie les membres de la communauté.

 

Mais Calvin constate que si la Bible condamne l’usure là où devrait se manifester la charité, elle ne parle pas, en revanche, d’une autre pratique, qu’il appelle le “prêt de production”, c’est-à-dire le type de prêt qu’exige l’élargissement d’un marché, et qui n’entre pas dans le cadre du devoir de charité. Le prêt de production est le capital nécessaire à la mise en œuvre d’une nouvelle entreprise rémunératrice.

 

C’est sur la base de cette distinction que la condamnation traditionnelle de l’usure fut maintenue par Calvin en ce qui concerne le prêt de secours ou d’assistance, et cette même interdiction levée en ce qui concerne le prêt de production.

C’est une distinction, qui, dans la pratique, ne se révélera pas toujours aussi aisée qu’il peut paraître (souvent il est bien difficile de dire où passe la frontière entre le prêt de production et le prêt d’assistance). Mais sur le plan théorique, c’est de cette façon que le prêt à intérêt a reçu la caution morale de Calvin.

 

Ce qu’on oublie, en revanche, le plus facilement, ce sont toutes les réserves auxquelles le réformateur a soumis cette caution; c’est l’éthique sociale rigoureuse, qui, à ses yeux, devait impérativement servir de garde-fou à l’exercice de cette liberté nouvelle.

 

Par exemple, en période de crise et de pénurie, il lui a semblé essentiel que soit assuré un contrôle des prix pour éviter que les marchands fortunés ne stockent les biens de première nécessité et profitent abusivement de la situation. De telles spéculations, pour Calvin, eussent été intolérables, et rien de moins que meurtrières.

 

Calvin s’est aussi opposé à la professionnalisation du prêt à intérêt, ce qui explique que la Compagnie des pasteurs de Genève ait pu ultérieurement, sous la conduite de Théodore de Bèze, s’opposer à la création d’une banque à Genève au nom du calvinisme.

 

Autres limites: l’intérêt, du point de vue du réformateur, ne devait pas être toléré si l’emprunteur n’avait pas gagné, avec la somme prêtée, un montant supérieur à l’intérêt demandé. Comme s’il avait dit: la rémunération du travail passe avant celle du capital. Il devait y avoir au moins la parité entre les droits du travail et ceux du capital dans la disposition du produit de leurs apports communs. A Genève, ce taux fut fixé, en 1538, à 5%, puis, plus tard, à 6,66 %.

Les historiens disent non sans raison que cette libération de l’interdiction du prêt à intérêt par l’éthique calviniste constitue un tournant majeur de l’histoire économique occidentale.

Calvin est-il donc le père du capitalisme?

En levant l’interdiction qui pesait sur la pratique du prêt à intérêt, Calvin a certainement apporté au développement du capitalisme une forme d’accélération extrêmement importante, dont lui-même n’a certainement pas imaginé l’ampleur.

Ceci dit, ce qu’on appelle aujourd’hui le capitalisme sauvage (utilitariste, individualiste, sans souci d’éthique sociale, subordonné à la loi du profit personnel) est une “éthique économique” que Calvin lui-même aurait condamnée avec la plus grande fermeté, et qui ne peut, en aucun cas, se réclamer de sa paternité.


* M. Johner est doyen de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, où il enseigne l’éthique et la théologie pratique. Il est membre de la Commission Eglise et société de la Fédération protestante de France. Ce texte est celui de la communication donnée lors du colloque organisé par le Centre de recherche en éthique économique et des affaires et déontologie professionnelle, Université d’Aix-Marseille III, Faculté de droit et de science politique, sur le thème “Ethique et propriété”, les 5 et 6 juillet 2001.

1 [19] A. Peyrefitte, Le mal français (Paris: Plon, 1996), chap. 18: “Pourquoi l’Occident a divergé”, 164.

2 [20] A. Biéler, La force cachée des protestants (Genève: Labor & Fides, 1995), 27.

3 [21] E. Todd, “Le dynamisme protestant est un accident”, interview dans Réforme (n° 2791, 8-14 octobre 1998), 8.

4 [22] Cf. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Paris: Plon, 1964, éd. originale en allemand 1947), 34.

5 [23] Cf. A. Peyrefitte, op. cit., chap. 18: “Pourquoi l’Occident a divergé”, 167.

6 [24] Cf. Gn 1:28 et 3:17.

7 [25] Cf. M. Weber, op. cit., 139.

8 [26] A. Peyrefitte, op. cit., chap. 18: “Pourquoi l’Occident a divergé”, 167.

9 [27] C’est la raison pour laquelle, en morale calvinienne, le maître du travail ne saurait disposer des salaires de ses employés selon son bon plaisir. Comme le dit A Biéler, le produit du travail n’appartient pas davantage au maître qu’à l’ouvrier. Ensemble, ils reçoivent ce produit comme la récompense providentielle de leurs efforts. Patrons et employés sont ensemble débiteurs de Dieu. Et doivent donc se répartir équitablement ces fruits en tenant compte de l’apport initial et de la responsabilité de chacun. A. Biéler, La force cachée des protestants (Genève: Labor & Fides, 1995), 139.

10 [28] Cf. A. Biéler, op. cit., 152.

11 [29] M. Weber, op. cit., 209.

12 [30] A. Biéler, op. cit., 128.

13 [31] La richesse de Salomon, par exemple, au cœur de l’Ancien Testament, est un signe et une prophétie. Cette richesse, à proprement parler, n’est pas la sienne, mais celle du Royaume qui vient.

14 [32] Au travers de l’Ancien Testament, de façon générale, il faut cependant reconnaître que la richesse des injustes reste un scandale. Le psalmiste, par exemple, fait largement retentir cette indignation: la richesse des injustes, à ses yeux, relève pratiquement de la profanation.

15 [33] M. Weber, op. cit., 126-127.

16 [34] Pour une exposition détaillée, cf. A. Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, (Genève: Librairie de l’Université, 1959), 453-469.

17 [35] Cf. Lv 25:36, Dt 23:19ss, Ex 22:25.

18 [36] Cf. Mt 10:8