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Augustin, le Moyen Âge, Luther – Augustin et son influence, spécialement sur Luther

Augustin, le Moyen Âge, Luther
Augustin et son influence, spécialement sur Luther

Johannes van OORT*

Introduction

Augustin est originaire d’Afrique du Nord; il a vécu à Thagaste, Carthage et Hippone la Royale (Annaba, en Algérie). Pour quelle raison ce Père de l’Eglise, dont seize siècles nous séparent, est-il important, intéressant? Tous ces siècles ont été remplis de sa présence. Ce théologien, vénéré par de nombreux catholiques romains comme saint, peut-il aussi apporter quelque chose aux protestants? A-t-il une autorité quelconque pour les chrétiens évangéliques?

Trois principes fondamentaux caractérisent la théologie de la Réforme: les trois « sola »: le sola Scriptura (l’Ecriture seule), le sola gratia (la grâce seule) et le solus Christus (le Christ seul). Il n’en demeure pas moins que les Réformateurs éprouvaient une grande considération, non seulement pour l’Eglise primitive mais, en général, pour l’Eglise des premiers siècles, qui représentait à leurs yeux comme un idéal vers lequel l’Eglise du XVIe siècle devait tendre. La Bible était assurément leur première et plus grande autorité, mais en même temps, dans leur polémique avec des contemporains catholiques romains (des membres de « l’Eglise ancienne »!), ils ont souligné leur accord avec l’Eglise primitive et, en particulier, avec Augustin1 [1].

En 1559, Calvin reçut des chrétiens évangéliques de France la requête de rédiger une confession de foi. Ce qu’il fit en citant les Pères de l’Eglise et en les nommant « les saincts docteurs ». On le voit dans la Confessio Gallicana, la « Confession de Foy, faite d’un commun accord par les Eglises qui sont dispersées en France, et s’abstiennent des idolâtries papales ». A l’article VI, on y parle franchement des « saincts Docteurs comme sainct Hylaire, sainct Athanase, sainct Ambroise, saint Cyrille »2 [2] mais, chose étonnante, Augustin n’est pas sur cette liste. Pourtant, comme j’espère le montrer, il était très estimé par Calvin et par ses compatriotes évangéliques, non pas tant comme autorité en soi, mais comme Père de l’Eglise pouvant faire mieux comprendre les Ecritures.

Pour bien comprendre la Réforme dans son essence, comme d’ailleurs n’importe quel courant spirituel, il convient de revenir à la source qui s’appelle Augustin.

Nous serons critique à l’égard d’Augustin, qui n’est pas un saint incontesté car, comme chacun d’entre nous, il était faillible et l’Ecriture sainte était, pour lui aussi, la norma normans. Peut-être pourrions-nous nous accorder avec l’historien bien connu Henri-Irénée Marrou, qui estime que, dans l’Europe désorientée de notre temps, il faut chercher un fondement spirituel qui unisse et propose de nous mettre à l’école d’Augustin3 [3].

Nous aborderons les points suivants:

I. Augustin: l’homme de l’Antiquité tardive, l’homme que Dieu a appelé

Qui était Augustin? L’histoire de sa vie est pleine d’actualité pour nous en cette fin du XXe siècle et du IIe millénaire. Augustin a vécu comme un homme entre deux mondes4 [4]: d’une part l’Antiquité tardive, un monde prêt à disparaître; d’autre part le Moyen Age occidental, un monde naissant après de grandes catastrophes. Si on le compare avec d’autres personnages de l’Antiquité classique, nous savons beaucoup de choses sur sa personne. Il y a ses nombreux livres, traités, sermons, lettres, qui constituent un abondant témoignage. Et, parmi eux, son livre des Confessions prime.

Que signifie son titre Confessiones? On le traduit généralement par Confessions, mais une meilleure traduction serait Louanges, comme en témoigne le contenu. Dans cet écrit, Augustin ne raconte pas seulement sa vie exceptionnelle, il ne confesse pas seulement ses anciennes fautes, il désire surtout inciter à la louange de Dieu:

Tu es grand, Seigneur,
et bien digne de louange;
grande est ta puissance

et incommensurable ta sagesse. (I,1,1)5 [5]

Dans un écrit de l’Antiquité classique, le thème central est d’ordinaire annoncé dès le début. La louange de Dieu est ainsi le cantus firmus, et cela est en parfait accord avec le contenu des treize livres des Confessiones. L’œuvre entière est un grand chant de louange à la grandeur et à la grâce de Dieu. La grandeur et la grâce de l’Eternel, aussi bien dans la vie d’un homme errant (thème des livres I-IX) que dans celle de toute créature (thème des livres XI-XIII). Ces trois derniers livres font donc bien partie intégrante de l’œuvre. L’inquiétude du début fait place au repos:

Et notre cœur est sans repos
tant qu’il ne repose pas en toi. (I,1,1)
Tu es toujours dans le repos
parce que ton repos, c’est toi-même. (XIII,38,53)

Cette œuvre profonde, véritable sommet de la littérature mondiale, suscite beaucoup de réflexions. C’est un ouvrage littéraire à différents niveaux6 [6]. Plus on le lit, plus on y découvre des hauteurs et des sommets, ainsi que de véritables profondeurs. L’auteur parle de Dieu; il décrit aussi, comme un précurseur de Sigmund Freud et de Carl Gustav Jung, les profondeurs de l’âme. On peut considérer les Confessions comme une belle tapisserie: la chaîne en est la louange de Dieu (laudatio Dei), exprimée surtout dans le langage des Psaumes; la trame en est le récit des fautes d’Augustin. Il est vrai que l’œuvre ressemble à une cathédrale, s’élevant très haut, pointant constamment vers le ciel mais, en même temps, on y découvre, derrière les piliers et les niches, des endroits sombres, à savoir des restrictions humaines. « Errare humanum est »: errer est un aspect de la vie humaine.

Qui donc était Augustin? Saint Augustin? Voici, sur ce point, une brève présentation. En premier lieu: il était originaire d’Afrique. N’oublions pas ce fait. Je me le représente comme un Tunisien, un Algérien, un Marocain d’aujourd’hui. A cet égard, nous avons quelques indications. On peut examiner une fresque très ancienne dans la vieille bibliothèque du Latran7 [7]: un homme avec un visage méditerranéen. De plus, le nom de sa mère, Monnica, nous révèle, selon toute probabilité, une origine berbère; ce nom rappelle celui d’une déesse indigène: Mon8 [8]. Monnica est donc un nom théofore tout comme Hannibal, Jochanan, Natanyahu, Adeodatus9 [9]. On sait aussi avec certitude que Monnica était issue d’une famille chrétienne et qu’elle était elle-même une chrétienne ardente, une dame de courage et de conviction, pleine de foi et de charité; pour Augustin, elle était un symbole de l’Eglise10 [10]. En revanche, le père d’Augustin (Patricius, Patricien) est resté païen jusqu’à la veille de sa mort. Cela aussi a marqué le futur Père de l’Eglise, situé ainsi à la frontière entre deux mondes: le païen et le chrétien. « Zwei Seelen, ach, in meiner Brust. »11 [11]

En fait, cette dualité est comme une structure fondamentale dans la vie d’Augustin. Sa mère est chrétienne, son père païen; à la maison, il reçoit une éducation chrétienne, et à l’école, une formation purement païenne; il était Africain de naissance et menait sans doute une vie de Romain; originaire d’un petit village, il habite de grandes métropoles comme Carthage, Rome, Milan, etc. Cette tension entre deux pôles suscite une explosion, pour la première fois, lorsqu’il a dix-neuf ans.

Comment? En voici une esquisse. Le jeune homme vit à Carthage où il est étudiant et mène une vie de véritable débauche. Ce qu’il en confesse à Dieu et aux hommes dans les Confessiones n’est pas exagéré: il y a d’autres sources qui confirment (et même complètent) les faits racontés dans les Confessiones. Mais, à cette époque et soudainement, ce jeune homme très charnel est attiré par le spirituel à la suite de la lecture d’un dialogue de Cicéron. Il essaiera, il s’efforcera de retourner vers la foi de sa jeunesse, mais n’y réussit pas. C’est alors, tout comme cela arrive si souvent de nos jours, que se produit dans sa vie un tournant bien caractéristique. Le jeune Augustin va adhérer à un mouvement gnostique.

C’est là un des côtés les plus étonnants et les plus actuels d’Augustin: une personne d’éducation chrétienne orthodoxe qui devient gnostique! On pourrait dire aujourd’hui: un membre d’un mouvement du Nouvel Age, un adepte des rose-croix, de l’anthroposophie de Steiner. Augustin devient membre du mouvement gnostique des manichéens, de l’Eglise gnostique chrétienne qui suit le prophète Mani12 [12]. Sans doute, l’atmosphère chaleureuse et spirituelle de ce mouvement chrétien l’aura-t-il attiré. Mais il y a plus. Augustin espérait y trouver une satisfaction intellectuelle dont il avait besoin. Dans cette Eglise gnostique, ce qui était central, ce n’était ni l’autorité de l’Ecriture, ni le ministère clérical, mais le discernement personnel. Ou, pour mieux dire, un tel discernement personnel et indépendant lui était promis. L’homme parviendrait lui-même à la gnose, à la connaissance ésotérique de la vérité. Et, par-dessus tout cela, son soi, son âme bonne était une partie de Dieu. Dieu et mon être intérieur (mon Nous13 [13]) sont un. « Je suis un dieu dans le plus profond de mes pensées. »14 [14]

Augustin est resté membre de l’Eglise des manichéens pendant environ dix ans. Il ne faut jamais oublier cela: de sa dix-neuvième à sa vingt-neuvième année, il a été un gnostique! C’est surtout la question de l’origine du mal (unde malum?) qui l’a poussé dans cette direction. Si le mal vient de Dieu, Dieu en est alors responsable. Si le mal ne vient pas de Dieu, il y a une autre puissance indépendante de Dieu. Autre problème lié au problème du mal: celui de l’origine et du but de l’homme. « Unde homo? » L’homme est-il déterminé, prédestiné, ou est-il libre? Suis-je, par ma libre volonté, responsable de mes actes? Ou suis-je déterminé, programmé, sans libre arbitre?

Ces questions ont occupé l’esprit d’Augustin depuis son plus jeune âge. Pendant ses années d’étude à Carthage, sa réponse a d’abord été d’être gnostique, comme il l’avait appris des disciples de Mani: mon bon noyau, l’âme bonne, mon Nous est une partie substantielle de Dieu. Le mal que je fais, en particulier mes tendances mauvaises, cela ne fait partie de mon essence véritable. Il y a deux âmes dans l’homme, une bonne et une mauvaise.

Je ne développerai pas les divers aspects actuels de l’Augustin gnostique15 [15], j’en soulignerai seulement l’importance. C’est là une clef pour comprendre Augustin. Les questions gnostiques l’ont accompagné et, de temps à autre, il évoque, de façon positive, ce qu’il a appris des manichéens16 [16]. On peut aussi apprendre de ses adversaires. L’Augustin catholique est étroitement lié à l’Augustin gnostique.

Comment? On le perçoit dans la thématique des œuvres telles que La grandeur ou quantité de l’âme (De quantitate animae), Le libre arbitre (De libero arbitrio), La vraie religion (De vera religione), Les deux âmes (De duabus animabus), La nature du bien (De natura boni). La thématique, dans ces livres, est toujours antimanichéenne, comme aussi dans plusieurs commentaires d’Augustin traitant des premiers chapitres du livre biblique de la Genèse; tous ces commentaires ont été écrits contre les manichéens, qui niaient que le Bon Dieu est le créateur de ce monde17 [17]. Augustin aborde aussi des questions importantes sur l’origine et la nature du bien et du mal, la signification de l’Ancien Testament pour l’Eglise chrétienne, la réalité du libre arbitre. La formation d’Augustin doit beaucoup aux discussions autour des problèmes abordés par les manichéens. C’est aussi, en partie, cette problématique qui revient dans ses œuvres tardives, bien que celles-ci soient surtout dirigées contre les pélagiens: La nature et la grâce (De natura et gratia), La nature et l’origine de l’âme (De natura et origine animae), Contre Julien (Contra Iulianum) et L’œuvre inachevée contre Julien (Opus imperfectum contra Iulianum).

En somme, qui était Augustin? C’était un homme comme vous et moi. Sa vie et son discernement, son actualité, même sa modernité nous surprennent. Pendant sa jeunesse, il reçoit une éducation chrétienne catholique. Etudiant, il s’en est éloigné et, pendant de nombreuses années, il a été membre d’une Eglise gnostique. Par la grâce de Dieu, il a été appelé et il est revenu à l’Eglise catholique. Il y devint un serviteur de la Parole de Dieu très influent. Il fut un évêque de grande notoriété et un théologien faisant autorité. La fin de sa vie terrestre (le 28 août 430) a été marquée par l’effondrement de l’Afrique sous la pression des Vandales.

II. L’influence d’Augustin sur le Moyen Age

Pour les générations qui l’ont suivi, l’influence d’Augustin a été immense. Après l’apôtre Paul, personnne n’a eu autant d’influence sur l’Eglise chrétienne et, par là, sur la société. Des contemporains comme Jérôme en étaient déjà conscients18 [18]. Au Moyen Age, on le nommait bien souvent Augustinus magister, « le maître Augustin »19 [19]. Mais le Moyen Age l’a surtout connu et honoré en tant que doctor gratiae, « le docteur de la grâce ».

On en retrouve des témoignages dans l’iconographie. Parmi les représentations des Pères de l’Eglise sur des fresques ou des miniatures, on peut presque toujours le reconnaître très rapidement. Augustin est représenté tenant un cœur dans la main et ce cœur est percé d’une flèche; comme il l’a dit dans les Confessions:

Je ne doute pas,
mais je suis sûr dans ma conscience,
Seigneur,
que je t’aime.
Tu as percé mon cœur de ton Verbe
et je t’ai aimé. (X,6,8)

Passage très célèbre qui se réfère au récit bien connu de sa conversion, récit fameux qu’on peut lire dans le livre VIII des Confessions. Augustin raconte cette histoire pour nous engager à la louange de Dieu, à la louange de la grâce de Dieu. Il est le docteur de la grâce et, comme doctor gratiae, il est vénéré jusqu’à Luther, Calvin et aussi, par exemple, par les jansénistes et leur célèbre disciple, Blaise Pascal.

Dans les Confessions, Augustin dit plus d’une fois: « Donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux. »20 [20] Expression paradoxale, ce dont Augustin est conscient21 [21]. Pélage, un ascète de Bretagne (et non un moine, comme on le lit souvent), avait entendu cette expression et en avait été choqué. Pélage faisait partie d’un mouvement chrétien ascétique, où l’on mettait l’accent sur la possibilité pour l’homme de contribuer lui-même à son propre salut.

Il faut savoir que Pélage était un chrétien convaincu qui avait une grande influence sur nombre de dames aristocratiques à Rome. Il voulait protéger son mouvement ascétique contre les accusations de manichéisme. Grâce à sa bonté naturelle, don de Dieu, l’homme serait, selon Pélage, libre de choisir le bien. Plus tard, les disciples de Pélage nieront l’existence du péché originel.

Le développement de la lutte pélagienne est très complexe22 [22]. En plus de Pélage, un certain Caelestius a joué un rôle important, et plus tard ce fut le tour de Julien d’Eclane. Ce dernier, en particulier, a été pour Augustin un redoutable opposant23 [23]. La doctrine de la grâce d’Augustin s’est formée au cours de sa lutte contre les pélagiens. Luther l’a dit de la façon suivante: Die Pelagianer haben ihn (Augustin) zum Mann gemacht24 [24].

C’est cet Augustin antipélagien qui est devenu, pour le Moyen Age, le doctor gratiae. Le Moyen Age a, certes, connu d’autres influences importantes de la part d’Augustin, par exemple au travers de son chef d’œuvre La Cité de Dieu. Ce livre a été lu tant par les papes que par les empereurs, par les laïcs et par le clergé, parfois même comme un manuel politique. Au Moyen Age, il y avait l’augustinisme politique25 [25]. Augustin a eu une grande influence sur le développement de la mystique26 [26] en plus de sa doctrine de Dieu, de sa christologie, de son ecclésiologie. Mais sa doctrine de la grâce a été prédominante.

On peut décrire l’histoire intellectuelle du Moyen Age comme celle de l’augustinisme. Aussi bien pour les questions philosophiques que pour les questions théologiques, Augustin l’Africain a été la grande autorité, sans oublier cependant Anselme, Abélard, Pierre Lombard, Thomas d’Aquin, Grégoire de Rimini, qui, tous, grands théologiens du Moyen Age, ont été des élèves d’Augustin. Ils l’estimaient comme leur maître. A partir du XIIe siècle, les Sententiae, les quatre livres des Sentences de Pierre Lombard, sont devenus des manuels d’enseignement pour des théologiens. Cette œuvre comporte plus de 90% de citations d’Augustin27 [27]. Autrement dit, la théologie du Moyen Age était, pour une très grande part, « augustinienne ». On se référait aussi à d’autres sources, mais Augustin a exercé une influence décisive. Et cette influence est particulièrement évidente à l’aube de la Réforme.

III. L’influence d’Augustin sur la Réforme: le cas de Luther

Y a-t-il eu également, au XVIe siècl, une influence spéciale d’Augustin? On peut répondre sans réserve « oui ». Cette influence d’Augustin a une très grande et très spéciale signification pour la Réforme. On la discerne chez Luther, comme aussi chez Calvin28 [28].

Luther a été, à l’origine, un membre de l’ordre de Saint-Augustin. Dans les milieux protestants, on a tendence à l’oublier ou à le négliger. Pour Luther lui-même, ce fait était très important. Bien des années après le 31 octobre 1517, Luther se présentait comme un augustinien. On le voit à des détails significatifs, comme les initiales portées sur ses écrits: MLA, ou DMLA, ou DMA. Ces initiales signifient: Martin Luther Augustiner, Doctor Martin Luther Augustiner, Doctor Martinus Augustiner. Il dit aussi: « Augustinus meus totus est. » 29 [29] (« Augustin est entièrement mien. ») Ou encore: « Il était un homme de bien; s’il avait vécu aujourd’hui, il aurait été d’accord avec nous… »30 [30]

Pour Luther, l’affirmation suivante avait du prix: je suis un augustinien et, de plus, un disciple fidèle du fondateur de mon ordre. Luther est devenu docteur en théologie (1512) et était très attaché à ce titre qui correspondait, pour lui, à sa vocatio, sa vocation. Ce titre lui a conféré le droit et, de plus, imposé le devoir d’exposer fidèlement l’Ecriture sainte. Luther a commencé ses cours à Wittenberg en 1513, d’abord par des cours sur les Psaumes, ensuite sur l’épître aux Romains, l’épître aux Galates et l’épître aux Hébreux. En 1518 eut lieu la dispute de Heidelberg au cours de laquelle, avec l’aide de Staupitz qui le soutenait, Luther a pu défendre et expliquer ses vues nouvelles.

Tels sont les principaux événements. Quand Augustin entre-t-il en scène? Luther devient membre de l’ordre des ermites augustiniens. Mais il ne semble pas que ceux-ci se soient spécialisés dans l’étude d’Augustin. Comme le dit Luther lui-même: « Nous, les moines, nous ne lisions pas Augustin mais Duns Scot. »31 [31]

Cependant, et très vite, on trouve chez le moine Luther un attachement particulier pour le père spirituel de son ordre. On en a des preuves très précieuses. Au XIXe siècle, dans la bibliothèque de l’hôtel de ville de Zwickau, en Allemagne, on a découvert quelques volumes anciens qui contiennent des notes écrites par Luther lui-même. Le premier volume est une édition des Sentences de Pierre Lombard. Luther les a lues et commentées en 1509-1510. Il a complété les thèses de Lombard, essentiellement par des citations d’Augustin32 [32]. A l’intérieur de la couverture de ce livre, Luther a écrit pourquoi il avait tant d’admiration pour Lombard: celui-ci était « nourri des lumières de l’Eglise, surtout de la lumière la plus éclatante: saint Augustin »33 [33]. C’est là le premier symptôme de l’estime que Luther avait pour Augustin. Mais il y a plus. A Zwickau aussi, dans la même bibliothèque, on a retrouvé deux autres volumes des œuvres d’Augustin lui-même. Ces deux grands tomes ont été publiés en 1489 et nous y avons rajouté aussi les annotations de Luther. Ces annotations datent des années 1509-1510 et montrent l’admiration de Luther. Il écrit par exemple: « aurea verba »: « des paroles en or »; « nota », « nota bene »; « pulchra, pulchra »: « magnifique, magnifique ». Les Confessions l’ont tout particulièrement rejoint dans sa propre expérience spirituelle. En même temps, Augustin lui procure un instrument pour sa critique de la scolastique de l’époque: « Augustin parle ici du bonheur de façon bien meilleure et beaucoup plus juste que le fabulateur Aristote avec ses défenseurs sans valeur… »34 [34] Nous voyons ici que, déjà en 1509-1510, le jeune Luther lit ce Père de l’Eglise de façon existentielle. Il apprécie beaucoup plus Augustin que les théologiens scolastiques de son époque.

Ainsi Augustin devient un allié pour lui et cela de plus en plus au fil des années. A Wittenberg, Luther a commencé ses cours sur les Psaumes, dont nous possédons le texte dans sa forme originelle. L’exemplaire du livre des Psaumes tel que Luther le fait publier a été retrouvé. Cet exemplaire – l’original se trouve dans la fameuse bibliothèque de Wolfenbüttel, en Allemagne – contient des notes de la propre main de Luther. Ces notes sont portées entre les lignes imprimées, dans la marge, et aussi sur des pages séparées. A leur lecture, on ne peut que conclure que Luther s’est largement abreuvé, pour ses commentaires, à la source des Enarrationes in Psalmos d’Augustin. Il a certainement utilisé d’autres sources, notamment les explications des Psaumes du grand humaniste français Jacques Lefèvre d’Etaples35 [35]. Mais la théologie qui émane des explications de Luther est surtout celle d’Augustin. Comme lui, Luther explique les Psaumes de façon christologique, comme étant des prières de Christ et de son corps spirituel, l’Eglise36 [36].

Une autre œuvre d’Augustin a revêtu, pour Luther, une très grande importance: le petit traité De spiritu et littera (L’Esprit et la lettre). Luther se voit confronté au vocable « iustitia Dei », la justice de Dieu. A ce sujet, surtout le texte Romains 1:17 soulève pour lui de grandes difficultés. Luther ne comprend absolument pas ce dont il s’agit. Littéralement, l’apôtre Paul a écrit: « La justice de Dieu y est révélée [sc. dans l’Evangile], comme il est écrit [sc. Habacuc 2:4]: Le juste vivra par la foi. » Mais que signifie « iustitia Dei »? Selon la scolastique dite « aristotélicienne », Luther a toujours compris que cela signifiait: la justice en tant que caractérisque propre à Dieu. Mais comment cela peut-il être, pour nous, Evangile? Si Dieu est juste et si, tel un juge sévère, il ne laisse rien passer, où se trouve la proclamation du salut? Soudain, Luther fait une découverte, et cette découverte est à la base de la Réforme. Luther vit que ce génitif avait des parallèles avec d’autres expressions bibliques. Des expressions, des vocables tels que « l’œuvre de Dieu », « la puissance de Dieu », « la sagesse de Dieu ». « L’œuvre de Dieu » (opus Dei) signifie: l’œuvre que Dieu fait en nous; la puissance de Dieu (virtus Dei) se réfère à la puissance dont il nous fortifie; la sagesse de Dieu (sapientia Dei) est la sagesse avec laquelle il nous rend sages. En bref, les mots « iustitia Dei » n’exprime pas une caractéristique de Dieu lui-même; le génitif n’est pas un génitif du sujet (genitivus subiectivus). Il ne s’agit ni de la justice dont Dieu use et qu’il exerce, ni d’une justice distribuant des récompenses et des pénitences. Le génitif a une nature tout à fait différente en tant que genitivus obiectivus ou genitivus causae: il s’agit de la justice que Dieu nous donne, la justice par laquelle l’Eternel revêt l’homme lorsqu’il justifie le pécheur. La justice de Dieu, c’est la grâce en Christ.

Il est difficile de préciser à quel moment la signification de l’expression « la justice de Dieu » est devenue complètement claire pour Luther37 [37]. Cela s’est fait peu à peu. Le Père de l’Eglise, Augustin, a été pour Luther un soutien et un « conducteur ». Rétrospectivement, le Réformateur le dit encore un an avant sa mort quand il reconsidère (comme Augustin!) sa vie et ses écrits. Luther indique qu’il a fait sa découverte principale en lisant et en étudiant l’Ecriture:

C’est ainsi que ce passage de saint Paul fut pour moi la porte du Paradis. Et ensuite j’ai lu le livre d’Augustin Sur l’Esprit et la lettre. Dans ce livre, j’ai découvert, à ma grande surprise, qu’il expliquait lui aussi la « iustitia Dei » de la même façon, c’est-à-dire comme la justice dont Dieu nous revêt lorsqu’il nous justifie38 [38].

Il y a certainement d’autres terrains où le Père de l’Eglise a exercé son influence sur Luther39 [39]. Mais le plus important et ce qui a eu une incidence primordiale pour la percée de la Réforme vient d’être exposé. On peut, en conséquence, comparer l’aube de la Réforme à un réveil augustinien. Au jeune moine Luther, Augustin a fait comprendre un concept central de l’Ecriture40 [40]. Luther ne l’a jamais oublié.


* Texte d’une conférence faite dans le cadre de la Pastorale de Dijon, du 14 au 17 avril 1998, complété par quelques notes. L’actualité d’Augustin, spécialement pour les chrétiens réformés (« Augustin aujourd’hui »), thème d’une autre conférence, paraîtra dans un prochain numéro de La Revue réformée. Texte revu par Hans Diepeveen, étudiant en théologie et en philosophie à l’Université d’Utrecht. J. van Oort est professeur à l’Université d’Utrecht et spécialiste d’Augustin.

1 [41] Voir les différentes études (avec des bibliographies détaillées) dans The Reception of the Church Fathers in the West (Leiden-New York-Köln: Irena Backus éd., 1997), en particulier les études de Manfred Schulze, « Martin Luther and the Church Fathers » (573-626), Irena Backus, « Ulrich Zwingli, Martin Bucer and the Church Fathers » (627-660) et Johannes van Oort, « John Calvin and the Church Fathers » (661-700).

2 [42] Cf. J.N. Bakhuizen van den Brink, De Nederlandse belijdenisgeschriften in authentieke teksten met inleiding en tekstvergelijkingen, tweede druk (Amsterdam, 1976), 80.

3 [43] Cf. H.-I. Marrou, Crise de notre temps et réflexion chrétienne (Paris, 1978).

4 [44] Cf. E. Troeltsch, Augustin, die christliche Antike und das Mittelalter (München-Berlin, 1915), et R. Reitzenstein, « Augustin als antiker und mittelalterlicher Mensch », Vorträge der Bibliothek Warburg, II,1 (Leipzig-Berlin 1924), 28-65.

5 [45] Ici et dans ce qui suit notre traduction se rapproche le plus possible de celle de la Bibliothèque Augustinienne. Les volumes de cette fameuse série (texte en latin avec une traduction française, introduction et des notes complémentaires) paraissent sous la direction de l’Institut d’études augustiniennes à Paris (Diffusion: Editions Brepols, Steenweg op Tielen 68, B-2300 Turnhout, Belgique).

6 [46] Cf. Chr. Mohrmann, « The Confessions as a Literary Work of Art » (1954), dans: eadem, Etudes sur le latin des chrétiens, I (Rome, 1958), 371-381, et surtout P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, 2 e éd. (Paris, 1958).

7 [47] Récemment réimprimé comme frontispice dans C. Mayer (éd.), Augustinus-Lexikon, Fasc. 1/2 (Bâle-Stuttgart, 1986), et sur la couverture de S. Lancel, Saint Augustin (Paris, 1999). Cf. G. Wilpert, « Il più antico ritratto di S. Agostino », Miscellanea Agostiniana, II (Rome, 1931), 1-3.

8 [48] W.H.C. Frend, « A Note on the Berber Background in the Life of Augustine », JTS 43 (1942), 188-191 (aussi dans: Frend, Religion Popular and Unpopular in the Early Christian Centuries, London 1976, ch. xiv).

9 [49] Plus tard, le fils de Monnica appellera son fils Adeodatus: « donné par Dieu », Dieudonné. Un nom théofore aussi et très probablement une indication sur le fait que – pendant la période manichéenne d’Augustin – sa concubine était restée une chrétienne catholique.

10 [50] Cf. P.M.A. van Kempen-van Dijk, Monnica. Augustinus’ visie op zijn moeder (Amsterdam, 1978), 82ss.

11 [51] Goethe, Faust I, Vor dem Tore, vs. 1112. Cf. « Je trouve deux hommes en moi » (Racine, Cantiques spirituels 3, Plainte d’un Chrétien).

12 [52] Cf. H.-Ch. Puech, Le manichéisme. Son fondateur, sa doctrine (Paris, 1949); F. Decret, Mani et la tradition manichéenne (Paris, 1974); M. Tardieu, Le manichéisme (Paris, 1981).

13 [53] Ou Intelligence, Intuition.

14 [54] Au dire du poète néerlandais Willem Kloos.

15 [55] Voir J. van Oort, Mani, Manichaeism and Augustine. The Rediscovery of Manichaeism & Its Influence on Western Christianity (Tbilisi: Academy of Sciences of Georgia; The K. Kekelidze Institute of Manuscripts, 1996, 3e éd., 1998).

16 [56] De util. cred. 36 (CSEL 25, 47): « Ita quod apud eos [sc. Manichaeos] verum didiceram, teneo… »

17 [57] De Genesi contra Manichaeos (388-390), De Genesi ad litteram (393, plus tard indiqué comme De Genesi ad litteram liber imperfectus), De Genesi ad litteram libri XII (404-414); cf. aussi les livres XI-XIII des Confessions.

18 [58] Cf. Ep. 195 (parmi les épîtres d’Augustin): « Macte virtute in orbe celebraris. Catholici te conditorem antiquae rursum fidei venerantur atque suscipiunt… »

19 [59] G. Bardy, « Post Apostolos Ecclesiarum Magister », RMAL 6 (1950) 313-316; P. Courcelle, « A propos du titre Augustinus Magister », Augustinus Magister III (Paris, 1955), 9-11. G. Folliet donne trois suppléments dans « Pour le dossier Augustinus Magister », REA 3 (1957), 67-68.

20 [60] « Da quod iubes et iube quod vis »: Conf. X,29,40; 21,45;37,60; cf. De dono pers. 53.

21 [61] Cf. De gr. et lib. arb. 14,31: « Quare iubet si ipse daturus est »: « Pourquoi commande-t-il, si c’est lui qui doit donner? »

22 [62] Pour une première approche, voir P. Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe (Paris, 1997), 375-391 (avec litt.).

23 [63] Voir M. Lamberigts, « Julián de Eclano sobre la gracia. Algunas reflexiones », Augustinus 40 (1995), 169-177 (avec litt.).

24 [64] WA Tr IV, 56,3 s. (Nr. 3984, Anton Lauterbach, 1538).

25 [65] H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Age (Paris, 1934 (réimpr. 1958).

26 [66] F. Van Fleteren, J.C. Schnaubelt, J. Reino (éd.), Collectanea Augustininana. Augustine: Mystic and Mystagogue, New York 1994.

27 [67] M. Grabmann, Die Geschichte der scholastischen Methode, II (Freiburg i.B., 1911; réimpr. Graz 1957), 385-387; voir les indices dans: Magistri Petri Lombardi (…) Sententiae in IV Libris Distinctae (…), I/I, Grottaferrata (Rome, 1971), 155-156; idem I/II (Grottaferrata, 1971), 591-594; idem II (Grottaferrata, 1981), 572-575.

28 [68] Quant à Calvin, presque toutes les références ont été rassemblées par L. Smits, Saint Augustin dans l’œuvre de Jean Calvin, II (Assen, 1958).

29 [69] WA 18,640,9 (contre Erasme).

30 [70] WATr 4,313,23-25 (Nr. 4441): « Er ist ein feiner Mann gewesen; si hoc saeculo viveret, nobiscum sentiret. »

31 [71] WATr 4,611,6-8 (Nr. 5009): « Hic [sc. Augustinus] est summus theologus, qui post apostolos scripse­runt. Sed nos monachi non legimus eum, sed Scotum. »

32 [72] WA 9,29-94.

33 [73] WA 9,29,4-6.

34 [74] WA 9,23,6-8: « Melius hic Augustinus et verius de felicitate disputat quam fabulator Aristoteles cum suis frivolis defensoribus. »

35 [75] Psalterium quincuplex, Gallicanum, Romanum, Hebraicum, Vetus, Conciliatum (Paris, 1509; fac-similé de la deuxième éd. de Paris, 1513; Genève, 1979).

36 [76] Pour cette méthode ancienne, voir e.g. M. Fiedrowicz, Psalmus vox totius Christus. Studien zu Augustins ‹Enarrationes in Psalmos› (Fribourg-Bâle-Wien, 1997).

37 [77] Cf. les diverses opinions rassemblées dans E. Lohse (éd.), Der Durchbruch der reformatorischen Erkenntnis bei Luther (Darmstadt: E. Lohse éd., 1968), Der Durchbruch der reformatorischen Erkenntnis bei Luther. Neuere Untersuchungen (Stuttgart, 1988).

38 [78] WA 54,187.

39 [79] Voir sur l’usage que Luther fait d’Augustin dans son explication des phrases de Paul sur la prédestination D.C. Steinmetz, Luther in Context (Bloomington,1986), 12-20. Cf. H. Dörries, « Augustin als Weggenosse Luthers », dans Dörries, Wort und Stunde, 3 (Göttingen, 1970), 84-108, en particulier 103: « Im Umgang mit Augustin kam Luther zu einem sichereren Ausformen seiner Lehre »; B. Lohse, « Die Bedeutung Augustins für den jungen Luther », Kerygma und Dogma 11 (1965), 133: « Tatsächlich gibt es kaum ein Lehrstück oder ein bestimmtes theologisches Problem, bei dem der junge Luther nicht von Augustin beeinflusst worden ist. »

40 [80] Augustin, De spiritu et littera IX,15 (MPL 44, 209 ou dans l’édition de A. Zumkeller, Schriften gegen die Pelagianer, I, Würzburg 1971, 324): « iustitia Dei, non qua Deus iustus est, sed qua induit hominem, cum iustificat impium. » Cf. e.g. De spir. et .litt. XI,18.