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Jésus ou Paul ? Qui et le fondateur du christianisme ?

Jésus ou Paul ?
Qui et le fondateur du christianisme ?

Samuel BÉNÉTREAU*

Des fidèles, dans nos communautés, trouveront ce titre incongru, à la limite du blasphème! La question se pose-t-elle vraiment? N’est-il pas évident que Jésus est le fondateur du mouvement qui porte son nom? Les chrétiens ne sont-ils pas tous disciples du Christ, du Christ-Jésus? Et Paul ne serait-il pas horrifié qu’on puisse le considérer comme inventeur et fondateur d’une nouvelle religion, alors qu’il multiplie les protestations d’allégeance? On se rappelle les expressions les plus déterminées: il se présente, dans l’introduction de ses lettres, comme « serviteur-esclave de Jésus-Christ ». Dans sa prédication, « il ne veut savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié »[1] [1]. Il ose écrire: « Christ est ma vie »[2] [2]. Et pourtant, la question a été posée, et il s’est trouvé des esprits distingués pour affirmer que Paul, beaucoup plus que Jésus, est l’inventeur du christianisme tel que nous le connaissons. Cette thèse peut d’ailleurs susciter des réactions contradictoires. S’il y a, au départ, une erreur de cette taille sur les personnes, le christianisme n’est-il pas disqualifié? A l’opposé, certains pousseront un soupir de soulagement: on peut mettre de côté le message sombre et dogmatique de l’apôtre pour revenir à celui du prophète galiléen si simple et généreux. Une réflexion sérieuse nous est donc imposée.
Nous l’aborderons en trois temps: 1°) Pourquoi et comment Paul, et non Jésus, a-t-il pu être tenu pour le fondateur du christianisme? 2°) Quelles sont les données, à la lumière des textes? 3°) En conclusion, quelques remarques sur le thème « continuité et nouveauté » seront proposées.

I. La thèse : Paul est le fondateur du christianisme

A ce propos, il est tout particulièrement intéressant de considérer les auteurs juifs modernes. On connaît l’attitude ancienne à l’égard de Jésus. On sait que les textes tels que le Talmud sont essentiellement polémiques: Jésus est un faussaire, un séducteur, un faux prophète, encore plus que l’initiateur d’un mouvement religieux. Or, on assiste au XXe siècle à un revirement considérable des penseurs juifs. La tendance est à la récupération. On essaie de montrer que Jésus, le Jésus de l’histoire, bien compris et débarrassé de divers traits par lesquels son image aurait été brouillée par l’Eglise, est resté un juif fidèle et a seulement voulu susciter un renouveau de la piété d’Israël. On le rangerait presque dans la lignée des grands prophètes, un Amos, un Esaïe… Pour David Flusser, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, Jésus n’a pas voulu fonder une religion nouvelle, pas même une communauté nouvelle, mais provoquer un réveil[3] [3]. Schalom Ben-Chorin peut consacrer un livre au Frère Jésus[4] [4]. Dans ce cas, pourquoi le mouvement chrétien s’est-il si rapidement détaché du judaïsme et n’est-il pas resté un parti, une secte messianique parmi d’autres? Le coupable est tout désigné: l’apôtre Paul.

Pendant des siècles, les juifs, le plus souvent marginalisés et opprimés, n’ont guère eu l’occasion de s’exprimer sur Paul, et même sur Jésus. A l’évidence, l’apôtre n’était pour eux qu’un hérétique, un étranger au véritable judaïsme comme le prouvait le fait qu’il détournait des juifs de leur héritage et s’ouvrait totalement au monde païen. C’est seulement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que des travaux d’historiens juifs s’attachent à la personnalité de Saul de Tarse et distinguent nettement son rôle de celui de Jésus. Dans son étude sur « Paul dans la pensée juive moderne »[5] [5], Donald Hagner estime que la première contribution importante est celle de l’historien Heinrich Graetz qui n’hésite pas à regarder Paul comme le fondateur de la nouvelle religion qu’est le christianisme[6] [6]. Au XXe siècle, les études sur le cas de Paul par des savants juifs n’ont pas manqué: Hagner survole les thèses de Claude Goldsmid Montefiore, Kaufmann Kohler, Joseph Klausner, Martin Buber, Samuel Sandmel, Hans Joachim Schoeps, Schalom Ben-Chorin. Chez tous ces auteurs demeure l’idée que pour comprendre Paul il faut se référer à son arrière plan hellénistique. Deux sources de sa théologie sont privilégiées: 1°) ce qu’on désigne volontiers du terme ambigu de « gnosticisme »; 2°) le vaste et complexe domaine des religions à mystères. Ces deux milieux fourniraient, avec de restes de judaïsme, les éléments principaux de cette religion syncrétiste qu’aurait conçue l’apôtre: le gnosticisme lui aurait légué le cadre de sa pensée, le mythe d’un rédempteur cosmique, et les religions mystères, avec leur mysticisme d’union à la divinité et leurs rites d’initiations, la base de sa christologie, de sa sotériologie et de son sacramentalisme. Kaufmann Kohler, dans la Jewish Encyclopedia[7] [7],déclare:

« Paul était totalement un helléniste, par sa pensée et par ses sentiments., « 

et encore: « La conception de la foi nouvelle prêchée par Paul, à moitié païenne et à moitié juive… était totalement étrangère à la vie et à la pensée juives. »

Les auteurs moins radicaux insistent davantage sur son enracinement dans le judaïsme, mais le judaïsme hellénistique, celui de la diaspora. Paul n’invente pas véritablement, mais il incorpore dans son message les idées de ce judaïsme profondément marqué par son contact avec le milieu païen[8] [8]. Hagner note cependant chez les auteurs récents une tendance moins critique à l’égard de Paul. On va jusqu’à reconnaître l’authenticité de son judaïsme, même si certains éléments lui restent extérieurs. On juge qu’il est erroné de le rattacher strictement au judaïsme hellénistique de la diaspora: il appartient aussi, concède-t-on, au judaïsme palestinien. Cette évolution considérable s’explique par la conviction nouvelle chez les spécialistes qu’il est artificiel de séparer le judaïsme de la diaspora de celui de Palestine, car ce dernier subissait aussi l’influence du monde hellénistique. Paul n’est donc plus l’étranger au judaïsme qu’on se plaisait à dénoncer auparavant. Cet homme de dialogue qu’est André Chouraqui n’hésite pas à écrire:
De fait, Paul resta inébranlablement fidèle jusqu’à la mort au Dieu et au peuple d’Israël » et encore « La vision éblouie de l’apôtre des Gentils est claire: il s’agit, pour que s’incarne le salut annoncé par Iéshoua, de convertir les nations au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob[9] [9].

Demeure néanmoins la nécessité pour des savants juifs de trouver une autre origine pour des traits qui ne peuvent s’accorder avec les convictions du judaïsme palestinien, par exemple son attitude à l’égard de la loi. On en revient alors aux anciennes explications, l’influence de concepts appartenant au milieu païen ou encore le bouleversement introduit par l’expérience dramatique du chemin de Damas. L’animosité à l’égard du rôle de l’apôtre reste même vive chez certains. Hyam Maccoby publie à Londres en 1986 un livre au titre sans ambiguïté: Le faiseur de mythes: Paul et l’invention du christianisme [10] [10]. Paul serait le créateur des mythes de la divinité du Christ et de sa mort sacrificielle.

Dans sa conclusion, Hagner prend acte du réel effort consenti par les penseurs juifs récents pour comprendre Paul et le maintenir à l’intérieur du monde juif et même au sein du judaïsme palestinien. Paul serait, fondamentalement, resté loyal à l’égard de la religion de ses pères[11] [11], mais il aurait été dominé par le fardeau de la situation religieuse du monde païen. Dans son désir de faire du judaïsme une religion universelle, il aurait inventé, en quelque sorte, un judaïsme pour les païens. Mais ce jugement positif repose en partie sur une distinction entre Paul, l’homme, et le paulinisme, système théologique qui aurait radicalisé et déformé le Paul réel. La théologie de Paul telle qu’elle s’exprime dans l’ensemble du corpus paulinien demeure inacceptable. Seuls, des juifs devenus chrétiens peuvent situer Paul et son message relatif au Christ dans la droite ligne de l’accomplissement des promesses faites à Israël.

Pour la clarté de l’exposé, nous avons isolé la contribution juive à la réflexion sur le rôle de Paul. Dans la réalité, les interférences avec la recherche historique et théologique des spécialistes chrétiens ont été constantes. Avant le XIXe siècle, l’orthodoxie chrétienne postulait une continuité essentielle entre Jésus et Paul. Avec l’avènement de l’esprit critique et de l’ère du soupçon, de nouvelles possibilités s’ouvrent. On croit pouvoir découvrir derrière les textes le véritable Jésus et le véritable Paul. Ferdinand Christian Baur et l’école dite de Tübingen distinguent plusieurs théologies dans le Nouveau Testament et considèrent Paul comme un théologien original. Commence aussi la quête du Jésus historique. C’est l’école critique de l’histoire des religions qui fournit aux auteurs juifs des arguments en faveur d’un arrière plan hellénistique pour le paulinisme, et le Jésus dit historique est réinséré dans le milieu juif. La voie sera ainsi ouverte pour le développement que nous avons constaté dans les travaux juifs modernes: Jésus, dégagé de ce que les premières générations chrétiennes auraient inroduit, peut être dans une large mesure récupéré pour le judaïsme, mais Paul, créateur d’un véritable syncrétisme, reste une pierre d’achoppement même pour ceux qui admettent sa judéité et sa loyauté.

De nombreuses études ont été consacrées à la relation entre Jésus et Paul. Dans son survol de l’histoire du débat suscité par ce sujet, depuis Baur jusqu’à Bultmann, Victor Paul Furnish voit se dégager plusieurs positions[12] [12]:

Cette classification est utile, bien que les distinctions soient parfois quelque peu artificielles, par trop tranchées. En dehors d’un philosophe comme Nietzsche, les théologiens hésitent à couper totalement le lien entre Jésus et Paul. Ainsi Furnish range Maurice Goguel parmi les tenants du « développement illégitime ». Il faut nuancer. Goguel a précisément consacré sa thèse de licence à L’apôtre Paul et Jésus-Christ[13] [13] et on peut résumer sa position en quelques formules. Paul n’est ni un falsificateur, ni un créateur du christianisme, mais un créateur de la théologie, en particulier de la sotériologie et de la christologie. La nouveauté est née de « la nature des choses » (p. 368), essentiellement de la foi nouvelle en la résurrection, et de l’esprit systématicien de Paul. On peut parler d’évolution, de développement, où le facteur personnel a été déterminant. Faut-il regretter que ce premier théologien ait transformé la simple prédication du royaume en théorie du salut? Goguel estime que la théologie de Paul a joué un rôle positif en enfermant l’essence de l’Evangile dans des formules qui l’ont empêché de se perdre. Il faut savoir traverser ces formules pour arriver jusqu’à la réalité vivante, car, ajoute-t-il, en s’appuyant sur Schleirmacher (p. 376):

les doctrines théologiques n’ont en elles-mêmes aucune valeur, mais elles expriment des expériences religieuses qui sans elles risqueraient de passer sans laisser de traces durables.

Sous cet angle et avec ces réserves, une pensée libérale peut accepter qu’il n’y ait pas eu véritablement altération de la pensée de Jésus et que Paul ait été un homme « providentiel »[14] [14].

On pourrait faire des remarques comparables à propos de Bultmann. Tout en maintenant que Paul ne dépend pas de Jésus, Bultmann estime ne pas se contredire en signalant deux accords entre Jésus et Paul, qui sont loin d’être mineurs, un accord au sujet de la Loi, qui se résume dans l’amour, et un accord sur la situation de l’homme devant Dieu, un pécheur sous le jugement et le grâce[15] [15].

On le voit, même les théologiens les plus libérés par rapport aux certitudes traditionnelles de l’orthodoxie ne peuvent séparer totalement le Maître et le disciple.

II. Les données : le verdict des textes

Manifestement, la comparaison entre les évangiles, qui nous présentent Jésus, et les lettres de Paul est une tâche immense et délicate que nous ne pouvons qu’effleurer ici. La difficulté ne vient pas uniquement de la masse des documents, mais aussi des problèmes spécifiques qu’ils soulèvent. On le sait, les évangiles ont été soumis à une critique historique et théologique impitoyable et la distance est grande entre ceux qui leur accordent leur confiance comme sources d’information assurée sur le Nazaréen et ceux qui y voient les images diverses du Jésus telles que se les représentaient les générations chrétiennes postérieures. Pour Paul, à condition de ne pas trop solliciter le livre des Actes, dit-on, la situation est nettement plus favorable puisque la plupart reconnaissent l’authenticité d’au moins sept de ses épîtres. Selon le degré de confiance qu’on accorde aux évangiles comme sources d’information sur Jésus, les conclusions divergeront[16] [16]. Certains mettent en question le principe même de la comparaison directe, procédé par trop brutal à leur goût. Jean-François Collange et Alexander J.M. Wedderburn insistent sur le fait qu’entre Jésus et Paul il n’y a pas un vide, mais la tradition ou les traditions sur Jésus, donc un processus, avec des étapes; l’apôtre, pensent-ils, ne peut se comprendre que si l’on prend en compte cet « entre deux » auquel, en dépit de son originalité, l’apôtre est certainement redevable[17] [17]. Ceci dit, qui nous oblige à la prudence, une réponse sérieuse à la question posée ne peut se baser que sur une comparaison des textes.

A) Les différences

Elles sautent aux yeux! Quelle distance entre la parole si simple dans sa profondeur du prophète galiléen et les exposés surchargés de l’apôtre? Le ton n’est pas le même, les illustrations, plus nombreuses d’ailleurs dans les discours de Jésus, se rejoignent très rarement. Les genres littéraires sont si éloignés que la comparaison est malaisée. Nous ne connaissons la parole de Jésus que par ses brèves interventions et quelques discours plus longs. Paul rédige de vraies lettres, adressées à des communautés chrétiennes. Inutile d’allonger la liste de ces différences, d’autant qu’elle ne touchent qu’à la forme des messages. Et on peut sans effort leur trouver des explications. On ne peut s’attendre à ce que le fils du charpentier, même s’il a sondé les Ecritures et réfléchi à sa mission, s’exprime comme un pharisien élevé dans une métropole de la diaspora. Jésus a instruit la petite troupe de ses disciples, humbles travailleurs galiléens, et les foules palestiniennes. Paul enseigne des communautés de grandes villes où s’est imposée la culture hellénistique. A chacun le type de discours qui convient à son rôle comme à son milieu.

Plus encore, et là nous touchons au fond et pas seulement à la forme, les situations religieuses différent. Les temps ont changé! Entre le Jésus qui proclame l’Evangile du Royaume et Paul, des événements décisifs sont intervenus qui font que les perspectives sont nécessairement nouvelles. Tout d’abord, la mort tragique du Maître sur la croix, mort que, selon les évangiles, Jésus ne pouvait qu’annoncer brièvement, se heurtant d’ailleurs à l’incompréhension des disciples. Paul, lui, reçoit, la nouvelle de cette mort, déjà en tant que pharisien persécuteur, comme un fait accompli et lourd de conséquences. Puis la résurrection du Seigneur s’impose à lui, d’abord par l’apparition sur le chemin de Damas, puis par la parole de nombreux témoins oculaires[18] [18]. Vivre après le Vendredi Saint et Pâques, cela fait une différence! Prêcher après Pentecôte, c’est aussi une nouveauté: on ne s’étonne pas de la place que la pneumatologie occupe dans son enseignement, alors que l’Esprit n’avait pas encore été répandu pendant le ministère de Jésus. Paul intervient aussi après la naissance de l’Eglise comme communauté distincte, organisée. Il devra se situer par rapport à l’Eglise judéo-chrétienne en tant qu’apôtre des païens. Des discussions prendront place, des incompréhensions se manifesteront. Ses lettres reflètent ces problèmes et ont souvent un accent polémique. On ne peut donc être surpris de voir se développer des thèmes nouveaux et des présentations nouvelles de thèmes anciens.

Reconnaissons-le, on doit néanmoins constater un fait troublant: la quasi-absence, chez Paul, de renvois explicites à l’enseignement de Jésus et de rappels d’épisodes de son ministère. Certes, on peut faire état d’au moins deux recours indiscutables à des paroles de Jésus (la non sépartion des couples,1 Corinthiens 7:10-11, le salaire pour les ouvriers, 9:14)[19] [19] et on peut repérer, bien que cela fasse l’objet de discussions, d’assez nombreux échos ou allusions. On doit néanmoins admettre que Paul ne s’est pas donné pour mission de relayer auprès de ses lecteurs les discours de son Seigneur. Il n’a pas davantage cru bon d’évoquer ses oeuvres, ses miracles; il rappelle seulement l’institution de la cène. Pourquoi un tel silence? Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet. Voici les principales explications (pas toutes convaincantes!) de cette absence surprenante[20] [20]:

Paul s’inspire-t-il au moins de l’exemple de Jésus? Est-il disciple en ce sens là? Il affirme effectivement imiter le Christ[21] [21]; mais on s’aperçoit qu’il n’essaie pas plus de reproduire ses actions que ses paroles. Il ne copie pas le Maître, mais retient deux grands principes qui ont dominé l’attitude de Jésus: le consentement au sacrifice et le souci des déshérités. Il garde devant les yeux le Jésus qui de riche s’est fait pauvre[22] [22] et a donné un admirable exemple de douceur et de bonté[23] [23]. Paul reste conscient de la distance entre les situations et les statuts et ne tente pas une impossible plagiat. Il accueille et cultive les attitudes de base qui ont donné au ministère terrestre du Seigneur son émouvante grandeur.

B) Les correspondances

L’important n’est pas la similitude des formules et des présentations, ni même la reproduction exacte des thèmes, mais l’accord théologique. Est-ce la même bonne nouvelle que proclament Jésus et Paul, ou l’apôtre a-t-il dû créer un autre message pour un autre temps et un autre public? Les travaux n’ont pas manqué sur ce sujet. L’étude récente la plus complète est celle de David Wenham, Paul, Follower of Jesus or Founder of Christianity[24] [24]. Il y consacre plus de 400 pages. C’est une entreprise considérable où l’auteur signale qu’il fait confiance aux quatre évangiles pour retrouver le message de Jésus, écartant l’idée de l’influence massive d’interprétations postérieures introduites dans les textes. Il s’adonne à une comparaison systématique des deux enseignements. Il passe en revue les thèmes majeurs de l’enseignement de Jésus et tente d’en retrouver l’écho chez Paul, ou au moins d’établir des correspondances. Ainsi, il traite du Royaume de Dieu, de l’identité de Jésus, de la place de la croix, du rapport de Jésus avec la communauté, de l’éthique de l’amour, de l’eschatologie. Pour donner une idée de sa démarche, je retiens deux points de sa démonstration:

i) Concernant la personne de Jésus, Wenham voit les points de contact suivants: Paul fait usage de l’expression araméenne Abba par laquelle Jésus évoquait sa relation particulière avec le Dieu Père; l’autre terme araméen repris, maranatha , « viens, Seigneur! », appartenant à la prière chrétienne la plus ancienne, montre que le motif paulinien de la seigneurie de Jésus peut trouver là un arrière plan; la parole de Jésus sur la révélation des mystères aux simples[25] [25] a un écho dans plusieurs textes de Paul, en particulier 1 Corinthiens 1-4; le motif paulinien du nouvel Adam pourrait avoir un rapport avec le titre de Fils de l’homme que privilégiait Jésus; la rédemption par l’envoi du Fils de Dieu et par son sacrifice prêchée par l’apôtre reprend un aspect de la parabole des vignerons homicides.

ii) La place de la crucifixion. Le rappel par Paul de l’institution de la cène, même s’il l’a connue par la tradition liturgique, prouve un accord théologique fondamental sur le sens de la croix. Il a pu être influencé aussi par les paroles de Jésus sur la nécessité de se charger de sa croix, de perdre sa vie, ou encore sur le baptême dont il doit être baptisé et sur la coupe qu’il doit boire. Les disciples passeront aussi par ce chemin de mort, dit Jésus, ce qui annonce le motif paulinien de l’union au Christ. On peut encore prendre en compte l’influence de la déclaration sur la mort de Jésus comme rançon[26] [26].
Ces échantillons montrent l’effort courageux de l’auteur. Si certains de ses rapprochements paraissent discutables, et surtout difficiles à démontrer (l’auteur ne cache pas le fait que ses propositions font l’objet de discussions), l’impression d’ensemble demeure. Si l’on fait confiance aux textes, si l’on n’a pas d’a priori théologique qui prédispose à valoriser les différences et les oppositions, les correspondances sont nombreuses. Au cours des siècles, l’Eglise chrétienne a vécu de la certitude d’entendre dans le Nouveau Testament, avec son évidente diversité, une forte parole de son Seigneur et non l’offre d’un choix entre plusieurs messages.

Plutôt que cette recherche patiente de divers points de contact entre les deux enseignements plusieurs auteurs privilégient une enquête portant sur le coeur même des deux discours: quel est en est le centre? qu’est-ce qui permet d’affirmer une identité en profondeur? Ce centre, ni pour Jésus ni pour Paul, n’est pas saisi par tous au même lieu. Le plus souvent, on s’est attaché à une comparaison entre la prédication du Royaume de Dieu par Jésus et la doctrine paulinienne de la justification par grâce par le moyen de la foi, considérée comme la plus caractéristique de sa théologie[27] [27]. Selon Nils Dahl, ce qui caractérise le message et l’attitude de Jésus, c’est les béatitudes pour les malheureux, l’accueil des exclus tels qu’ils sont, sans exigence de pureté rituelle: c’est déjà la justification du pécheur que Paul proclame[28] [28]. A. J. M. Wedderburn rappelle que Bultmann avait reconnu un lien entre le concept de justice de Dieu et de justification chez Paul et celui de Royaume de Dieu chez Jésus[29] [29]. Il accepte ce rapprochement, mais insiste sur le fait que chez Jésus comme chez Paul les concepts visent non seulement l’action miséricordieuse et salvatrice de Dieu, mais aussi son effet dans la vie de ceux qui en bénéficient. En somme, le coeur de l’Evangile est présent chez Paul comme dans le discours du Maître: l’homme pécheur, qu’il s’agisse du dévoyé ou de l’homme le plus religieux, doit être réconcilié avec Dieu, et dans sa grâce ce Dieu juste et bon a offert l’intermédiaire adéquat dans la personne de Jésus, le Fils qui donne sa vie en rançon. Il suffit de venir à lui et de le suivre sur le chemin. Paul ne dit pas autre chose avec les doctrines de la justification et de l’union au Christ mort et ressuscité qui autorise une marche en nouveauté de vie.

III. Continuité et nouveauté

Qui est le fondateur du christianisme? Jésus, dira-t-on. Oui et non. Oui, si l’on veut dire que sans Jésus il n’y a pas de christianisme, que le nom de Jésus reste, à juste titre, la référence incontournable du discours des Eglises. Paul lui-même tourne sans cesse le regard de ses correspondants vers le Christ-Jésus « issu selon la chair de la lignée de David »[30] [30]. En dehors de lui, il n’y a pas de salut, pas de guide totalement fiable. Mais non, Jésus n’est pas fondateur, si l’on entend par là un créateur ex nihilo, un fondateur selon la définition du dictionnaire (Petit Robert): « Personne qui prend l’initiative de créer et d’organiser une oeuvre qui devra ou se trouvera subsister après lui ». L’oeuvre de Dieu dans le monde ne commence pas avec la naissance de Jésus. Jésus s’est inscrit lui-même dans un plan divin éternel. Associé depuis toujours à ce plan en tant que Fils, il s’est voulu tout au long de son ministère soumis en toutes choses à la volonté du Dieu Père. Il y a eu la longue préparation de la venue de Jésus dans l’histoire d’Israël, par le don des Ecritures. Et l’Eglise, en un sens, n’apparaît qu’après lui. Jésus n’est pas un innovateur absolu, mais avec lui advient une étape décisive, en vérité le centre, de l’histoire du salut. Désormais le peuple de Dieu est appelé à faire mémoire de lui et, par l’Esprit, à vivre de sa vie de résurrection. Fondateur n’est donc pas le meilleur terme et le « christianisme » est une entité bien floue. Il est plus juste et plus précieux de saluer en lui le Sauveur et le Seigneur de l’Eglise.

Le terme de fondateur convient encore bien moins pour l’apôtre Paul. Il n’a pas voulu, il n’aurait pas pu, prendre une initiative de ce genre. N’est-il pas le persécuteur qui a dû être saisi par Jésus-Christ, comme il le dit lui-même. Puis il a commencé par être à l’école des autres chrétiens, à Damas, à Jérusalem, par bénéficier du savoir des apôtres avant lui. Il déclare en 1 Corinthiens 15:11, à propos de l’Evangile de la résurrection, Evangile qu’il reconnaît avoir reçu avant de le transmettre[31] [31]: Que ce soit moi, que ce soit eux, voilà ce que nous proclamons et voilà ce que vous avez cru. Manifestement, il se veut disciple, même s’il n’emploie pas le terme, lui préférant celui de serviteur-esclave. Paul n’est pas fondateur, pas même « second fondateur » comme le présentait William Wrede dès 1904. On a proposé « créateur de la théologie »[32] [32] : c’est encore trop dire, car c’est porter atteinte à la contribution de ceux qui avant lui ou en même temps que lui ont réfléchi à la voie nouvelle. Mais il faut lui reconnaître une envergure exceptionnelle et un rôle déterminant à la fois comme penseur dans la situation nouvelle de l’après Pâques et de l’après Pentecôte et comme missionnaire par excellence dans le monde païen. Son apport est capital car il a su discerner trois dangers majeurs pour l’avenir du mouvement de Jésus. Le danger de l’enfermement dans la judaïsme auquel conduisait inévitablement la tendance judaïsante dans l’Eglise, celui d’un spiritualisme « enthousiaste » s’imaginant vivre déjà la plénitude des promesses et méprisant les réalités du monde actuel, et celui d’un intérêt pour Jésus cultivant le merveilleux et le périphérique représenté par les apocryphes chrétiens. En prêchant Jésus-Christ crucifié et ressuscité, à la fois Sauveur plénier et Seigneur porteur de l’espérance de l’accomplissement, il a sauvegardé l’essentiel. On peut le qualifier de gardien, de défenseur et d’orienteur, de véritable disciple qui ne se contente pas de répéter mais cherche à comprendre et à formuler pour les besoins de l’heure. L’Eglise a reconnu en lui non seulement un « homme providentiel », mais l’apôtre guidé par l’Esprit saint pour être un des poseurs du fondement inébranlable. Les théologiens ont recherché des formules qui évoquent les aspects apparemment contradictoires de sa relation à Jésus: « libre version et traduction fidèle » (Collange), « innovation fidèle » et « transfiguration par fidélité » (Perrot)[33] [33], « continuité et discontinuité » (Wedderburn). Cela fait penser à ce maître de maison dont parle Jésus « qui tire de son trésor du neuf et du vieux »[34] [34], mais ici le neuf n’est, en définitive, qu’un prolongement actualisant de l’ancien. Pour l’intervention décisive de Jésus par rapport au passé, il faut au moins trois termes: rupture, continuité, dépassement. Deux suffisent pour la relation de Paul au Jésus des évangiles, et nous privilégions: nouveauté dans la continuité.

 


S. Bénétreau est professeur émérite de Nouveau Testament, Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.
[1] [35] 1 Co 2:2.
[2] [36] Ph 3:10.
[3] [37] D. Flusser, Jésus (Paris: Seuil, 1970).
[4] [38] S. Ben-Chorin, Bruder Jesus (München: Paul List, 1967).
[5] [39] D. A. Hagner, « Paul in Modern Jewish Thought », Pauline Studies. Essays presented to F.F. Bruce, (Exeter: éd. D.A. Hagner et M.J. Harris, Pater Noster Press, 1980).
[6] [40] H. Graetz, Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten bis zur Gegenwart, 11 vol., Leipzig, 1853-1870, cité par D. Hagner, op. cit. , 144-145.
[7] [41] K. Kohler Jewish Encyclopedia, « Saul of Tarsus », 1905, p. 79-87, et « The Origins of the Synagogue and the Church », 1929, pp. 260-270; cf. D. Hagner, 148.
[8] [42] Ainsi J. Klausner (Hagner, p. 148) estime que Paul a vécu, pour l’essentiel, en milieu hellénistique, même s’il a passé quelque temps aux pieds de Gamaliel, ce qui l’a conduit à trahir le véritable judaïsme, celui qui restait vivant en Palestine.
[9] [43] A. Chouraqui, Jésus et Paul, fils d’Israël, (Aubonne: Editions du Moulin, 1988), 75 et 70.
[10] [44] H. Maccoby, The Mythmaker : Paul and the Invention of Christianity, (Londres, Weinfeld and Nicholson, 1986).
[11] [45] Rm 9-11!
[12] [46] V.P. Furnish, « The Jesus-Paul Debate: from Baur to Bultmann », Paul and Jesus, (éd. A.J.M. Wedderburn, JNST 37, Sheffield Academic Press, 1989), 47-48.
[13] [47] M. Goguel, L’apôtre Paul et Jésus-Christ (Paris: Fishbacher, 1904).
[14] [48] Dans son article de 1948 ( » De Jésus à l’apôtre Paul « , Revue d’Histoire et de Philsophie Religieuses 28, p. 1-9), Goguel défend la même thèse, écartant la solution prônée par A. Harnack qui voulait revenir à l’Evangelium Christi, la prédication du Royaume, au détriment de l’Evangelium de Christo, la doctrine paulinienne du salut réalisé par la croix. Pour Goguel, l’Evangelium de Christo est sorti de l’Evangelium Christi « comme la seule forme que pouvait prendre l’Evangile après que la prédication de Jésus ait été couronnée par sa mort » (p. 28). Mais il prend toujours ses distances à l’égard des « formules »: « Au reste ce ne sont pas les formules qui importent, mais les réalités spirituelles qu’elles expriment » (p. 29).
[15] [49] R. Bultmann, « La signification du Jésus historique pour la théologie de Paul », Foi et compréhension (Paris: Seuil, 1970), 211-239.
[16] [50] Si l’on ne privilégie pas une seul évangile, Marc le plus souvent, comme le témoin le plus ancien et le plus fiable, le champ de la comparaison devient aussi plus large et plus riche.
[17] [51] J.-F. Collange, De Jésus à Paul : l’éthique du Nouveau Testament, (Genève: Labor & Fides, 1980) insiste sur la dette de Paul à l’égard des « hellénistes » de Jérusalem et d’Antioche. Cf. A.J.M. Wedderburn, « Paul and Jesus : Similarity and Continuity », New Testament Studies 34, 1988, 161-182.
[18] [52] 1 Co 15:5-7.
[19] [53] La présence de ces deux renvois à Jésus est reconnue par des « minimalistes » tels que N. Walter, « Paulus und die urchristliche Jesustradition », New Testament Studies 31, 1985, pp. 498-522, et F. Neirynck, « The Sayings of Jesus in 1 Corinthians », The Corinthian Correspondance (Leuwen: Peeters, 1996), 172.
[20] [54] Sur ce sujet on peut consulter M. Thompson, Clothed with Christ. The Example and Teaching of Jesus in Romans 12.1-15.13, JSNT 59, Sheffield Academic Press, 1991, et J.D.G. Dunn,  » Jesus Tradition in Paul « , Studying the Historical Jesus. Evaluations and the State of Current Research, éd. B.C. Chilton et Cr. A. Evans (Leiden-New York-Köln: E.J. Brill, 1994).
[21] [55] 1 Co 11:1: « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ. »
[22] [56] 2 Co 8:9.
[23] [57] 2 Co 10:1.
[24] [58] D. Wenham, Paul, Follower of Jesus or Founder of Christianity (Grand Rapids: Eerdmans, 1995.
[25] [59] Mt 11:25-27; Lc 10:21-22.
[26] [60] Mc 10:45; Mt 20:28.
[27] [61] D’autres théologiens formulent différemment l’accord fondamental entre Jésus et Paul. Chr. Senft, Jésus de Nazareth et Saul de Tarse (Genève: Labor & Fides, 1985), le situe dans l’attitude à l’égard de la loi et dans l’exigence de l’obéissance. Wedderburn, op. cit., privilégie l’ouverture aux gens du dehors. St.J. Patterson, « Paul and the Jesus Tradition: It is Time for Another Look », Harvard Theological Review (1991: 84/1), 23-41, se concentre sur le radicalisme social. J.-F. Collange, op. cit., qui s’intéresse essentiellement au domaine de l’éthique, conclut à une traduction fidèle bien que libre du message de Jésus.
[28] [62] N. Dahl, « The Doctrine of Justification: Its Social Function and Implications », Studies in Paul: Theology of the Early Christian Mission (Minneapolis: Augsburg, 1977, cité par A.J. M. Wedderburn,  » Paul and Jesus : Similarity… « , 167.
[29] [63] A.J. M. Wedderburn,  » Paul and Jesus : The Problem of Continuity « , Paul and Jesus (éd A.J. M. Wedderburn, JNST 37, Sheffield Academic Press, 1989), 102.
[30] [64] Rm 1:3.
[31] [65] 1 Co 15:3.
[32] [66] M. Goguel, op. cit., p. 372.
[33] [67] Ch. Perrot, « Paul, le disciple du Christ ou l’inventeur d’une religion? », Conférence donnée au Centre Luthérien de Paris, Institut Catholique de Paris, 1984.
[34] [68] Mt 13:52.