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La figure de Jésus aujourd’hui

« La figure de Jésus aujourd’hui »

Frédéric BAUDIN*

Si l’on en juge par le nombre de publications, de films, de spectacles où la figure de Jésus fut mise au premier plan, cette figure demeure éminente dans notre culture contemporaine. Nous avons tenté d’effectuer, sans être exhaustif – c’est presque impossible! – un recensement des diverses oeuvres les plus récentes, les plus connues, de grande diffusion (en France), qui évoquent la personne de Jésus. L’analyse de ces oeuvres permet d’identifier trois grandes figures de Jésus:

I. Une figure de Jésus « traditionnelle »

A) La figure classique

La figure la plus classique, la plus ancienne, est celle qui nous est présentée, bien sûr, dans les évangiles. Les quatre évangélistes n’ont pas écrit une biographie, au sens où on l’entendrait aujourd’hui; ils relatent les événements qu’ils ont vécus ou connus de près; ils brossent un portrait authentique et convaincant de leur maître, de leur Seigneur, de Jésus à la fois Fils de l’homme et Fils de Dieu.

Dès le IIe siècle, le Symbole des Apôtres, puis les confessions de foi des grands conciles oecuméniques, au IVe siècle, élaborés par les Pères de l’Eglise, précisent les traits dogmatiques de la figure de Jésus. De nombreux auteurs continuent aujourd’hui d’évoquer Jésus homme et Dieu, Messie et Seigneur. Ces auteurs sont biblistes, spécialistes du Nouveau Testament, exégètes, sinon réputés, au moins reconnus pour leur orthodoxie, leur fidélité au texte des évangiles, sans qu’ils ignorent pour autant les travaux des écoles critiques, de la recherche historique, archéologique ou linguistique. Leurs travaux reflètent la préoccupation de présenter Jésus conformément à la tradition chrétienne, avec le souci, plus ou moins déclaré, de nourrir la spiritualité des lecteurs, de les édifier.

Le Père Jean-Noël Bezançon, curé d’une paroisse parisienne et directeur d’étude à l’Institut catholique de Paris, répond à cette attente dans Jésus, le Christ [1][1] [1]. Le premier chapitre de ce livre répond à la question fondamentale: Jésus a-t-il existé? Jésus fait-il partie de notre histoire? L’auteur reprend des arguments désormais classiques, que les historiens admettent presque tous aujourd’hui, pour affirmer que Jésus a bien existé; sa vie et sa mort sont attestées dans quelques très rares documents anciens, parfois discutables, mais le fait historique n’est pas remis en cause.

Jean-Noël Bezançon suit de très près le texte des évangiles, selon un plan chronologique et thématique; il donne des détails intéressants sur le cadre humain, religieux et social dans lequel Jésus a vécu. Il joint à ces données un commentaire édifiant de la vie de Jésus, une lecture spirituelle, fondée sur la Bible tout entière. Les derniers chapitres évoquent la résurrection de Jésus, son humanité et sa divinité, son oeuvre de rédemption, son retour en gloire, affirmés dans le Credo, auquel il est fait explicitement référence. Nous sommes bien ici dans le registre de la foi, et non plus seulement de l’histoire, mais ces deux aspects ne sont pas dissociés. « Le Christ de la foi est bien le Jésus de l’histoire », pour reprendre une formule courante. Dans ce cas précis, l’histoire est comme entièrement dévouée au service de la foi.

D’autres livres, du même genre, ont été publiés depuis une dizaine d’années, avec une tendance de plus en plus marquée à décrire le contexte historique des évangiles, tout en soulignant la portée spirituelle des actes comme des paroles de Jésus. C’est le cas par exemple de l’ouvrage du cardinal Congar, Jésus-Christ [2][2] [2], de l’essai très documenté de Pierre Grelot, Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur [3][3] [3], ou encore Vie authentique de Jésus-Christ, de René Laurentin [4][4] [4].

Ces livres sur le Jésus de la tradition chrétienne, loin de rebuter les lecteurs, se vendent assez bien: à titre indicatif, le livre de Jean-Noël Bezançon s’est vendu à environ 12 000 exemplaires, en deux éditions (1988-1997), ce qui est considéré par l’éditeur comme une vente moyenne, mais correcte. Cet éditeur a constaté un net regain d’intérêt pour ce titre lors de sa réédition: 660 exemplaires par an vendus en 1988 et au cours des années suivantes, 1200 exemplaires en 1997 et 1998 (pour autant qu’on puisse le prévoir sur la base des deux premiers mois de 1998). Les essais proposés par le cardinal Congar, Pierre Grelot ou René Laurentin sont en général très volumineux (jusqu’à 800 pages); ils sont parfois très « savants », mais ils semblent cependant appréciés par un public assez large, quoique le plus souvent déjà acquis à la foi chrétienne.

B) L’évangile des artistes non chrétiens

Des artistes non chrétiens ont également présenté Jésus avec un grand respect pour les textes des évangiles. Ils ont su dépeindre Jésus avec un rare talent, qui manque, hélas, souvent à bien des artistes chrétiens. Au début des années 60, alors qu’il se trouvait seul dans une chambre d’hôtel, Pier Paolo Pasolini aperçut un Nouveau Testament sur la table de chevet. Il lut d’un trait l’Evangile selon Matthieu; cette lecture l’impressionna fortement, puis l’inspira pour tourner un film d’après le scénario… de saint Matthieu!

A cette époque, au début des années 60, Pasolini était dans sa période marxiste. Il aurait très bien pu monter un film « révolutionnaire », au sens fort du terme, brosser un tableau de Jésus beaucoup plus critique, ancré dans l’histoire, marqué par la révolte, limité à la seule dimension humaine du prophète, ou focalisé davantage sur la portée sociale du message de Jésus. Ces aspects ne sont pas absents de son film, mais Pasolini les restitue de manière subtile, et surtout très respectueuse du texte de Matthieu: « Les dialogues, déclare Pasolini, devaient être rigoureusement ceux de saint Matthieu, sans une phrase d’explication ou de raccord… » [5][5] [5] Le Jésus de Pasolini est donc conforme, d’une certaine manière, à l’orthodoxie chrétienne. Il s’agit bien de Jésus Fils de l’homme, né d’une jeune femme vierge; il est bien le Messie, le prophète qui parcourt la Galilée puis la Judée, qui guérit les infirmes, apporte des paroles de réconfort, invective les maîtres abusant de leur pouvoir religieux; Jésus est bien enfin le Fils de Dieu, mis à mort sur une croix romaine et ressuscité le troisième jour. Les images, très sobres – des plans rapprochés sur les visages -, laissent une impression durable sur le spectateur, même non croyant. L’oeuvre de Pasolini surpasse ainsi le film de grande diffusion, Jésus de Nazareth, proposé par Zeffirelli en 1976, où Jésus était joué par un acteur (Robert Powel) dont l’apparence confinait à la caricature.

Les cinéastes ont souvent porté la figure de Jésus à l’écran. Le premier film que l’on ait conservé des frères Lumière est une Vie et passion de Jésus-Christ, tourné en 1897, la même année qu’un autre très court-métrage de cinq minutes, monté par les frères Basile, sur l’histoire de Jésus. Dans son essai, Jésus au cinéma, Pierre Prigent souligne que « les frères Lumière avaient choisi de se situer du côté de l’authenticité et de la pureté dont est toujours créditée la foi la plus simple, en tournant le dos au monde artificiel du faux-semblant » [6][6] [6]… Le cinéma a donc servi, à ses débuts, comme l’imprimerie en son temps, de support pour raconter l’Evangile, avec des tableaux, désormais animés, très proches des illustrations que l’on trouvait dans les Bibles, ou inspirés des Passions que l’on jouait encore à Pâques sur les parvis des Eglises. Le souci des frères Lumière n’a pas toujours été respecté, mais une chose est sûre, l’histoire de Jésus a fait long feu au cinéma: Jésus fut le personnage principal de 150 films; on note cependant que Dracula aurait hanté près de 160 films, et que Sherlock Holmes aurait joué les détectives dans 190 films! [7][7] [7]

Au théâtre, plusieurs acteurs ont mis en scène l’Evangile, en général selon Marc, la version la plus courte et donc la plus accessible pour le théâtre. Au début des années 80, Raymond Gérôme récitait cet évangile de Marc in extenso, seul sur scène, dans un théâtre proche de la gare Montparnasse à Paris. Le succès de ces représentations fut très réel. Des comédiens professionnels, comme Alain et Marion Combes, continuent aujourd’hui de « jouer » l’évangile de Marc, devant des auditoires très divers.

II. Une figure de Jésus déformée par les tensions entre la foi et l’histoire

La figure de Jésus peut apparaître comme déformée par les tensions entre la foi au Christ divin et la simple évocation historique de l’homme Jésus. Cette distinction a parfois d’indéniables points communs avec les hérésies anciennes, mais elle apparaît sous de nouvelles formes et pour d’autres raisons. Nous distinguerons ici trois démarches historiques assez courantes:

A) Les historiens ou théologiens chrétiens

Les historiens et les théologiens chrétiens étudient en détail les données historiques recueillies et analysées sur Jésus ou les textes des évangiles. Ils ne se limitent pas à cette étude historique, mais leur propos s’éloigne sensiblement du seul but d’édifier les fidèles, de nourrir leur spiritualité, comme les auteurs évoqués dans la première partie.

Charles Perrot, professeur d’exégèse à l’Institut catholique de Paris, fait ainsi le point, dans Jésus et l’histoire [8][8] [8], sur ce que l’on peut effectivement connaître de Jésus dans l’histoire; sur les critères, les moyens et les méthodes (parfois discutables), les documents, qui permettent de préciser les traits du Jésus historique, le contexte socioculturel et religieux dans lequel il a évolué. Charles Perrot ne cache pas pour autant ses convictions chrétiennes, très réelles; il a publié deux autres ouvrages récents sur Jésus: Jésus, Christ et Seigneur, des premiers chrétiens [9][9] [9], où il retrace l’histoire de la foi telle qu’elle a été vécue par les chrétiens de l’Eglise primitive; le second, Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur, encore en cours de publication, devrait constituer une sorte de réponse au Jésus de Jacques Duquesne.

Dans la même ligne de pensée, les deux tomes, très digestes pour le lecteur non averti, de Michel Quesnel, parus dans la collection Domino, chez Flammarion, constituent l’exemple type de cette démarche: le premier tome aborde le Jésus de l’histoire, et le second celui de la foi, sans qu’il y ait nécessairement de séparation entre les deux dans l’esprit de l’auteur. Georges Roux, dans Jésus-Christ [10][10] [10], restitue une évaluation très honnête du Jésus historique, de la part d’un chrétien qui s’adresse également à un public très large.

L’exemple le plus spectaculaire de cette tendance est sans doute le livre Hypothèses sur Jésus, présenté par son auteur, le journaliste italien Vittorio Messori, comme le résultat de douze ans de travaux, de visites sur les sites archéologiques et d’enquêtes auprès des plus grands spécialistes internationaux. Le but annoncé dans la présentation de ce livre est de « déchiffrer l’énigme qui se cache derrière le nom de Jésus, et d’avancer des hypothèses objectives dépourvues de tout parti pris religieux ou antireligieux » [11][11] [11]. Cela reflète bien le besoin, et peut-être même la prétention, de présenter le Jésus historique de façon objective, éventuellement rigoureuse, pour le rendre convenable aux yeux d’un public aussi divers que possible. Le livre de Messori – souvent intéressant! – a connu un grand succès: une vingtaine d’éditions en Italie, traduit en treize langues et vendu à plus de 1 million d’exemplaires!

B) Le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire

Une deuxième démarche fut mise en valeur par l’écrivain français Ernest Renan, à la fin du siècle dernier; ou encore par Rudolph Bultmann, l’exégète luthérien allemand, qui a marqué la première moitié du XXe siècle. Ces deux auteurs, pour des raisons différentes, dissocient totalement le Jésus de l’histoire du Christ de la foi. Ils retranchent du récit évangélique tout ce qu’ils jugent comme au-dessus de la raison, de la nature, de l’histoire réelle, tout ce qui relève de l’irrationnel, ou de la mythologie; ils ôtent tout ce qui « habille » la figure historique de Jésus ou son message essentiel – le kérygme – proclamé par ses disciples. L’un retient l’histoire unique d’un homme exceptionnel, et l’autre les paroles et la gloire d’un Christ en grande partie dépouillé de son histoire.

Cette démarche a des points communs avec les hérésies anciennes, condamnées par les grands conciles oecuméniques. Ces doctrines suspectes consistaient en général à minimiser ou nier la divinité de Jésus, ou encore son humanité, avec presque toutes les nuances possibles. Comme le souligne Bernard Sesbouë [12][12] [12], les arguments des hérétiques étaient autrefois élaborés sous un angle théologique, selon une certaine conception de Dieu: on recourait à l’Ecriture – de la mauvaise manière sans doute, et pas exclusivement -, pour démontrer que Jésus n’était finalement qu’un homme, favorisé par Dieu comme personne avant lui, adopté comme fils par le Père dans le meilleur des cas; ou, au contraire, on cherchait à prouver que Jésus était Dieu, mais qu’il n’avait alors, pendant sa vie terrestre, que les apparences d’un homme, sans en partager la condition.

Ces déviations par rapport au modèle évangélique existent encore aujourd’hui, mais elles sont formulées le plus souvent à partir d’autres présupposés: c’est la raison critique de l’homme qui permettrait de cerner les contours historiques, « scientifiques », de la figure de Jésus. On penche aujourd’hui très nettement du côté de « l’homme Jésus », mais pour des raisons différentes de celles invoquées aux premiers temps de l’Eglise.

Dans son introduction à la Vie de Jésus, Renan pose comme principe de critique historique « qu’un récit surnaturel ne peut être admis comme tel, et que le devoir de l’historien est de l’interpréter, de rechercher quelle part de vérité et quelle part d’erreur il peut receler »… [13][13] [13] Sa conclusion sur Jésus n’a donc rien pour surprendre: « Jésus est la plus haute de ces colonnes qui montrent à l’homme d’où il vient et où il doit tendre. En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature. Mais il n’a pas été impeccable… » [14][14] [14] Jésus est donc relégué au rang de modèle, de figure morale, mais il était bien un homme, et même un homme faillible.

Après Renan et Bultmann, on a tenté de rééquilibrer cette approche (G. Bornkamm, E. Käsemann, Ch. H. Dodd, etc.); on nuance cette figure « rationnelle », historique, ou « démythologisée », de Jésus, mais elle continue d’influencer bien des auteurs de notre génération, et notamment les vulgarisateurs, qui semblent s’imposer de plus en plus dans notre société médiatique.

En Allemagne, le professeur Gerd Theissen, qui enseigne le Nouveau Testament à l’Université de Heidelberg, a composé un récit historique, L’ombre du Galiléen [15][15] [15]. Ce livre s’apparente au roman: l’histoire de Jésus est relatée par un enquêteur juif fictif, André, qui cherche à comprendre qui est Jésus. Theissen campe ses personnages dans le contexte culturel et politique du Ier siècle; et par un jeu de lettres adressées à un professeur, lui aussi fictif mais qui nous est contemporain, il fait le point sur les recherches actuelles qui permettent de dresser un portrait de Jésus fidèle à la réalité historique. Le procédé est habile, l’ensemble est assez bien réalisé, mais le portrait de Jésus reste ainsi volontairement inachevé, notamment sur la question de sa divinité (pour le lecteur chrétien, l’impression est donc mitigée). Notons que, là encore, ce livre a connu un certain succès.

Les ouvrages sur Jésus publiés ces dernières années par les protestants français restent peu nombreux (dans les circuits de grande diffusion). Alphonse Maillot propose bien Un Jésus; une figure, comme il l’explique dans son introduction, nécessairement subjective. Alphonse Maillot prend beaucoup de précautions pour expliquer sa démarche; il veut éviter toute confusion, car « rien n’est plus subjectif que les vies objectives de Jésus » [16][16] [16]. C’est en effet un défaut courant, déjà dénoncé avec vigueur par Charles Perrot lorsqu’il affirme que « Jésus revêt, l’image de son propre historien »…

Le livre d’Alphonse Maillot est conçu comme beaucoup d’autres, par thèmes et suivant un plan chronologique, mais ses propos peuvent déconcerter le lecteur chrétien: Alphonse Maillot a voulu « expulser le docétisme », c’est-à-dire l’insistance hérétique sur la divinité de Jésus au détriment de son humanité; il a préféré ne reconnaître en Jésus que l’homme véritable, mais sa réserve sur la divinité de Jésus, exprimée dans la conclusion en des termes très provocateurs (malgré une « confession-affirmation » plus traditionnelle), le font pencher dangereusement vers l’arianisme, cette autre hérésie qui niait la divinité de Jésus.

C) Les vulgarisateurs

Les vulgarisateurs ont une démarche encore différente: ils ne s’embarrassent guère de scrupules pour présenter Jésus, mais ils aiment à se justifier en agrémentant leurs ouvrages d’un appareil critique, de références, de citations, puisés chez les « spécialistes » de la question. Certains d’entre eux occupent le devant de la scène avec un succès surprenant, voire un peu insolent.

Cette attitude est de plus en plus courante: on cherche à rendre Jésus accessible, et surtout acceptable, aux yeux du lecteur ou du spectateur moderne et profane. Le souci réel de plusieurs de ces auteurs, à la différence des précédents, n’est pas tant de nourrir la foi de leurs lecteurs ou auditeurs, ni même de préciser les réalités historiques sur Jésus, que simplement les informer, à leur manière, sur le personnage sans doute le plus connu, le plus « médiatisé » de notre civilisation.

i) Corpus Christi

Le succès des émissions télévisées Corpus Christi, en mars 1997, a surpris autant les auteurs, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, que les producteurs de la chaîne ARTE, plus habitués à des audiences assez réduites (à l’échelle de l’audimat!). Pour les réalisateurs, il s’agissait de dresser une sorte de bilan sur la Passion de Jésus-Christ, de discerner les éléments historiques, les contradictions, les légendes, les mythes, rapportées par l’évangile de Jean, sur le procès de Jésus. Comme Vittorio Messori, ils ont mené une longue enquête, pendant cinq ans, en interrogeant les « spécialistes » de la question. Ils ont voulu « soumettre chaque élément du récit de la Passion (selon saint Jean) aux hypothèses les plus avancées de la recherche historique et de la critique textuelle ». Mais il fallait, d’abord,
se défaire de deux préjugés qui obscurcissent le débat entre les chercheurs: d’une part le christocentrisme, la tendance des exégètes à tout expliquer par la certitude indiscutable que Jésus est le Christ; et d’autre part le soupçon de préméditation, le préjugé supposant que les textes ont été écrits ou réécrits dans le but de tromper les lecteurs, de les attirer vers l’Eglise comme l’ont défendu les historiens rationalistes…
Mordillat et Prieur, selon leurs propres termes, cherchaient ainsi « à mesurer ce qui sépare le Jésus de l’histoire de la figure de Jésus-Christ dans la tradition chrétienne » [17][17] [17].

L’entreprise était donc bien délimitée: les auteurs voulaient situer le contexte juif et romain du procès de Jésus, et relire les textes du procès de Jésus à la lumière des données scientifiques de la critique moderne. La réaction des téléspectateurs est très instructive: de nombreux chrétiens, peu au fait des recherches historiques et critiques, ont fait part de leur désarroi, car ils avaient de la peine à reconnaître, dans ce portrait morcelé, le Jésus de l’Ecriture et de leur foi; de leur côté, les non-chrétiens ont manifesté un intérêt certain pour cette figure historique de Jésus; ils ont apprécié, souvent sans beaucoup de discernement, les données « scientifiques » fournies par les spécialistes consultés. Cependant, le choix – très subjectif! – de ces spécialistes remet en cause la prétendue objectivité des auteurs, et la neutralité du point de vue que leur film exprime sur la question.

ii) Jacques Duquesne

Le même débat, passionné, avait déjà éclaté lors de la parution du Jésus de Jacques Duquesne. Cet auteur, journaliste, cofondateur de l’hebdomadaire Le Point, éditorialiste à Europe 1, est aussi connu pour ses essais historiques et ses biographies. Ce livre est intéressant à plus d’un titre: il est écrit dans un style alerte, très journalistique, et donc facile à lire; on circule littéralement avec Jésus en Galilée et en Judée; on apprend à connaître les « personnages » comme dans un roman, les Juifs, les Romains ou les Grecs, les pharisiens ou les esséniens, les hommes et les femmes, etc. Dans ce domaine, le but est atteint: le lecteur est pris par la main et suit l’auteur sans difficulté dans les méandres du contexte historique des évangiles. On sort des dernières pages en éprouvant un sentiment de sympathie envers Jésus, mais aussi envers ses disciples qui ont osé proclamer la nouvelle de la résurrection au péril de leur vie.

Les choses sont beaucoup plus discutables quand Duquesne se permet, en invoquant lui aussi les fameux « spécialistes » – ce mot à lui seul suffit pour justifier tous les propos -, d’éliminer les passages qu’il juge ajoutés par les évangélistes; ou pire, quand il assène des vérités brutales qui remettent en cause, et parfois même sans aucune justification, certains dogmes fondamentaux de la foi chrétienne, en particulier ceux qui touchent à la rédemption: « La vision d’un Dieu sacrifiant son Fils n’a rien à voir avec le message de Jésus. Lequel n’a jamais évoqué le péché originel. Mais le mal du monde, ce qui est tout à fait différent… » [18][18] [18]

Le succès de ce livre auprès des lecteurs est beaucoup moins contesté: 250 000 exemplaires vendus en trois ans (soit vingt fois plus en trois fois moins de temps que Jésus, le Christ de Jean-Noël Bezançon…). Duquesne s’est donc senti obligé de donner un prolongement à ce généreux « filon », en publiant, il y a quelques mois, le Dieu de Jésus, où l’on relève qu’il continue de rejeter sans nuance la notion de sacrifice appliquée au Christ des évangiles…
Dans la même veine, la Biographie de Jésus, de Jean-Claude Barreau, avait fait grand bruit lors de sa parution. Jean-Claude Barreau insiste sur l’humanité de Jésus, après avoir éliminé de cette prétendue « biographie » toute surcharge mythologique. La courte notice biographique, qui figure en quatrième page de couverture de ce livre, destinée à présenter l’auteur, est pour le moins étonnante: il est rappelé que Jean-Claude Barreau a présidé l’Office national de l’immigration, qu’il fut l’ancien conseiller de François Mitterrand, puis le conseiller pour les affaires d’immigration aux côtés de Charles Pasqua! Que faut-il comprendre derrière ces mots? Suffit-il d’être un personnage de la vie politique, déjà connu pour avoir publié d’autres livres sur divers sujets, pour justifier la publication d’un ouvrage sur Jésus? Ou pour avoir l’assurance de bien le vendre!

iii) Les auteurs juifs

Nous mentionnerons ici les recherches, beaucoup plus sérieuses, entreprises par les écrivains, historiens, universitaires ou biblistes juifs, qui ont réhabilité – avec souvent beaucoup de courage – la figure, non seulement historique, mais aussi, et avant tout, la figure juive de Jésus [19][19] [19]. Les plus connus sont le romancier de langue yiddish Sholem Asch [20][20] [20], qui a osé, l’un des premiers au XXe siècle, remettre à l’honneur la figure juive de Jésus en s’inspirant directement du texte des évangiles; les auteurs français Edmond Fleg, Jules Isaac, Robert Aron, qui ont voulu épurer le portrait de Jésus déformé par les chrétiens comme par les juifs [21][21] [21]; les professeurs Pinhas Lapide et David Flusser, Schalom Ben Chorin, qui ont contribué, en Israël et en Allemagne, de façon très appréciable, aux recherches sur Jésus dans son contexte juif du premier siècle, mais aussi dans la culture juive à travers les siècles [22][22] [22]. Enfin, le mouvement moderne des « juifs messianiques » a pleinement remis à l’honneur la figure juive, historique, mais aussi messianique, de Jésus: pour ces chrétiens juifs, Jésus est bien le fils de l’homme et le Fils de Dieu, le Messie et le Seigneur. Leur audace est d’autant plus admirable, si l’on tient compte des injustices et des violences subies par leur peuple depuis tant de siècles, souvent de la part de chrétiens (ou prétendus chrétiens?), ou encore au « Nom du Christ ». Les juifs messianiques ont publié de nombreux ouvrages sur Jésus, dans lesquels ils expriment leur foi avec conviction, en des termes souvent neufs, issus de la culture juive [23][23] [23].

III. Les récupérations équivoques de la figure de Jésus

La mise au goût du jour de la figure de Jésus est de plus en plus évidente – et déroutante -, depuis une quarantaine d’années environ. De nos jours, l’accent est mis sans nuance sur l’humanité de Jésus; une humanité qui doit être prise comme modèle par les hommes et les femmes modernes, afin d’évoluer vers un type d’humanité supérieure.
Au siècle dernier, Jésus était souvent pris comme l’exemple même du révolutionnaire, du sans-culotte combattant aux côtés du peuple contre la bourgeoisie ou l’aristocratie. Cette figure de Jésus, engagée, est aussi celle des années 60: on compare volontiers Che Guevara au Christ, en même temps que s’épanouit la théologie de la libération; les années 70 voient fleurir le « Jésus-Christ superstar », compagnon des hippies et des marginaux, grand magicien, guérisseur et voyant; les dérives sectaires agitent les années 80 et engendrent la suspicion à l’égard de Jésus; le dernier avatar apparaît enfin avec la vague syncrétiste sur laquelle Jésus surfe en bonne compagnie avec Bouddha, Mahomet, Confucius, Gandhi, et finalement chacun d’entre nous!

Depuis les années 60, deux courants parallèles ont remis à l’honneur la figure de Jésus, mais dans des intentions ou des conditions très différentes. Le premier conserve une certaine authenticité chrétienne; le second est « frelaté », plus ou moins pénétré par des éléments étrangers au christianisme.

i) Le phénomène Jésus (Jesus Movement),

est né aux Etats-Unis à la fin des années 50. Ce fut une période très féconde, où les Eglises protestantes développèrent des activités d’évangélisation, en particulier sur les campus universitaires et dans les quartiers difficiles des grandes villes. Il en est résulté un intérêt croissant pour Jésus, dans des optiques très diverses. Cet effort d’évangélisation a d’abord porté ses fruits au sein des Eglises, en général évangéliques: beaucoup de jeunes ont professé leur foi dans des groupes d’étudiants, ou dans des Eglises. Cet élan de foi est cependant resté confiné au domaine ecclésial, même s’il a pu influencer la culture ambiante; ou, au contraire, emprunter, à son insu, certaines caractéristiques de la contre-culture, comme la part très large laissée à l’émotion dans l’expérience religieuse, ou encore le langage et la mode hippies alors très en vogue [24][24] [24]. Voici, par exemple, un texte des Jesus Freaks, affiché sur les murs de New York:

Wanted! On recherche! Jésus-Christ, alias le Messie, le Fils de Dieu, Roi des rois, Seigneur des seigneurs, Prince de la paix… C’est un leader célèbre d’un mouvement clandestin de libération. On le recherche pour les raisons suivantes: il pratique la médecine, fabrique du vin et distribue des vivres sans patente; il en veut aux hommes d’affaires des Eglises, s’associe avec des criminels connus, des révolutionnaires et des prostituées; il déclare qu’il a le pouvoir de transformer les gens en enfants de Dieu; il hante les bidonvilles; il a peu d’amis riches et va souvent dans le désert. Son portrait: typiquement hippie, avec ses longs cheveux, sa barbe, sa robe, ses sandales… [25][25] [25]

ii) Les dérives

C’est en marge de ce Mouvement de Jésus que sont apparues les dérives les plus redoutables, dont les effets sont encore sensibles aujourd’hui. Au cours des années 60 et 70, on s’empare de la figure de Jésus pour militer en faveur de la paix dans le monde, de la liberté dans l’amour, de l’unité de toutes les religions, du libre accès à Dieu par le recours à la drogue ou n’importe quelle autre technique spirituelle ou occulte; certains se coupent de toute racine ecclésiale pour vivre au sein d’une communauté sectaire, seule dépositaire de la vérité, détenue et enseignée par un maître unique.

Cet engouement très confus pour Jésus a donné lieu à des manifestations artistiques qui ont connu un grand retentissement tout au long des années 60 à 90. Jésus envahit les scènes de théâtre, les écrans de cinéma, les livres et bientôt le réseau Internet. Derrière ce foisonnement anarchique se profile un immense marché pour les hommes d’affaires les plus avisés: Jésus devient aussi une figure de grande valeur marchande! On trouve de tout sur Jésus, le meilleur et le pire, de l’évangile distribué sur les places publiques au film le plus douteux ou au livre le plus caricatural. En général, on met en avant les qualités humaines de Jésus, son amour pour les marginaux, sa tolérance illimitée, son sens du divin, sa très haute spiritualité, etc. Jésus devient alors une sorte de mythe, qui remplace le vide laissé par le manque de foi réelle en un Dieu incarné, en un Sauveur personnel. Des oeuvres fortes ont marqué cette génération:

Ces différentes manifestations artistiques véhiculent un « message »; beaucoup s’inspirent d’une philosophie dont l’influence fut réelle sur nos contemporains. Nous prendrons quelques exemples pour illustrer ce phénomène.
Le spectacle de Robert Hossein, Un homme nommé Jésus, fut joué au début des années 80 à Paris, au Palais des Sports. J’ai assisté à l’une des représentations et trois choses m’ont alors frappé:

Ce spectacle soulignait la tendance à récupérer ce qui est historiquement admissible de Jésus, sa vie et son message exemplaires; la volonté d’humaniser Jésus; et enfin le désir de créer des liens de communion au sein d’une assemblée hétéroclite, par définition instable et éphémère, et de toute évidence sans confession de foi commune. Tout cela pouvait partir d’un bon sentiment (ce fut certainement le cas de Robert Hossein, au début des années 80), mais ce genre de manifestation artistique n’en véhicule pas moins une vision déjà déformée de la figure de Jésus.
Dans La vie de Brian, l’équipe des Monty Python maniait à sa manière habituelle son humour décapant et la dérision systématique, quasi sacrilège, quand elle fut cette fois appliquée à Jésus. Cela semble symptomatique d’une tendance générale à la désacralisation, très en vogue à la fin des années 70.

Plus préoccupant est le mouvement amorcé avec le roman L’homme qui devint Dieu, de Gérald Messadié, paru en 1988. Dans cette oeuvre de fiction à prétention scientifique, l’imagination la plus fertile supplante largement l’étude pseudo-scientifique menée par l’auteur; les écrits apocryphes les plus fantaisistes et les sources religieuses – mystiques – les plus obscures sont abondamment utilisés; Jésus apparaît comme un homme au destin certes extraordinaire, mais il ne doit sa divinité qu’à la ferveur de ses disciples. Jésus n’est en réalité ni le Fils de Dieu, ni le Messie.

Ce roman témoigne d’une certaine habileté littéraire, qui renforce les affirmations péremptoires de Messadié, et son portrait largement imaginaire de Jésus. Les lecteurs lui accordent leur crédit: il a été vendu près de 200 000 exemplaires de ce livre. Bien sûr, nous ne pouvons cautionner cette figure de Jésus, qui emprunte bien des éléments aux gnoses anciennes et modernes, mais nous ne pouvons ignorer qu’il séduit nombre de nos contemporains. Messadié a donné, lui aussi, une suite logique à cette entreprise prospère, en publiant un Jésus de Srinagar, où Jésus, qui a échappé de justesse au châtiment de la croix, part vers l’Orient, vers l’Inde, où il découvre enfin la tolérance religieuse, la vérité des religions qui mènent toutes à Dieu.

Cette attitude syncrétiste est de plus en plus courante, et la fascination pour l’Orient bouddhiste ou hindouiste ne cesse de gagner du terrain. De nouvelles spiritualités sont mises à l’honneur, qui font la part belle aux efforts de l’homme pour puiser en lui-même les forces nécessaires à son épanouissement, à son salut spirituel. C’est l’une des méthodes préconisées par le mouvement du Nouvel Age, et par certains de ses promoteurs les plus en vue, quoique souvent dissimulés derrière une façade respectable. Deux écrivains ont largement contribué à diffuser cette pensée, cette technique d’autodivinisation.

Richard Bach est surtout connu pour son livre Jonathan Livingstone le goéland. Déjà dans ce livre, le goéland apprend une leçon essentielle: il a en lui toutes les ressources nécessaires pour se dépasser, pour franchir les limites de sa condition, et s’élever ainsi dans les plus hautes régions, ignorées de la plupart de ses congénères. Richard Bach est l’auteur d’un autre livre, Illusions, moins connu, mais beaucoup plus révélateur. Ce roman a pour sous-titre, Le Messie récalcitrant [26][26] [26].Le personnage principal du roman, Donald Shimoda, est un pilote d’avion peu ordinaire. Il ressemble au goéland solitaire, doué de pouvoirs surnaturels qui lui permettent de franchir les limites de sa condition humaine. Un autre pilote, Richard, rencontre cet homme solitaire. Il a constaté que Donald était capable de faire évoluer son avion dans des conditions incompatibles avec les lois normales de l’aérodynamique. Ils font connaissance. Richard questionne Donald, qui lui donne pour toute réponse un livre, le Manuel du Sauveur, une « bible pour les maîtres », ou encore, comme le suggère le titre même de ce manuel, un Guide du Messie, un aide-mémoire pour âme évoluée.

La philosophie de Richard Bach, distillée dans ce roman, s’inspire assez nettement des philosophies orientales: tout est illusion, la matière n’est jamais un obstacle – on peut donc marcher sur les eaux ou traverser les murs; la vie et la mort ne sont que des passages, des étapes vers de nouvelles vies et de nouvelles morts, de réincarnation en réincarnation; il n’y a ni passé ni futur, ni espace ni temps fixes; et enfin, surtout, chacun est appelé à devenir son propre sauveur, son messie, en trouvant en lui-même toutes les forces nécessaires pour neutraliser le mal, la mort, et même la vie, qui ne sont finalement que des apparences. Le fameux « manuel », consulté au hasard, et l’initiation reçue d’un autre « messie » doivent permettre d’accéder à cet état suprême de divinisation de soi, d’état christique. Malheureusement, cette évolution, cette initiation, n’est réservée qu’à de rares élus, les messies; la masse des humains ne discerne dans ces messies qu’une sorte de divinité, et passe ainsi à côté de sa propre divinisation. D’où la fuite continue du messie récalcitrant, qui enseigne à chacun de devenir son propre messie, et qui refuse donc de vivre autrement qu’en fonction de sa totale liberté, sans compter sur qui que ce soit…

Le maître mot – liberté – est enfin lâché, puis expliqué: « Je permets au monde de vivre comme il choisit, et je me permets de vivre comme je choisis… » La parabole du Samaritain, à laquelle il est fait allusion à la fin du livre, est totalement inversée: il ne s’agit plus vraiment de porter secours, d’aimer notre prochain comme nous aurions souhaité qu’il nous aime ou nous aide, mais plutôt de le laisser face à sa difficulté pour qu’il trouve en lui-même la force de la surmonter, et progresser ainsi vers l’état de messie. Il faut donc vivre en solitaire, en autarcie, tout en étant conscient d’être une parcelle de l’Etre divin. Tout s’équilibre ainsi: chacun vit selon ses désirs, ou ce qu’il croit être ses désirs, qui ne sont ni bons ni mauvais. Peu importe, puisque tout est illusion!

Le livre de Richard Bach est symptomatique de tout un courant très présent dans notre société; il se rattache à la nébuleuse syncrétiste du Nouvel Age. La figure de Jésus, ou du Messie, est ainsi récupérée à de toutes autres fins que celle de l’Evangile: Jésus se trouve, dans le meilleur des cas, mis sur le même plan que d’autres messies comme Bouddha, Confucius ou Mahomet, ou que tous les grands hommes de notre histoire; il se confond même avec chacun d’entre nous, dans la mesure où nous désirons accéder à un niveau supérieur de connaissance, de maîtrise du monde, de la vie et de la mort, et de soi-même.

Cette idée réapparaît dans des romans aux apparences et à l’intrigue souvent simplistes, comme ceux de l’écrivain brésilien Paulo Coelho [27][27] [27]. Dans son roman, L’alchimiste [28][28] [28], Coelho nous mène à la même conclusion, empruntée à la parole de Jésus: là où est ton trésor, là sera ton coeur; mais le voyage initiatique en Egypte n’est pas pour autant inutile, puisque c’est là que l’on découvre cette vérité (détournée de son sens originel): notre trésor est dans notre coeur. Dans l’un des derniers livres de Coelho, le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle remplace le voyage en Egypte et devient un véritable périple initiatique: les « recettes » à caractère nettement ésotérique et occulte sont soigneusement indiquées à l’adresse du lecteur! Tout cela traduit certes une aspiration spirituelle, mais hélas très confuse et dangereuse.

Il faudrait enfin, pour être complet, évoquer les figures de Jésus les plus insolites, véhiculées au sein d’une multitude de sectes, depuis les groupes d’inspiration chrétienne — mais déviants –, comme les témoins de Jéhovah, les mormons, la Science chrétienne, jusqu’au Christ des gnoses contemporaines comme celles des Rose-Croix, de l’anthroposophie, de la Société théosophique, en passant par le Jésus des mouvements les plus divers ou farfelus comme les sociétés ésotériques du Graal, de la Fraternité blanche universelle, ou les raëliens et leur Christ extraterrestre. Jésus devient ainsi le guérisseur incomparable, le mutant de la science-fiction, l’avatar des religions orientales, la réincarnation du grand maître essénien ou celle du pharaon égyptien, et que sais-je encore?
Toutes ces nouvelles figures, fort bien identifiées et décrites par Jean Vernette dans son livre Jésus dans la nouvelle religiosité [29][29] [29], contribuent à rendre plus floue encore la personne et l’oeuvre du Messie. Et cela d’autant plus que tout le monde s’exprime, à sa manière (de façon très légitime toutefois!), sur Jésus: le recteur de la mosquée de Paris pour les musulmans, le dalaï-lama, de passage à Paris, pour les bouddhistes, le grand rabbin de France pour les juifs, etc. Le sentiment de confusion est d’autant plus net lorsqu’on s’aventure… sur Internet (!) avec le désir d’en apprendre davantage sur Jésus. L’internaute tombe presque inévitablement sur trois sortes d’interlocuteurs [30][30] [30]:

Il est donc possible, mais cela relève souvent du hasard, d’établir un contact avec des individus authentiquement chrétiens, catholiques ou protestants (aucun site orthodoxe repéré en France!), ou avec des services comme ce « Poisson dans le net [31]« , qui est l’un des rares à donner des informations tout à fait recevables sur Jésus, ou sur des thèmes très divers touchant à la spiritualité chrétienne.

Conclusion

La figure de Jésus, restituée dans les évangiles et définie, sur le plan dogmatique, par les grands conciles oecuméniques, reste présente dans notre culture occidentale. Des théologiens, des biblistes demeurent soucieux de nous aider à nous approcher du Fils de l’homme et du Fils de Dieu, pour recevoir de lui la vie, le pardon, la paix, le salut et la réconciliation avec le Père; ils nous présentent Jésus conformément aux textes bibliques, tout en s’efforçant de situer le contexte historique dans lequel le Seigneur a évolué. Cela nous permet de mieux saisir son message et la portée de son oeuvre de rédemption. Cette démarche tendait à s’affaiblir, depuis environ deux siècles, sous le coup d’une exégèse rationaliste, historicisante, qui laissait peu de place à la foi, ou lui accordait au contraire une place de choix, mais en dehors de tout rapport à l’histoire. Elle est aujourd’hui remise à l’honneur, mais comme en demi-teinte, si l’on considère son rayonnement, hélas assez faible, comparé aux scintillantes mises en perspective des vulgarisateurs.

Avec ces nouveaux médiateurs, à la rhétorique accessible, la figure de Jésus a gagné en visibilité: un public très large, peu exigeant sur le plan dogmatique, s’est intéressé au Jésus de l’histoire, ou des évangiles souvent mis au goût du jour. La place avait été largement préparée par les auteurs des grands spectacles des années 70 et 80, où l’on avait affublé Jésus des masques les plus divers, souvent les plus sympathiques, et bientôt les plus conformes à la nouvelle image esquissée dans les milieux alternatifs.

Cette figure de Jésus, non seulement hétérodoxe mais aussi hétéroclite, se décline aujourd’hui en autant de formes que l’on peut en trouver dans les sectes les plus fermées, comme dans les courants syncrétistes les plus ouverts. La figure de Jésus apparaît ainsi beaucoup plus floue, au sein d’une culture de plus en plus diversifiée, éclatée, sans repère fixe, sans domicile « spirituel » fixe.

Il importe donc, pour nous chrétiens, de relever le défi du XXIe siècle, et de présenter Jésus conformément à la tradition biblique, non seulement par nos paroles et nos actes, mais aussi au sein de notre culture; cela implique un travail assidu, sérieux en regard des exigences de la recherche scientifique, motivé par une foi sincère au Christ des Ecritures; cela implique aussi un effort d’imagination dans le domaine artistique, pour rendre nos contemporains plus sensibles à la figure authentiquement chrétienne de Jésus. 


* F. Baudin est enseignant à Aix-en-Provence. Il est l’auteur du livre En quête de l’infime pour lequel il a reçu le premier prix ex aequo au concours littéraire 1998 de La Cause (69, avenue Ernest-Jolly, F-78955 Carrières-sous-Poissy).
[32][1] [32] Jean-Noël Bezançon, Jésus le Christ (Paris: Desclée de Brouwer, 1988 et 1997).
[33][2] [33] Cardinal Y. M. Congar, Jésus-Christ (Paris: Cerf, 1965). Souvent réédité et toujours présent sur les comptoirs des librairies spécialisées!
[34][3] [34] Pierre Grelot, Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur (Montréal, Paris: Novali, Cerf), coll. Lectio Divina, n° 167, 1997.
[35][4] [35] René Laurentin, Vie authentique de Jésus-Christ (Paris: Fayard, 1996). Ce titre (et surtout l’adjectif « authentique ») n’a pas manqué de susciter d’assez vives réactions!
[36][5] [36] Cité par F. Leborgne, « Le Christ à l’écran », Foi et Vie, Cahier biblique n° 30, septembre 1991, p. 105.
[37][6] [37] Pierre Prigent, Jésus au cinéma (Genève: Labor et Fides, 1997), p. 15.
[38][7] [38] Si toutefois les chiffres du Quid 1995 sont exacts!
[39][8] [39] Charles Perrot, Jésus et l’histoire (Paris: Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 11, 1979).
[40][9] [40] Charles Perrot, Jésus, Christ et Seigneur des premiers chrétiens (Paris: Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 70, 1997).
[41][10] [41] Georges Roux, Jésus-Christ (Paris: Fayard, 1989).
[42][11] [42] Vittorio Messori, Hypothèses sur Jésus (Paris: Mame, 1978), quatrième page de couverture.
[43][12] [43] Bernard Sesbouë, Jésus-Christ à l’image des hommes (Paris, Desclée de Brouwer, 1997), en particulier les deux premiers chapitres, sur ce point précis. Ce travail est l’un des plus complets et sérieux sur le thème abordé dans cet article. On consultera également avec beaucoup de profit l’ouvrage collectif (hélas hors commerce), Vingt ans de publications françaises sur Jésus, publié à titre promotionnel pour la collection Jésus et Jésus-Christ, dont il constitue le n° 75. Dans ce volume, Alain Marchadour, Henri Bourgeois, Michel Quesnel et Pierre Vallin offrent un éclairage décisif sur la figure de Jésus dans les publications et la culture contemporaines.
[44][13] [44] Ernest Renan, Vie de Jésus (Paris: Michel Levy Frères, 1863, « Introduction », 9e édition), pp. LII-LIII.
[45][14] [45] Ernest Renan, op. cit., pp. 457-458.
[46][15] [46] Gerd Theissen, L’ombre du Galiléen (Paris: Cerf, 1988, 1986 pour l’édition allemande).
[47][ ] [47]16 Alphonse Maillot, Un Jésus (Paris: P. Lethielleux, 1995), p. 55.
[48][17] [48] Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Corpus Christi (ARTE Editions Mille et Une Nuits, pour le texte des émissions), pp. 5-6 (introduction à chaque volume).
[49][18] [49] Jacques Duquesne, Jésus (DDB-Flammarion, éd. poche J’ai lu), p. 86. Cette assertion revient, sous différentes formes, au moins trois fois dans son livre (pp. 156-157, 164, 248). On finit par trouver cette insistance plutôt suspecte
[50][19] [50] Parmi les juifs, les légendes sur Jésus, regroupées sous le titre de « Tol’dot Yeshu », étaient exagérément négatives.
[51][20] [51] Sholem Asch a ainsi écrit plusieurs romans sur Jésus, au cours de la première moitié du XXe siècle, comme Le Nazaréen, ou encore Marie, mère de Jésus, publiés en français chez Calmann-Lévy.
[52][21] [52] Edmond Fleg, Jésus raconté par le Juif errant (Paris: Albin Michel, 1953); Jules Isaac, Jésus et Israël (Paris: Albin Michel, 1948); Robert Aron, Les années obscures de Jésus (Paris: Grasset, 1960).
[53][22] [53] David Flusser, Jésus (Paris: Seuil, 1970); Pinhas Lapide, Fils de Joseph? (Paris, Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 2, 1978); Schalom Ben Chorin, Mon frère Jésus (Paris: Seuil, 1983).
[54][23] [54] Cf., par exemple, Arnold Fruchtenbaum, Jésus était Juif (Genève: Maison de la Bible, 1997); David Zeidan, A la rencontre du Messie Dix itinéraires spirituels dans l’Israël d’aujourd’hui (Bâle, EBV, 1997).
[55][24] [55] Cf. D. Hervieu-Léger, Vers un nouveau christianisme (Paris: Cerf, 1987), pp. 160-162 et Ph. Regeard, Jésus a tant de visages (Paris: Le Centurion, 1980), pp. 67-83.
[56][25] [56] Cité par Ph. Regeard, op. cit., pp. 69-70.
[57][26] [57] Richard Bach, Illusions – Le Messie récalcitrant (Paris, Flammarion, 1978, ou coll. J’ai Lu, n° 2111).
[58][27] [58] Les liens entretenus par Paulo Coelho avec les mouvements diffus du Nouvel Age sont dénoncés dans un article de Christian Makarian, « Les millionnaires du livre », paru dans l’hebdomadaire Le Point, n° 1248 (17 août 1996), pp. 62-64.
[59][28] [59] Paulo Coelho, L’Alchimiste (Paris: Ed. Anne Carrière, 1994).
[60][29] [60] Jean Vernette, Jésus dans la nouvelle religiosité (Paris: Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 29, 1987).
[61][30] [61] Cela dépend bien sûr du type de recherche que l’on effectue, et du moteur utilisé pour cette recherche (ou son absence). Sur ce thème, on pourra consulter l’ouvrage très composite, L’autre Jésus (Paris: Michel Lafon, 1997), conçu par Frédéric Lepage à partir des données recueillies sur le réseau Internet.