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L’incarnation

L’incarnation

Gérald BRAY*

La Parole de Dieu qui est devenue chair en Jésus-Christ est aussi devenue papier et encre dans les paroles de la Bible. Les Saintes Ecritures sont la voix de Dieu pour l’Eglise, la Parole faite Ecriture. En tant que chrétiens, nous devons comprendre que la Bible a la même fonction pour nous que le corps incarné du Fils de Dieu pour les disciples.

La doctrine de l’incarnation appartient au noyau central de l’enseignement chrétien. C’est l’un des éléments du précieux capital doctrinal qui façonne notre vie chrétienne et, au-delà d’elle, témoigne des vérités immuables de l’Evangile dans notre société sécularisée. Noël, la fête de l’incarnation par excellence, est la fête la plus appréciée de l’année, qui, grâce à l’action commerciale, a même atteint des pays non chrétiens, comme le Japon. Au niveau théologique, tous les livres consacrés à Jésus de Nazareth nous rappellent l’importance de cette doctrine dans le débat contemporain.

Entre la prise en compte d’une fête chrétienne par le monde sécularisé et la réduction de l’incarnation à l’état de mythe, comme le fait la critique selon Bultmann, se trouvent de nombreux appels à axer davantage la foi sur l’incarnation. L’Evangile social du « libéralisme » des années 20 se prolonge, aujourd’hui, dans un Evangile « horizontal », humaniste et politique.

La doctrine de l’incarnation, plus peut-être que toute autre doctrine, devrait faire l’objet d’une réflexion dans tous les compartiments de la vie de l’Eglise. Dans la Bible, elle est évoquée indirectement dans les évangiles de Matthieu et de Luc; il en est question aussi dans plusieurs épîtres de Paul (Philippiens 2:5-11, Colossiens), dans l’épître aux Hébreux, sans oublier plusieurs autres passages. Pourtant, depuis l’époque de l’Eglise primitive jusqu’à aujourd’hui, l’attention se focalise sur le fameux prologue du quatrième évangile, en Jean 1:14: la Parole s’est faite chair. Le propos de Jean, à la fois direct et obscur, nous interpelle et nous intrigue. Que peut-il signifier, en affirmant que la Parole, essentiellement immatérielle, est devenue chair? Le texte ne se prêtant guère à une interprétation allégorique ou typologique, quel pourrait bien en être le sens littéral?

La nécessité de procéder prudemment est d’autant plus grande si nous nous souvenons que les controverses christologiques des premiers siècles – qui ont abouti à la définition célèbre mais largement critiquée depuis le Concile de Chalcédoine (en 451) – constituent, pour une grande part, une tentative d’explication correcte de ce verset. Athanase (296-373) le considère comme la clé de la christologie, et les générations suivantes le considèrent comme la source inattaquable de l’orthodoxie. Tout un système théologique a été construit sur la polarité de la Parole et de la chair, lequel, à quelques détails près destinés à la clarifier, demeure la pierre de touche de la saine doctrine encore de nos jours.

La large reconnaissance dont cette doctrine a fait l’objet a été rendue évidente récemment par la violence des réactions suscitées par l’affirmation que l’incarnation ne serait qu’un « mythe ». La controverse a révélé combien le dogme orthodoxe de l’incarnation a de profondes racines, même aujourd’hui. Mais elle a également montré que, pour de nombreux croyants, la foi en l’incarnation est plus souvent passive qu’active, plus traditionnelle que vitale. Certes, s’attaquer à la doctrine de l’incarnation est un sacrilège, mais la défendre de manière cohérente et adéquate est une tâche qui dépasse les possibilités de la plupart des gens (et, il faut le dire, ne les intéresse pas). Comme pour bon nombre de repères familiers de la foi, on reconnaît intuitivement l’importance de cette doctrine sans en comprendre pleinement le sens. Ce que Christ a fait (sur la croix) a plus de valeur dans l’immédiat que ce qu’il était.

Il est toujours plus facile de raconter une histoire que d’expliquer un concept, et l’incarnation en a été l’une des premières illustrations. A Noël, comme cette doctrine peut difficilement être évitée, la prédication cède souvent la place à des sketch joués par les élèves de l’école biblique; d’ailleurs, les personnes qui sont sur les bancs, en cette occasion, ne désirent pas être tirées de leur sentimentalité de circonstance et invitées à une réflexion sérieuse. L’incarnation se trouve étouffée par un bon vouloir pieux, et l’Eglise elle-même permet que ses fondements doctrinaux soient minés par un folklore ignorant.

Certes, il n’est jamais facile de résister aux tendances du jour, mais il faut pourtant essayer. Dans le livre de prières couramment utilisé dans les églises anglicanes, les lectures pour le jour de Noël sont Hébreux 1 et Jean 1, ce qui rappelle clairement que l’événement célébré a son origine non dans une étable à Bethléhem, mais dans le plan éternel de Dieu, révélé maintenant en Christ, la plénitude de la Révélation divine faite aux hommes. Nous n’avons pas affaire, ici, à un accident, ou à un événement simplement extraordinaire. L’incarnation du Christ revêt une très profonde signification spirituelle et historique. Dieu qui, « à plusieurs reprises et de plusieurs manières », a parlé aux anciens par ses prophètes, nous a parlé par son Fils, « en ces jours qui sont les derniers »! La venue du Christ est le début du dernier acte de l’oeuvre divine de salut. « Les derniers jours » sont arrivés, signalés non par la menace de la destruction nucléaire, mais par la naissance de Jésus-Christ, le Fils de Dieu! La terreur du jugement et la promesse de rédemption se rejoignent dans la dernière révélation de Dieu à son peuple.

Quand Dieu a choisi de s’incarner, nous remarquons qu’il l’a fait en tant que Parole. On a beaucoup écrit sur le Logos de Dieu, et l’on sait que ce mot grec signifie esprit, pensée et raison plutôt que parole (qui se dit lexis en grec). Mais, quelle que soit la traduction adoptée, il est impossible d’évacuer le fait que le Logos représente une réalité intellectuelle plutôt abstraite. De nombreux chercheurs l’ont mis en parallèle avec les concepts platoniciens ou stoïciens de l’Esprit suprême, et ceci a conduit à l’accusation que le début de Jean et la doctrine de l’incarnation seraient, tous les deux, des exemples de l’influence grecque sur la piété chrétienne. Il n’est pas nécessaire d’examiner en détail chaque argument; il suffit de relever que ce qui est arrivé au Logos, à savoir qu’il est devenu chair, écarte toute possibilité d’une quelconque influence de la philosophie grecque.

C’est un axiome fondamental de toute école philosophique grecque que le spirituel et le matériel ne peuvent, en aucun cas, se confondre. Même le stoïcisme, qui soutient que l’esprit est une forme hautement raffinée de la matière, ne peut s’accommoder d’un tel changement. De toute façon, la philosophie grecque « fonctionne » essentiellement en termes de nature(s), ce qui implique que, pour que le Logos devienne « chair », l’essence divine soit chimiquement transformée en chair humaine. Une telle transformation, même si elle était possible, signifierait que le Logos cesse d’exister en tant qu’entité distincte, de même qu’une chenille est détruite en se transformant en papillon. Si un tel changement s’était produit dans le Logos, il aurait été impossible de « contempler sa gloire », comme le texte dit que les disciples l’ont fait. Il n’y a donc aucune raison de supposer que le texte reflète une quelconque influence philosophique.

En fait, comme les Pères de l’Eglise l’ont bien compris, l’incarnation ne peut pas être expliquée seulement en termes de nature. En Christ se trouvent deux natures, comme l’affirme la définition de Chalcédoine, et celles-ci n’ont entre elles « ni confusion, ni transformation ». Chacune des deux natures, la divine et l’humaine, conserve intactes ses propriétés particulières, sans que l’une n’altère l’autre. L’union des deux, et donc le « a été fait » de Jean 1:14, ne peut être comprise qu’en termes de personne. La Parole n’est pas une chose, mais le Fils de Dieu, la deuxième personne de la Trinité. En devenant chair, cette personne a pris sur elle une nature humaine, non pas en abandonnant sa divinité, chose impossible, mais en y ajoutant une deuxième nature. Pour reprendre les paroles du Symbole d’Athanase:

Bien qu’il soit Dieu et homme, il n’y a pas cependant deux Christ, mais un Christ;

un, non parce que la divinité a passé dans la chair, mais parce que l’humanité a été assumée en Dieu: un absolument, non pas un mélange de substance, mais l’unité de personne.

La chair, dans ce contexte, signifie la nature créée d’Adam. Il faut comprendre qu’en elle-même la chair n’est ni pécheresse, ni en train de pécher. Il est bien vrai que Jésus est venu « dans une chair semblable à celle du péché » (Rm 8:3); cela signifie non pas qu’il a été pécheur, mais qu’il a eu la même nature qu’Adam qui, lui, a péché. Cela était nécessaire, car sinon il n’aurait pas pu devenir péché pour nous sur la croix. Le péché ne constitue donc pas une caractéristique qui peut affecter toute chose naturelle, simplement parce qu’elle a été créée. Le péché est un acte personnel de désobéissance qui a placé Adam dans son état d’après la Chute, dont tout être humain a hérité. A de nombreuses reprises le Nouveau Testament utilise le mot chair pour décrire l’homme dans son état déchu, mais alors ce terme a une signification spirituelle, non physique.

Pourtant Jean 1:14 utilise le mot « chair » dans sa signification physique, comme cela apparaît dans la phrase « nous avons contemplé sa gloire ». Au niveau purement naturel, il aurait été tout à fait impossible à quiconque de contempler la gloire de la Parole dans la chair humaine de Jésus. Nous savons cela par les évangiles. Jésus a grandi à Nazareth, et quand il a commencé à prêcher, les habitants de son village l’ont rejeté. L’ayant connu depuis toujours, ils ne pouvaient pas accepter qu’il soit prophète et maître, comme il le prétendait. Nicodème a reconnu que Jésus était un « docteur venu de Dieu » à cause de ses miracles, mais il était encore très loin de contempler sa gloire, comme Jésus lui-même l’a souligné.

Quant à ceux qui ont fini par comprendre, comme Pierre, Jésus a précisé que leur compréhension n’était pas naturelle, à la portée de toute personne intelligente dotée de discernement, mais plutôt une révélation spéciale venant de Dieu (Mt 16:17). Contempler la gloire de la Parole a été un privilège accordé à un petit nombre de personnes, et nous ne devons jamais oublier que ce petit nombre était constitué d’hommes et de femmes touchés par l’Esprit de Dieu.

La confession de Pierre et, encore plus, le fait que le verbe contemplé soit au passé nous amène à la question qui est, peut-être, la plus fréquemment posée par des chrétiens au sujet de l’incarnation: les disciples ont-ils été spécialement privilégiés pour avoir vu le Fils de Dieu dans sa chair humaine? Ont-ils eu ainsi une expérience du Christ qui sera à jamais refusée à tous ceux d’entre nous qui vivent après eux? Combien de fois nous sommes-nous imaginés que nos doutes et nos craintes de croyants n’auraient pas existé si seulement le Maître était avec nous comme il l’a été avec les disciples!

Cela a, sans aucun doute, été un grand privilège de vivre auprès de Jésus, et nous ne devons jamais oublier l’importance de cela pour le témoignage rendu par les Apôtres. Lorsqu’ils ont dû désigner un remplaçant pour le traître Judas, ils ont insisté pour que l’homme choisi ait connu Jésus depuis le début de son ministère (Ac 1:21-22). Les évangiles eux-mêmes sont des récits de témoins oculaires des événements racontés, et personne ne voudrait contester qu’ils occupent une place spéciale, même dans l’ensemble des Ecritures inspirées. Pourtant, ces mêmes évangiles nous donnent l’assurance, dont nous avons besoin, que cette supériorité des disciples n’a, en fait, qu’un petit fondement. Dans un certain sens, les évangiles forment un inventaire d’échecs plutôt décourageant: la non-compréhension de l’enseignement de Jésus, la désobéissance à ses commandements, la trahison de Pierre et des autres lors du procès et de la crucifixion. Comment ne pas s’attendre à un autre comportement de la part de ceux qui ont contemplé la gloire du Fils de Dieu? Ces hommes ont été mis à part comme apôtres, mais ils nous ressemblent en ce que leur expérience est exactement celle de tout croyant.

Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi? La réponse ne se trouve pas tant dans le fait que les apôtres étaient pécheurs, bien qu’il ne faille jamais oublier qu’ils l’étaient, que dans la gloire de la Parole, qui vient à nous comme elle est venue à eux. Jésus-Christ n’est plus présent, avec nous, dans la chair, mais la signification de Jean 1:14 n’en est que plus profonde. Sauf à la fin, ce verset ne parle pas, comme on aurait pu s’y attendre, du Fils de Dieu. L’accent est mis sur la Parole, ce qui relie la pensée du texte avec la révélation. Ce point extrêmement important a été compris par Karl Barth bien que, hélas, il n’ait pas su en tirer une bonne conclusion.

La Parole de Dieu qui est devenue chair en Jésus-Christ est également devenue papier et encre dans les mots de la Bible. Les Saintes Ecritures sont la voix de Dieu qui s’adresse à l’Eglise, la Parole « in-scripturée ». En tant que chrétiens, nous devons comprendre que la Bible a la même fonction pour nous que le corps incarné du Fils de Dieu pour les disciples. Autrement dit, notre doctrine de l’Ecriture n’est pas une abstraction philosophique fondée sur une notion païenne d' »inspiration », mais découle plutôt de la christologie. L’enseignement relatif au Christ peut, et doit être appliqué aussi à la Bible. Comme le Christ est une personne divine ayant deux natures, l’une divine et l’autre humaine, la Bible est la voix de Dieu à la fois divine et humaine. Ces deux natures ne se confondent pas; elles sont liées par la voix divine qui parle dans et à travers le texte.

En outre, de même que la révélation de la divinité de Christ a été un don de Dieu et non le résultat de recherches humaines, de même nul ne peut reconnaître les Ecritures comme la Parole de Dieu si ce n’est par le témoignage de l’Esprit. Calvin a vu cela très clairement quand il a dit que c’est le témoignage intérieur du Saint-Esprit qui nous certifie la vérité de la Bible, quoique, et c’est dommage, il n’ait jamais, semble-t-il, appliqué cela à sa christologie, du moins explicitement. De nos jours, bien sûr, d’autres théologiens l’ont fait.Tout comme Satan a cherché à tenter Jésus en lui suggérant de révéler sa gloire d’une mauvaise manière, ces hommes jouent avec les Ecritures dans une tentative désespérée d’en découvrir les secrets. Ils ne trouvent rien, bien sûr, pas plus que le médecin qui aurait examiné les entrailles de l’homme Jésus. La Bible n’est qu’un livre humain pour ceux qui sont privés des yeux de la foi.

Maintenant, c’est dans la Bible que nous contemplons la gloire de la Parole. Si nous n’avons pas compris l’enseignement de Jésus à cet égard – « les Ecritures rendent témoignage de moi » (Jn 5:39) – nous n’avons pas encore commencé à lire les Ecritures avec l’esprit du Christ. Nous n’avons même pas commencé à percevoir l’importance de l’incarnation pour nous aujourd’hui. Il est séduisant de croire que l’Eglise est la continuation historique du Christ incarné, mais cette idée n’est pas confirmée par l’Ecriture. Comme Augustin l’a remarqué, le corps du Christ est au ciel, et là où se trouve la tête, les membres doivent y être également. La notion plus « libérale » qui considère que Jésus, rempli de l’Esprit saint, est l’archétype d’une vie d’abnégation et d’obéissance exigée des disciples de Jésus relève de l’illusion. Ceux qui ont pu contempler sa gloire ont aussitôt été conscients du gouffre qui les séparait de lui; pas question d’imitation humaine pure et simple.

L’incarnation a pour nous l’importance d’une vérité vitale (à distinguer de son importance historique pour le déroulement du plan divin du salut), puisqu’elle confirme les Ecritures et nous montre comment les comprendre. A maintes reprises, il nous est dit que Jésus a fait telle ou telle chose « pour que les Ecritures soient accomplies ». A maintes reprises, on trouve dans les évangiles les paroles du Christ qui nous indiquent la vraie signification de la Bible, à savoir rien de moins que la révélation de son message et le compte rendu de son oeuvre. Telle est la véritable importance de cette doctrine au niveau pratique. La Parole de Dieu continue à habiter parmi nous! Que Dieu nous accorde à nous aussi de contempler sa gloire et de discerner, dans les pages de l’Ecriture, la voix de celui qui est le Fils unique venu du Père.

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* G. Bray est professeur d’histoire de l’Eglise à la Samford University (Birmingham, Alabama, Etats-Unis). Il est l’auteur de The Doctrine of God (Leicester: IVP, 1993) et, plus récemment, d’un ouvrage magistral, Biblical Interpretation Past and Present (Leicester: Apollos, 1996). Ce texte a été traduit de Evangel, la revue de Rutherford House (Edimbourg, printemps 1989), par Alison Wells.