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L’Europe et la pensée chrétienne

L’Europe et la pensée chrétienne

Lettre ouverte du pasteur Schümmer *
A Sa Majesté Albert II, roi des Belges,
M. le cardinal Godfried Danneels,
archevêque de Malines-Bruxelles,
M. le pasteur Daniel Vanescote,
président du Synode de l’EPUB

Sire et chers Collègues, chers Frères en Christ,

Jusqu’à ce jour, j’ai estimé que mon devoir m’imposait de rester strictement dans les limites de ma charge pastorale et de me taire sur les questions sortant de son champ. Deux raisons m’amènent à rompre ce silence et à m’exprimer sur des problèmes touchant l’économie et la politique.

Il y a d’abord la triste situation générale de l’Europe qui impose aux chrétiens, à l’aube du XXIe siècle, de prononcer une forte parole de vie. Il y a aussi la lecture, ces derniers temps, d’une prédication que Calvin prononça à Genève, le mercredi 3 juillet 1555, sur Deutéronome 5:19, dont voici la conclusion:

Dieu nous commande justice et jugement. Justice, pour rendre à chacun son droit: et aussi jugement, afin de ne point être consentant au mal, et de ne point souffrir qu’on foule les pauvres qui n’ont nul moyen de se soutenir, car quand je verrai à mes yeux quelqu’un qui aura été opprimé, et que je ne tâche point de lui aider, me voilà consentant au larron… Qu’un chacun donc ne pense point qu’il lui soit licite seulement de garder ce qu’il a: mais que nous avisions de mettre peine à conserver, et procurer le bien de nos prochains, comme le nôtre propre, et ainsi que la règle de charité nous exhorte. Voilà comme nous ne serons point larrons devant Dieu, ni devant les hommes, et comme les biens qu’il nous a mis entre les mains seront bénis de Lui… 1 [1]

Cette exhortation m’a interpellé et contraint à parler.

A) L’Europe actuelle

Aujourd’hui, quand la grave crise de l’Europe de l’Ouest et de l’Est est examinée à la radio, à la télévision, dans les journaux… le regard, la lumière, l’examen portent toujours et uniquement sur l’aval. On parle avec tristesse des dizaines de millions de chômeurs, dont dix-huit millions rien que dans l’Union européenne, et parmi eux un grand nombre de jeunes. On montre la lamentable situation des « sans-domicile », des drogués et de leurs familles. Chaque jour arrivent aussi les tristes nouvelles des attaques de transports de fonds, des fermetures d’usines, du nombre toujours croissant d’analphabètes et des méfaits atroces des déviances sexuelles. On parle aussi des organisations caritatives tentant d’apporter toit, vêtements, nourriture et médicaments aux plus démunis.

Si les informations donnent une grande place aux misères de l’aval – avec le trémolo qui s’impose! – on ne mentionne quasi jamais la cause de ces drames, essentiellement située en amont: les détenteurs des capitaux et actions. Qui, aujourd’hui, ose citer les banques et les multinationales comme cause essentielle et immédiate du marasme actuel? Tout au plus, de loin en loin, mentionne-t-on la maffia, qui, par le blanchiment de l’argent sale et l’achat d’actions, devient un acteur « respectable » et important du jeu terrible du rendement.

Le but réel, effectif, mais non dit de notre société réside dans le jeu satanique, sauvage et primitif du rendement du métal précieux. Aujourd’hui plus que jamais, le veau d’or est debout.

Le silence des responsables spirituels d’Occident m’étonne. Comme si les Eglises catholique, orthodoxes et protestantes ignoraient tout de l’enseignement de notre Seigneur Jésus-Christ sur l’argent et son utilisation. Les Eglises parlent souvent, longuement et avec force – souvent avec raison – de la personne et de sa vie sexuelle, de la famille, des ministères, de la cité, de la charité…, mais quasi jamais de Mammon et de son royaume (Mt 6:19-24).

L’on peut comprendre le silence de la grande majorité des médias, propriétés des puissances d’argent, qui forment l’opinion à la convenance de leurs maîtres. L’on sait aussi que ces puissances tentent de corrompre les différents pouvoirs publics et, hélas, parviennent quelquefois à leurs fins. Mais les Eglises qui confessent n’avoir qu’un seul Seigneur, Jésus-Christ!

Je sais que certains justifient ce silence par de nobles raisons. Le Christ n’a-t-il pas dit: « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mt 22:21) Comme si le Seigneur se satisfaisait d’une âme désincarnée, laissant le corps, ce qu’il commande et le concerne à Satan et à ses sbires.

L’Eglise doit proclamer clairement et avec force que le monde n’a pas été créé pour accroître à l’infini et le plus rapidement possible le capital de quelques créatures au détriment de toutes les autres, mais pour la gloire de Dieu et le bonheur de tous les hommes (Sommaire de la Loi, Mt 22:37-40). L’Eglise doit lucidement et sans crainte tirer toutes les conséquences de cette affirmation biblique.

Pour atteindre cette double fin, le rendement de l’argent, ramené au niveau d’un moyen, doit diminuer. Il faut l’accepter joyeusement.

Le mécontentement généralisé, la morosité, l’appauvrissement d’un nombre toujours croissant d’Européens et surtout le désœuvrement de beaucoup de jeunes qui, au terme d’une formation ou diplômés de l’université, souhaitent travailler et ne le peuvent…, tout cela crée une situation qui ne peut qu’enfanter de grands et graves bouleversements.

B) La stratégie du capital

Depuis plusieurs décennies, les possédants ont imaginé les zones résidentielles et le maquillage des responsabilités par l’anonymat des capitaux pour ne pas rencontrer les victimes des spéculations (chômeurs, sans-logis, quartiers ou régions industriellement sinistrés) et ne pas souffrir de mauvaise conscience et de remords, faiblesses contraires au rendement du métal précieux.

Après la Seconde Guerre mondiale surtout, les possédants ont utilisé trois moyens pour augmenter le rendement des capitaux en diminuant le coût du travail.

Le message économique et social de Calvin

Depuis quarante ans, j’étudie l’œuvre de Calvin. Ce qui me frappe, c’est sa modernité. Ses réflexions concernent les problèmes cruciaux qui devraient occuper tout chercheur chrétien lucide de cette fin de siècle. Pour caractériser cette synthèse, je ne puis mieux faire que répéter ce que disait, au début de ce siècle, Ernst Troeltsch (1865-1923), le célèbre théologien et philosophe luthérien de l’école de Heidelberg:

Pour la première fois, dans l’histoire de l’éthique chrétienne, apparaît une organisation consciente et aussi complète que possible, une organisation chrétienne, ecclésiastique et sociale 2 [2] .

Il est très triste pour notre société que les Etats-Unis, dont les Pères fondateurs étaient des fils spirituels de Calvin, aient, avec le temps, oublié et occulté presque complètement la dimension économique et sociale de la synthèse du Réformateur.

Permettez-moi, Sire et chers collègues, de vous exposer sommairement cette dimension avant de tirer quelques conclusions pour notre temps.

A) L’économie dans le drame cosmique

Pour Calvin, l’économie est en relation étroite et permanente avec le drame cosmique de la rédemption. L’économie intéresse donc l’Eglise et la théologie. Travail, richesse, pauvreté, argent, prêt… sont des instruments de ce drame, au service de la grâce ou du mal. Le Réformateur picard a conféré à l’économie une valeur religieuse.

B) Le travail

L’importance du travail dans cette synthèse jaillit de l’occupation de Dieu. Calvin cite souvent cette parole du Christ en Jean 5:7: « Mon Père travaille jusqu’à présent et je travaille moi aussi. » Le travail humain tire sa noblesse du travail divin. Par son travail, l’homme pénètre dans l’activité créatrice et rédemptrice du Seigneur.

C’est la raison pour laquelle le point de départ du travail est la sanctification du dimanche. Le Catéchisme de Genève de 1545, à la question: « Qu’entends-tu par un repos spirituel? » répond: « C’est le fait de nous abstenir de nos propres œuvres, pour laisser Dieu accomplir les siennes en nous. » 3 [3] Le travail de Dieu en nous, le dimanche, nous dote des forces nécessaires à la réalisation de notre vocation pendant la semaine.

C) La vocation

Calvin nomme tout travail humain vocation. Jusque-là, ce vocable était réservé à l’appel des prophètes, des apôtres et des ministres de l’Eglise. Cette vocation, qui vise la gloire de Dieu et le bien commun, concerne toute l’existence de chacun. De cette vocation qui unit la personne se dégage une paix…

Chacun se portera plus patiemment en son état et surmontera les peines, sollicitudes, chagrins et angoisses qui y sont, quand tous seront bien résolus que nul ne porte autre fardeau, sinon celui que Dieu lui a mis sur les épaules 4 [4] .

La magistrale première édition française de 1541 – un des berceaux de notre langue – se termine par cette phrase qui exalte tout travail:

De là nous reviendra une singulière consolation: qu’il n’y aura œuvre si vile ni sordide, laquelle ne reluise devant Dieu, et ne soit fort précieuse, moyennant qu’en icelle nous servions à notre vocation 5 [5] .

Vision de la profession qui entraîne la conséquence que Calvin relève dans son Commentaire de Matthieu 25:15:

…il n’y a ni puissance, ni industrie ou dextérité qu’on ne doive reconnaître venir de Dieu… selon que Dieu a disposé un chacun, et l’a doué de dons naturels, il lui enjoint aussi ceci ou cela 6 [6] .

D) Le chômage

Le travail étant un appel de Dieu et le salaire le signe de sa Providence, le chômage est tenu pour un fléau non tolérable. Priver quelqu’un de l’exercice de sa vocation est un meurtre. Dans un sermon sur Deutéronome 24:1-6, il décrit en ces termes les effets du chômage sur les salariés: « C’est autant comme si on leur coupait la gorge. » 7 [7]

Revenant sur le sujet, il commente:

Si l’on va dépouiller le champ d’un homme, qu’on fauche son pré, et qu’on ravisse tout, voilà le monde qui criera au meurtre; mais c’est plus d’avoir fraudé un pauvre homme du labeur de ses mains… 8 [8]

E) L’interdépendance de toutes les créatures

Pour Calvin, chaque créature de l’univers est une réalité ouverte sur le cosmos, dépendante de toutes les autres. Ce système harmonieux de complémentarité et d’interdépendance a reçu de son auteur deux fins: la glorification de Dieu et le service de l’homme, chef-d’œuvre de la création. Si la révolte d’Adam et Eve, que chaque génération répète, a détruit cette harmonie en engendrant guerre, injustice et pollution, elle n’a pas supprimé la communauté des hommes. Commentant Galates 5:14, le Réformateur remarque:

…Sous ce mot de prochain sont compris tous les hommes du monde. Car la nature qui nous est commune nous conjoint ensemble… singulièrement l’image de Dieu nous doit être un lien de conjonction saint et inviolable. C’est pourquoi il n’y a nulle différence ici entre l’ami et l’ennemi. Car la méchanceté des hommes ne peut effacer le droit de nature 9 [9] .

Vision qui explique le moteur essentiel de la morale calvinienne: nous devons considérer l’image de Dieu en tous. Si nous disons que l’autre est indigne que nous fassions un pas pour lui: l’image de Dieu, que nous avons à contempler en lui, est bien digne que nous nous exposions pour elle avec tout ce qui est nôtre 10 [10] .

F) L’Etat et les magistrats

Pour Calvin, l’homme est certes mauvais par sa nature dégénérée, mais il peut être régénéré par la grâce. Le chrétien ne peut abandonner le monde aux forces du mal, il doit, faisant partie de l’humanité restaurée, sanctifier la vie sociale.

Le Réformateur reconnaît

un double régime en l’homme: l’un spirituel, par lequel la conscience est instruite et enseignée des choses de Dieu…; l’autre, politique ou civil, par lequel l’homme est appris des offices d’humanité et civilité qu’il faut garder entre les hommes 11 [11] .

Calvin prône une double autonomie tendue vers la Parousie, agissant déjà mystérieusement dans notre présent. L’Etat a comme vocation de travailler à faire vivre les hommes ensemble, permettant à l’Eglise de subsister dans l’attente du retour du Christ. La vision positive que Calvin a du régime temporel se perçoit bien quand il parle des magistrats (au XVIe siècle, tous ceux qui ont autorité dans la cité et pas seulement les juges).

Cette vision l’animait dès le début de son ministère. On lit à l’article 21 de la Confession de foi de 1537:

Nous avons la supreéminence et domination tant des rois et princes que autres magistrats… pour une chose sainte et bonne ordonnance de Dieu… il nous les faut réputer comme vicaires et lieutenants de Dieu… 12 [12]

Les mêmes mots que pour décrire les ministres de la Parole de Dieu.

Considération qui s’accompagne d’une responsabilité double. Prêchant sur Deutéronome 1:9-15, Calvin déclarait:

…Ceux qui auront perverti l’ordre et la police, quand ils étaient appelés à faire leur devoir, ceux-là seront coupables au double. Et ainsi les rois et les princes auront un compte bien difficile à rendre, et aussi tous ceux qui sont en état de justice: car s’ils y faillent… ils… n’ont point seulement offensé les créatures, mais la majesté de Dieu y est violée, son siège est souillé 13 [13] .

G) Les magistrats et l’économie

Les magistrats ont un rôle important à jouer dans l’économie. Pour Calvin, Dieu pourvoit à la nourriture de tous les vivants et particulièrement des hommes:

…Nous devons tenir pour certain que Dieu a borné l’étendue de la terre qui suffit pour loger et recevoir les hommes. Quant à l’inégalité qui est contraire à cette disposition, ce n’est autre chose qu’une corruption qui provient du péché 14 [14] .

Si Dieu permet demain que naissent dix milliards d’hommes, il donne assez de biens pour les faire vivre comme ses enfants. Hélas, depuis que le péché a enlevé la confiance en Dieu, qui donne à chacun, chaque jour, ce qui lui est nécessaire, la volonté d’accaparer s’est enracinée dans le cœur des hommes.

Les racines de ce mal sont si profondes et nouées qu’en attendant que le Christ les arrache, Calvin estime que l’autorité du magistrat doit remplacer le libre consentement et garantir à chacun les fruits de la propriété et du travail, qui doivent être utilisés pour le bien de tous. Aux magistrats, ministres de Dieu, de prendre des mesures contre l’oppression sociale de l’argent et l’exploitation des ouvriers.

La Compagnie des pasteurs se préoccupait, à Genève, de la prospérité économique du pays, de la vie des pauvres, des chômeurs et de la répartition des richesses. Fin 1544, pour utiliser la capacité des réfugiés, elle recommanda de développer l’industrie du tissage. Le Conseil accepta cette proposition le 29 décembre 1544 et de nombreux chômeurs purent travailler. Pendant l’hiver de disette 1543-1544, à la demande des pasteurs, une collecte générale est organisée. Cette récolte étant insuffisante, à la requête des pasteurs, le Conseil vota des fonds pour entretenir les pauvres. Calvin, qui faisait remarquer que la charité chrétienne ne peut tolérer que certains dissipent leurs biens alors que d’autres manquent du nécessaire, obtint du Conseil les lois somptuaires, imposant lourdement les dépenses superflues. A ce sujet, des ignorants ont parlé, à tort et hors du contexte, du « rigorisme calviniste », alors qu’il s’agissait d’une simple application des paroles du Christ:

Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi faites-le pour eux; c’est là la Loi et les Prophètes (Mt 7:12).

Mais l’on sait que la bêtise et la cupidité n’ont pas de limites!

H) Les deux lois de l’équité

La place de chacun dans l’économie est régie par les deux lois d’équité, clairement exprimées dans le Commentaire de 2 Thessaloniciens 3:12:

La première loi de l’équité et de droiture est, que nul n’usurpe le bien d’autrui: mais que seulement il use de ce qu’il peut appeler sien justement et à bon droit. La seconde, que nul, comme un gouffre, n’engloutisse tout seul ce qu’il a: mais qu’il en élargisse à ses prochains et qu’il soulage leur indigence par son abondance.

Cette vision de la charité doit guider le choix des jeunes: « …que nous choisissions des labeurs qui apportent profit à nos prochains. » 15 [15]

I) Le droit de propriété

Calvin estime le droit de propriété sacré, mais relatif. Un bien sacré, car c’est un don que Dieu fait à une de ses créatures; mais relatif, car l’homme ne peut en disposer comme il veut. Le propriétaire n’est pas, comme dans les droits romain et moderne, le maître de son bien, mais le gestionnaire, l’administrateur, qui aura des comptes à rendre. Calvin prêchait:

…ceux qui ont abondance, bien qu’ils en puissent user comme de leur propre, néanmoins ne doivent pas gourmander le tout; mais en doivent faire part à ceux qui en ont faute, et subvenir à leur indigence chacun selon sa faculté et mesure… 16 [16]

J) Le ministère du riche

Calvin estimait que le riche est appelé à servir, à être utile:

Tu possèdes ce que tu as de la main de Dieu. A quelle condition est-ce?… Ce n’est point pour tes beaux yeux. Voilà Dieu qui t’a donné plus qu’à beaucoup d’autres…Ce que tu as n’est pas tien, sinon d’autant qu’il t’est donné de ton Dieu. Il faut… regarder quelle paction (pacte) il a faite avec toi. Ce n’est pas que tu sois un gouffre pour tout dévorer et engloutir, mais afin que tes frères soient soulagés par toi. Et il te fait cet honneur que tu sois comme dispensateur de ses biens… Tous les riches donc, quand ils ont de quoi bien faire, il est certain qu’ils sont là comme officiers de Dieu, et qu’ils exercent ce qui lui est propre: c’est à savoir d’aider à vivre à leurs prochains 17 [17] .

Il avertit souvent « que ceux qui sont riches avisent qu’ils ont tant plus grande charge, et qu’il faudra qu’ils rendent compte des biens que Dieu leur a mis en main » 18 [18] .

Dieu accorde au riche, en plus de sa part, une part des biens qu’il destine à d’autres: « Voilà… à quelle condition Dieu met le bien en la main des riches: subvenir à leurs prochains… indigents. » 19 [19]

Commentant 2 Corinthiens 9:7, Calvin donne aux riches selon Dieu un titre remarquable: « …les riches ont reçu plus grande abondance, à cette condition qu’ils soient ministres des pauvres en dispensant les biens qui leur ont été mis entre les mains par la bonté de Dieu… » Le juste critère de l’utilisation des richesses est simple: les besoins du prochain, en n’oubliant pas que les incrédules entrent aussi dans cette catégorie « vu que la charité se doit étendre à tout le genre humain » 20 [20] .

Dans cette conception du riche, le vol n’est pas seulement ce que l’on prend à l’autre, mais aussi tout ce dont on prive l’autre, en lui refusant ce qu’on devrait lui procurer de la part de Dieu. Ce vol sera sanctionné: « …ne doutons pas que les richesses amassées avec dommage de nos frères ne soient maudites… » 21 [21] Tandis que, « …en distribuant de nos biens, nous ne sommes autre chose que dispensateurs de sa grâce » 22 [22] .

Calvin use de mots très durs pour décrire les mauvais riches: des voleurs, des meurtriers. La justification de l’usage de ces mots, qu’il donne dans un sermon sur Matthieu 3:9-10, s’ouvre par une tentative de réponse à la question que pose cette synthèse: pourquoi Dieu donne-t-il aux riches, si rarement bons, la part du pauvre?

…Que nous regardions à ce que Dieu nous a mis en main: que les riches pensent… j’ai de quoi: et à quelle condition? Je ne tiens rien sinon de la main de Dieu, et là où je verrai faute et indigence, il faut que je secoure selon ma faculté ceux qui en ont besoin: et encore que Dieu ne m’impose point de loi, pour dire qu’il faudra bailler la moitié de mon bien, ou la tierce partie, si est-ce qu’il me commande de faire mon devoir… que nous usions de cette règle… que nul ne se tienne comme séparé, mais que nous connaissions que Dieu a mêlé et les riches et les pauvres les uns parmi les autres, afin que nous ayons occasion de bien faire. Car il pourrait donner telle abondance à un chacun, que nul n’aurait à faire du secours de l’autre: mais il veut éprouver la dilection et fraternité que nous avons ensemble, quand nous communiquons ainsi les uns avec les autres, comme il nous le commande, c’est à savoir que les riches ne soient point comme des bêtes sauvages, pour manger et gourmander les pauvres et pour leur sucer le sang et la substance: mais que plutôt ils leur subviennent et qu’ils regardent à l’équité toujours… qu’ils connaissent qu’ils doivent toute subvention, voire selon leur faculté, à ceux qui ont faute et disette. Car autrement ils sont comme meurtriers, quand ils voient leurs prochains défaillir, et cependant n’ont point la main ouverte pour leur subvenir. Il est certain, dis-je, qu’en cela ils sont comme meurtriers 23 [23] .

Il ne s’agit pas de bonté, de charité, mais de strict et absolu devoir. En attendant que, sur terre, des lois justes commandent les relations entre tous, les mauvais riches ne peuvent ignorer que

…le cri des pauvres parvient jusqu’aux oreilles de Dieu… Que nous sachions que les torts qui leur ont été faits ne demeurent pas impunis. Ceux qui ont puissance de nuire, qu’ils s’en abstiennent, afin qu’ils ne provoquent Dieu contre eux, qui est le défenseur, le protecteur des pauvres 24 [24] .

Nombre de riches se manifestent nuisibles, non à cause de la richesse, qui est don de Dieu, mais à cause de son pouvoir de séduction qui rend l’homme idolâtre:

N’appétons point d’être riches. Car sitôt que cette cupidité de gagner sera en nous, il est certain que nous serons larrons. Voulons-nous fuir les larcins? Il faut que l’avarice soit mise bas, c’est-à-dire, l’appétit de nous enrichir 25 [25] .

K) Le ministère du pauvre

Calvin parle de la situation du pauvre comme d’une épreuve, d’un mystère et jamais comme d’une vertu ni d’un état de perfection à imiter. Le pauvre est victime du péché de la société qui ne redistribue pas équitablement les richesses.

Calvin n’a cessé d’intervenir auprès du Conseil de Genève pour limiter les effets du vol des riches. La part du pauvre est un dû. Le riche qui ne vole pas, mais donne au pauvre ce qui lui appartient ne doit attendre ni mérites, ni reconnaissance. Si la pauvreté n’est pas sainteté, le pauvre a, lui aussi, sa place dans le plan de Dieu: il est procureur et receveur de Dieu. De très nobles vocables sous la plume d’un théologien qui fut d’abord docteur en droit. Les pauvres sont des ambassadeurs de Dieu auprès des riches pour sonder leur foi et charité. En 1556, en chaire, Calvin mettait dans la bouche de Dieu ces mots: « Que vous ne me fraudiez point de ce qui m’appartient: je constitue les pauvres mes procureurs pour l’aller recueillir. » 26 [26]

Dans une autre prédication, il précisait:

…Il nous envoie les pauvres comme ses receveurs… ce n’est point une aumône que nous… faisons; mais c’est l’hommage du bien qu’il nous a donné, et duquel nous lui sommes tenus… c’est autant comme si la miséricorde dont nous usons envers nos frères s’adressait à lui 27 [27] .

L’ordre de Dieu impose le dialogue des ministres des pauvres et des receveurs-procureurs de Dieu. Calvin le décrit ainsi: « Dieu veut qu’il y ait une telle analogie et équalité entre nous, qu’un chacun subvienne aux indigents selon que sa puissance s’étend, afin que les uns n’en aient à superfluité et les autres soient souffreteux. » 28 [28]

C’est le rôle de l’Eglise d’amener les fidèles et l’Etat à tendre vers cet objectif. Et quand l’Eglise, pervertie par les puissances du moment, n’accomplit pas sa mission, Dieu suscite des hommes généreux pour tendre bien haut le flambeau de sa justice. Aux XIXe et XXe siècles, ces défenseurs des faibles, exploités et démunis, furent souvent incroyants à cause de l’Eglise, sous ses formes catholique, orthodoxe et protestante, qui offrait plus le visage de Mammon que celui du Christ. L’opium du peuple ne peut endormir la Providence de Dieu. Si les ambassadeurs du Seigneur n’accomplissent pas leur mission, Dieu les laisse et en suscite d’autres. Rien n’arrête la réalisation de son dessein.

Conclusions

Calvin a beaucoup insisté sur une vérité biblique oubliée: Dieu est le seul propriétaire et les hommes ne sont que des gestionnaires qui auront des comptes à rendre. Malheur aux riches qui bouleversent l’harmonie de la société voulue par Dieu, en ne réalisant pas leur mission de ministres des pauvres!

Quant aux pauvres – individus, familles, groupes, nations –, ils n’ont pas à courber la tête, ni à tendre la main. Ils sont receveurs et procureurs de Dieu, en droit d’attendre un travail et la part des dons de Dieu qui leur revient.

Pour Calvin, le nœud du drame social gît dans le manque de foi en la Providence. De là surgissent accaparement, volonté d’engranger, spéculation, refus de partage.

Pour l’Ecriture, tout mal sur terre procède d’une faille spirituelle. Guerre, injustice et pollution sont des conséquences funestes de la séparation de l’homme d’avec Dieu, son Créateur et Sauveur. C’est dire l’importance de l’annonce de la Parole et la responsabilité de l’Eglise et des pasteurs. Redécouvrir la Providence, c’est permettre à notre société malade de se lancer en avant, dans cet « avant » où l’on entend Dieu dire: « Les cheveux de votre tête sont tous comptés. » (Mt 10:30)

Chaque homme a reçu une vocation. Il peut en la réalisant – qu’il soit procureur de Dieu ou ministre des pauvres –, dans l’attente de la Parousie, qui viendra aussi sûrement que le matin, participer à l’édification d’un monde selon le cœur de Dieu.

Sire, chers collègues, pour ouvrir le XXIe siècle,

i) Les Eglises devraient clairement enseigner:

que Dieu est seul propriétaire de tous et de tout;

que chaque chrétien est gestionnaire d’un bien que le Seigneur lui confie en dépôt et dont il devra rendre compte;

que celui qui se trouve à la tête d’un capital n’a de choix qu’entre le ministère des pauvres, la dispensation des grâces de Dieu et la malédiction certaine du voleur et du meurtrier.

Il faut oser appeler un chat un chat et dire avec le Christ: « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » (Mc 10:25)

ii) Les conférences épiscopales catholiques d’Europe, la KEK, l’Alliance réformée mondiale, le Conseil œcuménique des Eglises… devraient nommer des groupes de fidèles et ministres chargés de préparer, d’ici à la fin de 1999, une étude sur la notion du vol

– non seulement ce que l’on prend à l’autre,

– mais aussi et surtout ce dont on prive l’autre, en lui refusant ce qu’on devrait obligatoirement lui procurer de la part de Dieu.

iii) Les Eglises devraient clairement et publiquement proclamer que les maffiosi (drogue, meurtre, chantage, prostitution d’adultes et d’enfants, vol et maquillage de voitures, trafics de toutes sortes…) et les banquiers et industriels coupables de blanchiment d’argent et de ventes de parts… s’ils sont chrétiens d’origine, sont, à cause de leur vie, excommuniés. S’ils s’approchent de la table sainte, ils boivent leur propre jugement (1 Co 11:29). Les Eglises se souviendront de l’enseignement de notre Seigneur Jésus-Christ et de l’Apôtre:

S’il refuse d’écouter l’Eglise, qu’il soit pour toi comme le païen et le péager. (Mt 18:17) Quelques-uns ont renoncé à cette bonne conscience, leur foi a fait naufrage: de ce nombre sont… que j’ai livrés à Satan, afin qu’ils apprennent à ne plus blasphémer. (1 Tm 1:20)

iv) La Fondation Roi-Baudouin s’honorerait en imaginant

un développement de la société européenne du plein emploi, financé par un impôt nouveau et complémentaire sur les fortunes;

un équilibre entre le Nord et le Sud financé par un impôt sur les pays du Nord, prélevé par la Banque mondiale et destiné à équilibrer les budgets des pays du Sud et à favoriser le plein emploi.

Non soumises au pouvoir de Mammon, les Eglises et la Fondation Roi-Baudouin peuvent concevoir et défendre ce projet selon le cœur de Dieu.

Il n’y a pas de fatalité. Dieu donne à l’Eglise un pouvoir supérieur à celui de la bombe à neutrons. Le Christ nous dit encore:

…Si vous aviez de la foi, et que vous ne doutiez point… si vous disiez à cette montagne: soulève-toi et jette-toi dans la mer… cela se ferait. Et tout ce que vous demanderez avec foi, en priant, vous le recevrez. (Mt 21:21-22)

Que les Eglises n’attendent plus que des incroyants réalisent leur mission de lumière du monde et de sel de la terre.

Je me tiens à votre disposition et remercie vivement mon épouse et notre aîné, pasteur à Fontaine-L’Evêque, qui ont tapé et mis en forme cette lettre.

Je Vous prie, Sire, M. le Cardinal, M. le Président et chers Frères, de me croire respectueusement vôtre en celui qui est déjà Vivant et Vainqueur.

L. S.


* Pasteur Léopold Schümmer, professeur honoraire à la Faculté universitaire de théologie protestante de Bruxelles, maître de conférences honoraire à l’Université de Liège.

1 [29] Ioannis Calvini opera quae supersunt omnia , ediderunt Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz, Eduardus Reuss. Collection Corpus Reformatorum. 59 vol. Brunswick et Berlin. 1883-1900 (dans la suite CO ) XXVI 358. Pour faciliter la lecture, je reproduis les textes du XVIe siècle en modernisant l’orthographe, en conservant la ponctuation et en traduisant, dans des parenthèses, les mots difficiles.

2 [30] Cité par E. Doumergue, Le Caractère de Calvin (Neuilly, 1931), 133.

3 [31] Catéchisme de Genève , Ed. latine de 1545 traduite par Mme Th. Randegger (Aix-en-Provence: Kerygma, 1991), 68.

4 [32] Institution de la Religion Chrestienne 1560 (Paris: éd. Jean-Daniel Benoit. 5 T., 1957-1963, dans la suite IC .), III-x-6.

5 [33] Institution de la Religion Chrestienne 1541 (Paris: éd. Jacques Pannier 4 T., 1936-1939, dans la suite IC. 1541), IV-xvii-296.

6 [34] Commentaire de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament (Toulouse: éd. de la Société des Livres Religieux 4 T., 1892-1894, dans la suite Com. et le passage biblique).

7 [35] CO. XXVIII 162

8 [36] Serm. Deut. 24:14-18 . CO. XXVIII 188.

9 [37] Com. Act. 11:29 : « la charité se doit étendre à tout le genre humain » sans oublier, bien sûr, « …nous devons préférer ceux que Dieu nous a conjoints de plus près et d’un lien plus sacré ».

10 [38] IC. III-vii-6.

11 [39] IC. III-xix-15.

12 [40] Ioannis Calvini Opera Selecta , ediderunt Petrus Barth, Guilelmus Niesel.5 T (Munich 1946-1974, dans la suite OS. ), I.425.

13 [41] CO. XXV 645.

14 [42] Com. Gen. 1:28 (Genève: éd. A. Mallet, P. Marcel et M. Reveillaud, 1961).

15 [43] Com. Ep 4:28.

16 [44] Serm. Dt 23:24-25. CO . XXIII 136.

17 [45] Serm . Dt 24:19-22. CO . XXVIII 204-205.

18 [46] Serm. sur l’Harmonie évangélique . CO . XLVI 633.

19 [47] Serm . Dt 24:19-22. CO . XXVIII 199.

20 [48] Com . Ac 11:29.

21 [49] Com. 2 Co 8:15.

22 [50] Com. 2 Co 8:4.

23 [51] CO . XLVI 551-552.

24 [52] Com . Jc 5:4.

25 [53] Serm . Dt 5:19. CO . XXVI 351.

26 [54] Serm. Dt 24:19-22. CO . XXVIII 204.

27 [55] Serm . Dt 15:11-15. CO. XXVII 338.

28 [56] Com. 2 Co 8:13.